Le projet d’écrire Madame Bovary a-t-il été conçu en Égypte ?

Les Amis de Flaubert – Année 1951 – Bulletin n° 2 – Page 4

 

Projet Bovary

Est-ce bien en Égypte (1850) que Flaubert a conçu

le projet d’écrire Madame Bovary ?

Oui, si l’on en croit Maxime Du Camp.

Voici en effet, le témoignage qu’on en trouve dans les Souvenirs Littéraires (1880).

En Septembre 1849, Gustave Flaubert lut à Du Camp et à Bouilhet sa première Tentation de Saint Antoine. Le verdict fut impitoyable et bref « Il faut jeter cela au feu… ». Bouilhet ajouta « Pourquoi n’écris-tu pas l’histoire de Delaunay (Delamare) ? » Flaubert redressa la tête et avec joie s’écria « Quelle idée ! »

Flaubert, toujours selon Du Camp, lors de son voyage en Orient (1849-1851) sur le sommet du Djebel-Abouçir, dominant la seconde cataracte du Nil, aurait jeté ce cri « Eurêka ! J’ai trouvé ! Je l’appellerai Emma Bovary ». Il répéta ce nom à plusieurs reprises, en prononçant l’a très bref. Au cours du voyage, Flaubert parut « obsédé » de son sujet. Telle est la version de Du Camp.

Contre ce témoignage, il y a la correspondance de Flaubert. On ne trouve nulle part trace d’un roman en gestation qui eût pu être Madame Bovary. Rien notamment auprès de Louis Bouilhet.

Dans une lettre à sa mère le 5 janvier 1850, Gustave Flaubert dit :

 « Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Quelle ligne suivre ? Je suis plein de doutes et d’irrésolutions… ».

À sa mère encore, le 22 avril :

« Pour moi, je rêvasse de cette vieille littérature. Je tâche d’empoigner tout ça. Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais je ne sais quoi. Il me semble que je deviens bête comme un pot ».

À son ami Bouilhet (qui selon Du Camp, lui aurait conseillé l’histoire Delamare), il déclare le 4 juin 1850 :

« Je suis sans plan, sans idée, sans projet, et ce qu’il y a de pire sans ambition. Je deviens très vide et très stérile. Où tout cela me mènera-t-il ? Qu’aurons-nous fait dans dix ans ? Pour moi, il me semble que si je rate encore la première œuvre que je fais, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau ».

Le 4 Septembre, il écrit à Louis Bouilhet :

« À moins qu’un vent excessivement littéraire ne survienne à souffler d’ici quelques années, je suis très résolu à ne faire frémir les presses d’aucune élucubration de ma cervelle. Je suis pourtant revenu, non sans aucun mal, du coup affreux que m’a porté SAINT ANTOINE ».

Le 14 Novembre (Lettre à Bouilhet), voici quels sont ses projets littéraires :

« …À mon retour, j’ai envie de m’enfoncer dans les socialistes et de faire, sous la forme théâtrale, quelque chose de très brutal, de très farce et d’impartial bien entendu… Beaucoup de sujets, plus nets comme plan, n’ont pas tant d’empressement à venir que celui-là. À propos de sujets, j’en ai trois qui ne sont peut-être que le même, et ça m’embête considérablement : 1° UNE NUIT DE DON JUAN ; 2° L’histoire d’ANUBIS, la femme qui veut se faire aimer par le Dieu… 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province… Ce qui me turlupine, c’est la parenté entre ces trois plans ».

À sa mère, de Constantinople, le 15 Décembre 1850 :

« …Tel je suis parti, tel je reviendrai, seulement avec quelques cheveux de moins sur la tête et beaucoup de paysages de plus en dedans… Je me fiche du monde, de l’avenir, du qu’en dira-t-on, d’un établissement quelconque et même de la renommée littéraire, qui m’a fait passer tant de nuits blanches à la rêver… ».

Il écrit encore à Bouilhet, d’Athènes, le 19 Décembre : « …Mais que vais-je faire une fois rentré ? Je n’en sais rien… ».

De Pattes, le 10 Février 1851 :

« …Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. J’ai beaucoup songé à MA NUIT DE DON JUAN, à cheval ces jours-ci… Mais ça me semble bien commun et bien rabâché… »

À Bouilhet toujours, le 9 Avril, de Rome :

« …Je deviens fou de désirs effrénés… Un livre que j’ai lu à Naples sur le Sahara… Rentré à Croisset il est probable que je vais me fourrer dans l’Inde et dans les grands voyages d’Aie… Le DON JUAN avance piano, de temps à autre, je « couche par écrit » quelques mouvements… ».

