Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 23
Un autre modèle probable de Boule de suif
Tous les auteurs de romans ou de nouvelles ne possèdent pas nécessairement une imagination débordante. Quelques-uns désirant se montrer proches de la vie réelle et de ses surprises, ont souvent besoin qu’on leur souffle un sujet ou d’être eux-mêmes frappés par un fait divers découvert dans un journal. Ils peuvent ensuite les modifier à leur gré. Parfois, après eux, pour les plus renommés, l’histoire littéraire se met à la recherche de leurs sources initiales et possibles. L’exemple le plus célèbre à ce sujet concerne Madame Bovary avec les époux Delamare de Ry qui ont dû servir de canevas au romancier. Depuis 1890, presqu’un siècle, à cause de l’article de Georges Dubosc, paru dans le Journal de Rouen, il en est ainsi. Après lui, plusieurs autres plumes normandes ont proposé d’autres origines possibles, avec d’ailleurs beaucoup moins de succès.
Ce qui est arrivé au roman de Flaubert est également survenu à quelques nouvelles de Maupassant d’origine normande. Il semble que les auteurs de cette province aient besoin de prendre leurs sources dans la réalité vécue, ce sont toujours des réalistes même s’ils s’en défendent. Au point que Georges Pellissier dans son ouvrage consacré au Mouvement littéraire contemporain écrivait sur Maupassant, en 1901 : « Il n’invente presque rien, il ne fait que traduire. Nous savons comment s’appelait de son vrai nom tel des personnes qu’il nous présente, en quel lieu s’est passée l’histoire qu’il nous propose… Passif et neutre, Maupassant représente les choses vues avec une parfaite exactitude. » De nos jours l’histoire littéraire serait moins affirmative. Ceux qui ont connu Maupassant sont unanimes à lui reconnaître une imagination moyenne. Il aimait être émoustillé par quelque fait original ou cocasse de la vie courante, pour le broder, l’embellir ou le dénaturer selon sa fantaisie. Il quêtait des sujets et avait ses pourvoyeurs. Le comte italien Umberto cite plusieurs origines de ses nouvelles dans son ouvrage Souvenirs sur Maupassant, paru en 1905. Il était bien renseigné et avait rencontré plusieurs fois la mère de Guy sur la Côte d’Azur, à qui son fils s’était souvent confié et aussi grâce à plusieurs correspondants rouennais comme Robert Pinchon et Edmond Perrée.
Pinchon avait été son camarade au Lycée de Rouen, après son éviction du collège ecclésiastique d’Yvetot pour des poésies trop légères. Il l’avait retrouvé à Paris et participait avec lui aux dimanches de canotage sur la Seine. Pour des raisons familiales ou de respectabilité rouennaise, il s’est toujours montré réticent dans ses déclarations, alors qu’il savait tant de détails sur leurs aventures passées et l’on sait que rien ne vaut l’écrit pour la postérité. Quant à l’autre rouennais ayant correspondu avec Umbroso, il s’agit d’Edmond Perrée. Il avait donné en 1902, un article sur les probables origines de Boule de Suif qui connut à Rouen et ailleurs, un grand succès. Maupassant et son supposé modèle rouennais étaient morts. Le champ était libre et des langues purent se délier. Edmond Perrée, que j’ai connu à la fin de sa vie avant 1939 (1) fut, pendant une quarantaine d’années, bibliothécaire-archiviste de la Chambre de Commerce de Rouen. Il écrivit avec Boule de Suif, le seul article littéraire de son existence. En 200 lignes, il rapporta ce qu’on lui avait dit, suite de bruits qui avaient dû courir dans la ville au moment de la parution de la nouvelle. Il s’agissait d’une fille entretenue, Adrienne Legay, laquelle aurait été la malheureuse victime et l’héroïne de ce dévouement patriotique. Il envoya son article au Figaro de Paris qui l’inséra aussitôt. Les quotidiens français et étrangers le reprirent également et même les journaux rouennais. Ceux-ci en 1880, s’étaient bien gardés de parler des Soirées de Médan et de la Nouvelle de Maupassant qui devait assurer le succès du livre. Edmond Perrée à sa grande surprise reçut 200 francs or, pour l’envoi de cet article. Les Rouennais, s’ils se confient peu, aiment tout savoir. Jamais, il ne voulut donner la source de ses renseignements. La Normandie Illustrée le republia en 1937 sans aucune modification. Edmond Perrée était encore vivant et ce qui pouvait être gênant en 1902 ne devait plus l’être vingt-cinq ans plus tard. En 1880, Adrienne Legay se défendait d’avoir été la jeune femme en question et d’avoir été la malheureuse victime d’un officier prussien. On ne la crut guère, y voyant peut-être un souci de conscience professionnelle ou d’honneur à la française.