Donc absolument rien d’un roman qui lui aurait été nettement suggéré avant son départ, et dont la trame aurait été établie, même mentalement au cours du voyage. C’est pourquoi il faut admettre que l’entretien au cours duquel Bouilhet proposa le thème de Madame Bovary, ne s’est déroulé qu’après le voyage en Orient. Que le nom de Bovary ait été inspiré par celui d’un hôtelier du Caire qui s’appelait Bouvaret, ce n’est pas impossible (Flaubert l’a affirmé dans une de ses lettres), mais cela ne s’est fait que beaucoup plus tard. Ce n’est d’ailleurs qu’à la date du 14 Janvier 1852 que, pour la première fois, on trouve dans la Correspondance du romancier le nom de son héroïne.

Flaubert amèrement déçu par l’échec de son Saint-Antoine, a cherché le sujet qu’il lui fallait : Don Juan, Anubis ou la vierge et mystique. Rentré à Croisset, il hésite encore. Et voilà que Bouilhet lui dit « Pourquoi n’écris-tu pas l’histoire de Delamare ? ».

Alors pendant quatre ans et demi, Flaubert pioche sa Bovary.

L’œuvre achevée, il accepte qu’elle soit publiée. Mais voilà qu’on lui fait un procès grotesque, car prétend-t-on, le livre offense la morale ! Flaubert comparaît en correctionnelle ; il est acquitté. Incommodé par le bruit fait autour de son nom, il va battre en retraite. C’est ainsi que le 18 Mars 1857, il écrit à Melle Le Royer de Chantepie :

« Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire TOTALEMENT INVENTÉE ; je n’y ai rien mis de mes sentiments ni de son existence… ».

Il se défend d’avoir puisé dans la réalité :

« …Aucun modèle n’a posé devant moi. Madame Bovary est une pure invention. Tous les personnages de ce livre sont complètement imaginés… ». (Lettre à M. Cailletaux du 4 Juin 1851).

Mais aujourd’hui, il n’est plus permis de douter que les personnages du livre ont existé ; la plupart ont été peu à peu identifiés, les lieux où l’action se déroule ont été repérés. « Tant d’exactitude n’empêche cependant pas que toutes ces choses et tous ces gens si vrais, si bien peints d’après nature, aient été recréés complètement par le romancier » (René Dumesnil).

N’est-ce pas en Juillet 1847, déjà, lors d’un voyage à pied qu’il fit en Bretagne avec Du Camp, qu’une image de femme coupable s’est fixée dans la mémoire de Flaubert ?

…Un soir l’entretien roula sur une dame des environs qui ayant jadis décampé du domicile, s’était enfuie en Amérique avec son amant ; et qui, la semaine précédente, traversant Saint-Pol pour entrer dans son pays, s’était arrêtée à l’auberge. On s’étonnait de cette audace et l’on accompagnait son nom de toutes sortes d’épithètes. On repassait sa vie entière, on riait de mépris, on l’injuriait… Malgré nous le cœur battait de colère…

Enfin, — dernier argument pour renverser la légende créée par Du Camp — dans un des scénarios dressés par Flaubert au retour du voyage en Orient, on relève le nom de Mme Bovary Marie ; Flaubert note encore : Maria, Marianne ou Mariette, mais à la fin de ce scénario apparaît le prénom d’Emma !

Dès lors il est impossible qu’en Égypte, Flaubert ait pu s’écrier : « Eurêka ! Eurêka ! je l’appellerai Emma Bovary ! ». La croyance selon laquelle il aurait mûri son roman, porté Madame Bovary en son sein pendant les dix-huit mois que dura le voyage nous paraît éminemment suspecte. Du Camp a commis à cet égard une nouvelle confusion ; à moins que délibérément, il n’ait voulu, au lendemain de la mort du grand romancier, inventer quelque moment historique auquel il aurait seul assisté.

Georges Brosset.

(1) Ibid., p. 61-63.
(2) Voir à la page 42, la Nouvelle version éditée chez José Corti par Melle Gabrielle Leleu et par moi-même.