Elle était une de ces Rouennaises à la vie discrète, entretenue largement et n’ayant apparemment qu’un protecteur fortuné en titre. Cauchoise d’origine, elle était née à Életot en 1842, un village côtier entre Étretat et Saint-Valery (2). Ses parents tenaient le seul café-épicerie du village et ils avaient de nombreux enfants. Avec la disparition du filage du coton à domicile, les filles aussitôt leur première communion n’avaient d’autres possibilités que de devenir servante dans une ferme, ou d’aller dans une filature mécanique s’il y en avait une dans les alentours, ou de devenir domestique dans une maison bourgeoise avec fort peu de liberté. Par quelle filière est-elle venue jeune à Rouen ? Il était fréquent que les riches bourgeois rouennais ou havrais, louant pour l’été ou possédant des châteaux le long de la côte, aimassent repartir avec une jeune villageoise qu’ils pourraient former et modeler à leur guise pour leur service domestique.
À moins de vingt ans, elle était la maîtresse d’un jeune officier de cavalerie de la garnison, qui l’abandonna bien entendu, quand il dut changer de quartier. Elle fut rapidement reprise par un négociant en mercerie de la rue aux Ours qui devait tomber en faillite après la guerre de 1870. Ce riche commerçant aurait été mobilisé au Havre, en 1870, et Adrienne y serait allée plusieurs fois. Ce serait au cours d’une de ces expéditions rendues plus difficiles par l’occupation prussienne que l’événement repris par Maupassant aurait eu lieu.
Il ne faut pas considérer Adrienne Legay comme une prostituée de maison close ou de trottoir, mais appartenant à une catégorie jugée supérieure, celle des filles entretenues et qui étaient fort nombreuses quand l’industrie du coton était prospère. Elles avaient un appartement et de beaux meubles, travaillant peu en attendant l’amant. En 1870, elle avait 28 ans, le bel âge, comme disent en souriant les paysans normands. Par la suite, elle dut perdre son pouvoir de séduction, et quand l’âge fut venu, elle acheta un café dans le quartier chaud de la ville, fit rapidement faillite, alla trouver l’un de ses frères à Honfleur, s’ennuya de Rouen et y revint. Elle devint couturière, travailla dans un atelier de confection, se piqua à la morphine, et se suicida en 1892. Elle a laissé le souvenir d’une fille au grand cœur, dévouée aux autres. À une de ses camarades mourant de la tuberculose elle promit d’élever son fils pour qu’il ne parte pas à l’Assistance Publique, ce qu’elle fit, l’élevant fort bien, lui faisant continuer ses études, le plaça et quand il passa le conseil de révision, il connut ses origines et refusa net de revoir celle qui l’avait élevé. Grandeur et décadence. Aucune surprise que sa déchéance progressive et ses peines de cœur l’aient conduite au suicide après la drogue.
Deux autres Rouennais ont aussi parlé d’elle et de ses malheurs : Henri Bridoux qui l’avait bien connue et Gabriel Reuillard plus tard. Bridoux connaissait bien Maupassant (3). Il a raconté qu’un soir étant avec lui, au cours d’un de ses rares retours dans la ville, ils allèrent avec d’autres amis, sur la rive gauche, au théâtre Lafayette donnant toujours des variétés plutôt lestes. Adrienne Legay, encore entretenue, y allait souvent. Bridoux la reconnut et indiqua à Maupassant, celle qui avait dû lui servir de modèle sans la connaître pour un événement de sa vie. Quelques moments après Maupassant se rendit à sa loge, la salua galamment et lui parla longtemps. À la fin du spectacle, il l’emmena au restaurant et Bridoux raconte que Maupassant ne voulut pas lui donner quelques détails sur leur curieuse conversation. Gabriel Reuillard, plus jeune avait des détails sur elle par son père qui avait meublé son appartement de Saint-Sever (4). On pense que cette aventure lui avait été connue par son oncle Cord’homme. On n’a aucun portrait d’elle et si Adrienne Legay qui comme toutes les Cauchoises devaient être fortes de poitrine répondait à ce que Maupassant a écrit : « … petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue tant sa fraîcheur faisait plaisir… » portrait chargé et ironique, tout à l’image des caricatures d’alors représentant la jeune fille allemande, telle qu’on la supposait dans les années qui suivirent l’occupation de 1870, et que la population française était encore sous le fait d’un orgueil blessé et d’une idée de revanche.
Edmond Perrée a certainement été honnête dans son récit. Ses curieux informateurs ont dû chercher après 1880, une fille légère de Rouen qui répondait aux caractéristiques de la nouvelle et ils durent trouver qu’Adrienne Legay répondait le mieux à ce modèle. Elle fut sans doute victime d’une erreur littéraire et visuelle, car elle s’est toujours défendue d’avoir été la victime en question. Si Edmond Perrée n’avait pas écrit son article sous la foi de son informateur (était-ce Cordhomme ? qui semble n’avoir eu, aucun succès désiré, auprès d’elle.) personne n’aurait connu la lamentable vie d’Adrienne Legay.
***
La piste d’Adrienne Legay fut-elle une erreur ? On peut se le demander depuis l’année dernière. M. Richard Bolster a publié en 1984, dans la Revue d’histoire littéraire de la France (5) un curieux article qui l’a rendu perplexe, mais pour nous convaincant… Il a découvert dans le Journal du Havre du 7 janvier 1871, une lettre d’un lecteur qui modifie sensiblement l’opinion que l’on pouvait avoir sur Adrienne Legay. Cette lettre fut reprise quelques jours plus tard dans le Journal de Bordeaux. La région havraise n’a pas été occupée par les troupes prussiennes en 1870. La vie y continua comme à l’habitude. Les journaux y parurent sans aucune censure. Il n’en était pas de même à Rouen, occupé dès le début de décembre. Les quotidiens ne voulurent point paraître et ne recommencèrent qu’après l’armistice du 28 janvier et seulement à cause de la campagne électorale. Les journaux rouennais, même s’ils l’avaient voulu se seraient bien gardés de reprendre cet article, à cause de la censure allemande, si bien que la population rouennaise n’a rien su, tandis qu’il faut penser que par terre ou par mer, les journaux ont continué leurs échanges habituels et que ceux de Bordeaux ont reçu ceux du Havre et qu’ils l’ont publié sous un autre titre : « Galanterie prussienne » mais sans aucun changement. La lettre est d’un témoin oculaire.
Une nouvelle atrocité des Prussiens.
Mes chers amis,
Sous le coup de l’imagination la plus vive, je viens vous raconter une infamie nouvelle des Prussiens dont j’ai été témoin dans mon voyage.
Vous savez sans doute que les Prussiens ont permis l’établissement d’un service de diligences entre Rouen et Dieppe. J’ai usé de ce mode de diligence pour me réfugier au Havre. Sauf quelques désagréments tout alla bien jusqu’à Tôtes. Là, le conducteur reçut du poste prussien l’ordre de s’arrêter. L’officier qui commandait ce détachement nous demanda brutalement nos papiers.
Parmi nos compagnons de voyage se trouvait une jeune et charmante femme que les façons de l’Officier paraissaient fortement impressionner. À peine, le blond prussien germain eut-il jeté les yeux sur le passeport de la voyageuse qu’une méchanceté diabolique se refléta sur ses traits. Il venait d’apprendre que notre compagne était artiste dramatique.
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Dès lors, il n’accorda plus qu’une médiocre attention aux autres passeports et il dit à l’actrice :
Madame, vos papiers ne sont pas en règle, il faut me suivre. En vain, l’actrice essaya des explications. Le Prussien ne voulut rien entendre et cria au conducteur : Vous ne repartirez que dans quatre heures.
Plus morte que vive, l’actrice fut bien obligée de se soumettre à la force et de suivre son insolent conducteur dans l’auberge voisine (7) gardée par un poste nombreux.
Forcés d’interrompre notre voyage, nous attendîmes patiemment pendant quatre mortelles heures, nous garantissant du froid, le mieux possible.
Cinq heures, six heures se passent, l’officier ne reparaît pas. Notre inquiétude devint telle que nous prenons la résolution d’aller demander des explications au poste prussien, qui, pour toute réponse, nous présente la pointe des baïonnettes.
Bref, ce n’est que le lendemain matin à neuf heures, que notre compagne de voyage nous fut rendue. Ses traits étaient défaits. Elle pleurait à chaudes larmes et c’est au milieu de sanglots qu’elle put s’écrier : Mon dieu, je suis perdue ! On comprend que nous n’ayons pas voulu augmenter cette douleur en lui demandant des explications trop faciles d’ailleurs à deviner.
L’Officier, d’un air de triomphe bestial, ordonna au conducteur de partir, du même ton dont il aurait commandé la charge en douze temps. Enfin nous pûmes arriver à Dieppe où nous avons laissé la pauvre jeune femme dans un état à faire pitié. Si violent était son désespoir que nous craignons vraiment pour sa raison.
Cette jeune actrice appartenait au théâtre de Rouen et même, si je ne me trompe pas, elle a dû faire partie, il n’y a pas bien longtemps de la troupe du Havre où, elle s’est toujours fait remarquer sur la fidélité de sa vie.
Votre ami.
Il est assez curieux que le Journal du Havre l’ait publiée alors que des troupes françaises montaient la garde à une trentaine de kilomètres de la ville et qu’elle était menacée d’être investie. C’était de sa part, une sorte de défi moral. Cette lettre ne pouvait que renforcer l’aversion de la population à l’égard des Prussiens et de leurs méfaits colportés sous le manteau.
Son ton et son style dénotent un civil moralement outré de cette attitude d’un officier ennemi. Il semble bien qu’elle a dû servir plus tard de trame à Maupassant pour sa nouvelle de Boule de suif.
A-t-il connu en janvier 1871 cette lettre ? Probablement, sinon certainement. Elle pose incidemment son problème militaire qui est toujours demeuré trouble. Fut-il un franc-tireur comme plusieurs de ses nouvelles le laissent supposer ? C’est plus que douteux. Il avait alors vingt ans, quand il connut le désastre de Sedan et la perspective de l’occupation. Il alla s’engager à la mairie de Criquetot-l’Esneval au début de septembre et partit le lendemain pour Le Havre., devançant l’appel normal de sa classe. Geste patriotique ou geste raisonné. Il n’a pu s’engager pour la durée de la guerre, ce qui n’était pas admis, mais pour cinq ans. Au point que la paix signée, il demanda à son père de lui trouver un homme de remplacement. (8)
Par un article récent de Raymond Lindon qui fut maire d’Étretat, on sait qu’il fut soldat de 2e classe à la 2e section des commis aux écritures de l’Intendance militaire, section qui devait comme port dépendre supérieurement de Cherbourg. Le seul bénéfice de l’engagement était de pouvoir choisir son arme et son régiment. Dans cet article paru dans Paris-Normandie en 1980 sous le titre Il y a cent ans, cet auteur écrit qu’il obtint de nombreuses permissions. Il venait les passer chez sa mère à Étretat à une vingtaine de kilomètres. Cette abondance de permissions finit par irriter l’Intendant de la 2° division du Havre. Il écrivit au maire d’Étretat le 10 mars 1871 le priant « de bien vouloir avertir le soldat Maupassant d’établir une copie de chacune de ses permissions et de ses obligations qu’il avait obtenues du Commandant Supérieur du Havre pour en jouir au dit lieu. » Ces copies devaient être certifiées par le maire et expédiées sous son couvert. Tout oblige à penser qu’il fut plus un tire-au-flanc qu’un foudre de guerre. Il a donc vécu toute cette période soit au Havre soit à Étretat. Par conséquent il a dû lire cette lettre parue dans Journal du Havre et s’en rappeler l’esprit dix ans plus tard.
Ce fait a dû le frapper et l’irriter. Il ne l’a sans doute pas relu lorsque Zola lui a demandé de participer aux Soirées de Medan (8) mais il a dû s’en souvenir et centrer également sa nouvelle sur Tôtes. Il a changé les personnages, troquant l’actrice victime, contre une Rouennaise au passé galant et créant des personnages différents et plus singuliers, pour donner plus de cocasserie à sa célèbre nouvelle nullement antipatriotique comme il l’a écrit à Flaubert. Par contre, Adrienne Legay n’est peut-être pas complètement absente. Cornudet qui a dû la connaître a pu la détailler et lui dire que par son embonpoint elle avait tout de la jeune allemande classique, comme on la soupçonnait en France, et mangeant beaucoup de charcuterie comme tous ceux de sa race.
Pour ma part, il me semble bien que la révélation contenue dans l’article de M. Richard Bolster est exacte et qu’elle a dû servir de point de départ à la nouvelle de Maupassant, ne serait-ce que l’ayant vaguement conservé dans sa lointaine mémoire. Les cheminements des auteurs sont toujours complexes et inattendus et nous invitent à la modération de nos propos quand nous voulons les commenter ou les authentifier. Maupassant n’a rien exprimé de son vivant sur ses origines, voulant faire croire à une pure fiction. Edmond Perrée a été sincère mais prudent dans son aveu. Il est possible que cette affaire de Tôtes ait été vaguement connue à Rouen et répandue alors oralement. Si bien qu’après la publication des Soirées de Medan (9) des Rouennais lettrés et curieux aient songé à rechercher dans le Rouen galant de cette époque, celle qui répondait le mieux à cette Boule de Suif et qu’ils aient pensé et cru que c’était cette malheureuse Adrienne Legay.
Toutefois, ce qui peut encore paraître surprenant dans cette recherche, c’est le rappel de Tôtes, repris comme lieu central de la nouvelle, comme dans la lettre. Les gens de ce village ont dû savoir sur le moment cet incident. Il n’y avait qu’une seule auberge à Tôtes, l’auberge du Cygne, tenue pendant longtemps par la même famille et l’un de ses membres a écrit l’histoire de cette vieille auberge et les personnages dont Napoléon, qui s’y sont arrêtés. Pourquoi donc ce silence ? En tout cas Boule de Suif conserve malgré tout un peu de son énigme.
André Dubuc.
(Bois-Guillaume)
Bibliographie
B.M. de Rouen. 92 N dossiers : Maupassant, Bridoux, Perée — Imprimés : Correspondance de Maupassant 3 volumes, édition établie par Jacques Suffel (Edition Edito service S.A. Genève, Suisse) Rouen Gazette (1er oct. 1927)
1. Edmond Perrée est né à Damville (Eure) en 1870, il est décédé à Rouen en 1950. Il fit toute sa carrière professionnelle à la Chambre de Commerce de Rouen depuis l’âge de douze ans y gravissant tous les échelons. Il fut pendant une trentaine d’années bibliothécaire-archiviste, poste-clé pour l’observation de l’évolution économique de la région rouennaise. Sous le pseudonyme de Charles Pierre, il a publié dans le Journal de Rouen des articles économiques d’une grande valeur. Son article sur Boule de Suif est à ma connaissance le seul article d’histoire littéraire qu’il ait publié. Je l’ai connu avant 1939 à la Société libre d’Emulation. Il m’a laissé le souvenir d’un parfait honnête homme, très cultivé, d’une grande droiture morale, et fort simple.
2. Henri Bridoux, fut longtemps journaliste, au Journal de Rouen comme localier. Il a été témoin de la première et seule rencontre de Maupassant avec Adrienne Legay entre 1882 et 1885. Elle était alors sur le déclin et demeurait sur la rive Gauche, près du théâtre Lafayette dans la rue du même nom, petit théâtre de variétés, qui attirait la jeunesse dorée de la ville par des fééries à grand spectacle, avec un déploiement de décors et de costumes, sous la conduite d’une danseuse espagnole Masquitéo, prodigue de son corps, qui fut la coqueluche rouennaise de cette époque.
3. Gabriel Reuillard, rouennais d’origine, partit jeune pour Paris et devint directeur du journal Excelsior. Son père était tapissier. Il avait réalisé des travaux dans l’appartement d’Adrienne Legay, commandés et réglés par son protecteur. Je l’ai aussi fort bien connu demeurant à la fin de ses jours à Bois-Guillaume où il est décédé. Il s’est intéressé aussi bien à Flaubert qu’à Maupassant. Sa veuve a légué tous ses papiers à la bibliothèque municipale de Rouen.
4. Adrienne Legay est née Életot en octobre 1842. Elle avait, dit-on « mauvaise tête mais bon cœur. » À la mort d’une fille galante comme elle, elle lui promit d’élever son enfant afin de lui éviter l’Assistance Publique, ce qu’elle fit courageusement. Elle le poussa aux études et le mit à l’Ecole professionnelle alors rue Saint Lô. Elle le plaça ensuite dans les bureaux d’un tissage mécanique rouennais. Lorsqu’il dut s’Inscrire pour le conseil de révision, il eut la révélation de ses origines. Il rompit brutalement avec Adrienne Legay, partit soldat sans le lui dire, se maria. Elle lui écrivit maintes fois et toutes ses lettres éplorées demeurèrent sans réponse. Ce comportement singulier accrut sa déchéance. L’âge venant, ses anciens admirateurs s’éclipsant, économe qu’elle avait parfois été, elle acheta un café rue Nationale dans ce quartier chaud, fréquenté par les marins en goguette. Ce fut la débâcle au bout de quelques mois. Elle vendit peu à peu ses meubles, ses toilettes et ses bijoux ; elle pensa devenir couturière, mais elle découragea sa clientèle par sa lenteur d’exécution. Elle fut ensuite ouvrière dans un atelier de confection sur la rive gauche. Elle se piqua à la morphine, alla trouver un de ses frères établi à Honfleur, s’ennuya de Rouen et y revint. Elle but de l’absinthe de plus en plus, fut un moment tireuse de cartes, et dans une misère noire. En juin 1892, elle occupait une chambre louée par Julien Alix, épicier rue des Charrettes, pour 7 f 50 par semaine. Elle lui devait deux locations quand elle se suicida volontairement avec deux réchauds dégageant de l’oxyde de carbone. Elle fut emmenée à l’Hôtel-Dieu où elle mourut le 20 août 1892. On trouva chez elle deux lettres, l’une pour le commissaire de police et l’autre pour son logeur, lui donnant pour le dédommager sa pendule (aujourd’hui, au musée de la médecine à l’Hôtel-Dieu). Elle fut enterrée au cimetière de l’Ouest dans le quartier réservé aux pauvres décédés à l’Hôtel-Dieu. Quelques années plus tard, le Petit Rouennais quotidien anticlérical, posa une question qui devait demeurer bien entendu sans réponse, demandant si l’un des autels de l’église Saint-Romain n’avait pas été offert par Adrienne Legay lorsqu’elle demeurait sur le boulevard dont dépendait cette paroisse. Un de mes amis avait fait la recherche, mais ce don, par modestie avait été offert par une personne anonyme. Adrienne Legay était alors la protégée d’un médecin fort riche. Elle était demeurée, malgré ses écarts de conduite, plus croyante que pratiquante. Curieux destin que cette Adrienne Legay à qui l’on a attribué de son vivant l’hommage d’avoir été un exemple de dévouement patriotique pour les autres personnes immobilisées de la célèbre diligence de Maupassant. De son vivant, elle déclara toujours n’avoir pas été cette patriote malgré elle. On haussait les épaules devant sa négation et cependant elle devait avoir raison. Triste fin d’une lorette rouennaise, du Rouen galant de cette époque. Elle était pour les civils sur la rive gauche, et Claudin, dans ses souvenirs de journaliste rouennais a écrit à ce sujet quelques pages judicieuses. La voilà réhabilitée, mais elle mérite par certains actes de sa vie, un peu d’amitié et de compréhension.
5. Revue d’histoire littéraire de la France, année 1884. (juin)
6. Les actrices, plus souvent célibataires que maintenant, ont toujours traîné malgré elles une fâcheuses réputation concernant leur vie privée, comme d’avoir souvent à tort une vie dissolue de « barreaux de chaise ». Il est certain que le jeune officier prussien, constatant sur ses papiers sa profession d’actrice, a voulu au nom du « repos du guerrier », profiter de cette aubaine inattendue. Avec toute autre marque de profession, son attitude de contrôleur aurait été certainement autre.
7. L’auberge du Cygne de Tôtes a eu son historien avec le propriétaire, le gérant. Cette auberge aux murs très épais fut construite en 1611. Il détaille les personnes importantes qui s’y sont arrêtées à cheval et en voiture, dont Napoléon. A-t-il connu cet incident raconté dans une lettre ? Probablement pas, parce que par souci nationaliste, il ne l’aurait pas négligé.
8. Dans une lettre de Maupassant à son père du 30 juillet 1871, il lui écrit : « Si la nouvelle loi passe, j’entre comme simple soldat au 21 » d’artillerie, ce qui serait bien pis que l’Intendance et aucun moyen de m’en tirer, si je suis pincé de cette façon ». Il demanda à son père de lui réunir les pièces nécessaires et les demandes à faire pour obtenir un changement de corps… C’est alors que son père généreusement lui offrit de lui acheter à Paris un homme de remplacement pour le reste de son engagement. Ensuite Maupassant fut contraint de faire des périodes de 28 ou 14 jours, les accomplissant d’ailleurs à Rouen, portant un uniforme plus grand qu’il le fallait avec sa taille de 1 m 65. Il fut rendu vers août-septembre 1871 à la vie civile. Devenu soldat par élan patriotique et de dépit avec Sedan, il comprit rapidement sa bévue. Sa légende de franc-tireur combattant s’est maintenue. II n’a pas cherché ailleurs à la démentir et sa mère qui vivait à Etretat en 1870-71 pas davantage. Adolphe Brisson, après sa mort, la rencontra sur la Côte d’Azur et il en fit une déclaration dans La Revue Illustrée en 1894. Elle lui avait dit : « Il aimait les femmes, il aimait la poésie. Il se servait de la poésie pour toucher les femmes. La guerre de 1870 vint changer le cours de ses pensées… Il s’engagea dans un corps de mobiles. Il vit de près les horreurs de la guerre. L’invasion et de ladébâcle… ». Par la suite, il abhorra les guerres plutôt coloniales et le sang répandu des hommes. Toutefois, il conserva un fort penchant pour la chasse Chaque année, vers son ouverture, il revenait en Normandie chez son cousin de Blanques. Ses héritiers conservaient au château une photographie avant la guerre de 1939, où figurait Maupassant avec son fusil et un chien à ses pieds, en équipement de chasseur. Maupassant demeure un personnage fort contrasté et inattendu.
9. Il écrivait à Flaubert au début de janvier 1880 : « Nous n’avons eu en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique (et c’était vrai, aucun militaire français ne figure dans la nouvelle), ni aucune intention quelconque. Nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits, une note juste, sur la guerre et la dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvait une culotte rouge et un fusil. Les généraux, au lieu d’être tous des puits de mathématiques où bouillonnent les plus nobles sentiments, les grands élans généreux, sont simplement des êtres médiocres, comme les autres, mais pourtant en plus des képis galonnés et faisant tirer des hommes sans aucune mauvaise intention, par simple stupidité… Cette bonne foide notre part dans l’appréciation des faits militaires donne au volume (Les Soirées de Médan), une drôle de guerre et notre désintéressement voulu dans ces questions où chacun apporte de la passion, exaspéra mille fois plus les bourgeois que des attaques à fond de train. Ce ne sera pas antipatriotique, mais simplement vrai ; ce que je dis des Rouennais est encore beaucoup au-dessus de la vérité… » En avril 1880, un mois avant sa mort, il lui écrit : « Boule de Suif a du succès, quoique Pouchet n’en soit pas très satisfait. Mon Cornudet l’a suffoqué ! ! ! Et il me l’a reproché. Catulle (Mendès) est venu me voir exprès pour me féliciter et il m’a dit comme vous, que cette nouvelle resterait, qu’on parlerait encore de Boule de Suif dans vingt ou trente ans. Cela m’a fait grand plaisir, car Catulle est un grand. Je reçois du reste beaucoup de compliments des gens dont l’avis m’est précieux. Sarcey et Bigot trouvent que j’ai alourdi mon anecdote par la psychologie : j’aurais dû traiter cela en quinze pages au plus, à la façon d’un conte gaulois, rien qu’en disant le fait tout simple ! ! En somme, cela me parait excellent… » Il pensait à cette date que chacun des auteurs toucherait 100 à 200 francs. En 1902, il en a été tiré une pièce en trois actes et 4 tableaux, par Octave Métenier, qui fut représentée au théâtre Antoine le 6 mars 1902. (Edité chez Ollendorf, 88 pages).