Les Amis de Flaubert – Année 1951 – Bulletin n° 2 – Page 17
Les enfants dans la documentation
et l’œuvre de Flaubert — 2
Enfants et Mères
Dès les Œuvres de Jeunesse, Flaubert avait déjà considéré le tout petit enfant, mais alors à travers les manifestations de la tendresse maternelle. « C’était une petite fille ; on l’aimait, on l’embrassait, on l’ennuyait de caresses et de baisers, jetés comme des perles, avec profusion sur la tête de cet enfant au maillot ». Phrase d’ailleurs de combinaison binaire psycho-romantique. Voici, à Trouville, la jeune maman « longtemps penchée vers cette enfant qui tétait et qu’elle berçait lentement sur ses genoux en fredonnant un air italien ! » Ici, romantisme tout à plein, fruit de lectures ou de musées, avec ces particularités amusantes que l’écrivain de dix-sept ans décrit une mère française, dans un paysage de France, et qu’il n’est pas encore allé, à cette époque, en Italie. Mais au foyer familial, voici un drame : Flaubert perd sa sœur et voit un nouveau-né auprès de la jeune mère morte. Et il comprend — pénètre dans un fond de sentiments jusqu’alors inconnus pour lui : « l’enfant marche, rit, vagit… la grand’mère s’occupe de l’enfant de sa fille, la couche dans sa chambre, la berce, la soigne, tâche de se refaire mère. » Bientôt pour s’atténuer ce deuil fraternel, il court par les champs et par les grèves. Et, maintenant qu’il a pleuré, il écrit simplement : « la mère chantait, endormant son enfant », ou encore : « la mère donnait à téter à son enfant et l’endormait en se dandinant sur sa chaise ». Ces notations lui sont entrées à la fois dans les yeux et dans l’âme, aussi les retrouvons-nous dans ses grandes œuvres : « L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Elle le prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant ». Pour distraire son enfant malade, Mme Arnoux « essaya même de chanter. Elle commença une chanson qu’elle lui disait autrefois quand elle le berçait en l’emmaillotant, sur cette même petite chaise de tapisserie ». Comme Flaubert les a considérés, tout autour de lui, les tout-petits ! enfants dans les bras du giron maternel : une négresse, portant un enfant – une négresse, coiffée d’un foulard, tenait par la main une petite fille. « L’enfant dont les yeux roulaient encore des larmes, venait de s’éveiller. Sa mère la prit sur ses genoux ». « Mme Arnoux était assise près du feu. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans à peu près ; une bouillotte chauffait dans les charbons. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre, le lacet de sa brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête ». La vraie mère, calme, forte, est loin des exagérations d’Emma Bovary à l’égard de la petite Berthe : « Amenez-la moi ! dit-elle en se précipitant pour l’embrasser. Comme je t’aime, ma pauvre enfant ! comme je t’aime. Puis s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l’eau chaude et la nettoya, la changea de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour d’un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse ». Mêmes élans fantasques chez Rosanette : « Elle commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise bientôt d’une sorte de délire, allait et venait… la nourrice prenait l’enfant, on le posait à l’ombre sous un noyer ; et les deux femmes débitaient pendant des heures d’assommantes niaiseries ». Enfants au repos à Beyrouth : « femmes zingari portant l’enfant dans un hamac suspendu à leurs mamelles » ; en Bretagne : « enfant tout nu qui dort dans un branle » ; dans un village grec : « une jeune femme met un marmot dans son berceau, tronc d’arbre à peine dégrossi, et le dandine auprès du feu » ; en Normandie : « une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courte pointe garnie de dentelles ». Mme Bovary « voulait un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins dorés ». Julien — de la légende — eut « sa couchette rembourrée du plus fin duvet ; une lampe en forme de colombe brûlait dessus, continuellement ; trois nourrices le berçaient ; et, bien serré dans ses langés, la mine rose et les yeux bleus, avec son manteau de brocart et son béguin chargé de perles, il ressemblait à un petit Jésus ». L’enfant, la mère ! Flaubert se devait de les envisager sous leur forme la plus pure : « le petit Jésus, — la Vierge. » Il les a cherchés dans les expressions d’art les plus diverses, les plus parfaites. Lors de son premier, et trop rapide, voyage en Italie 1845, il n’a guère vu que Milan : « une Vierge de Memling, qui regarde son enfant d’un air doux » et « une Vierge du Guide ». « L’Enfant est laid, comme partout, dit-il. Le Christ à l’État de bambin est peut-être en dehors des proportions de l’art ; la Divinité a du mal à s’exprimer par le symbole de la faiblesse ». Il raisonne, au lieu de sentir. Quand il renouvelle ce pèlerinage sacré, six ans plus tard, il a subi la terrible épreuve, il a vu en un même instant la naissance et la mort ; devant le cadavre de sa sœur tant aimée et le corps fragile de l’enfant nouveau-né, il a mesuré la grandeur de la nativité : la mère affaiblie, — jusqu’au dernier souffle ! — alors que « l’enfant vit ! », en mouvement et en force. Nous avons déjà noté l’influence considérable de cette cruelle épreuve familiale sur le cœur et l’esprit de Flaubert ; ses sentiments, ses idées en ont été profondément imprégnés, et nous en retrouvons les traces marquées, dans son expression esthétique : littéraire et artistique. Suivons-le : en Palestine, à Jérusalem, au couvent arménien, « Sainte-Vierge avec le bambino, auréolés d’argent » ; à Bethléem : « Vierge byzantine avec l’enfant » ; dans l’église de Saint-Saba : « la Vierge avec Jésus : les bras ouverts, il l’embrasse comme un petit enfant ». Hors ce geste de tendresse, rien qui puisse retenir. Mais voici Flaubert en Italie : quels espoirs ! Cruelle désillusion : devant les bambinos de l’École allemande, « Le Christ est représenté d’une pitoyable chétivité, ou squelettique ». Flaubert, déçu, se raccroche à des hypothèses. « Est-ce déjà la Passion qui prévaut, la douleur qui pèse sur l’enfant dès le ventre de sa mère ? Dans les Nativités et Adorations de mages espagnoles et italiennes, le Bambino est tout autre. Ou bien les peintres allemands ont-ils copié servilement le modèle ? le nouveau-né des pays froids est-il ainsi ?… » Mais voici, du Corrège : « la Sainte-Vierge, accroupie de fatigue sur l’enfant, qui repose endormi sur son sein » ; de Santafede : « La vierge exaltée, présentant le sein au Bambino » ; de Marillo : « La vierge porte le Bambino. L’enfant ressemble à sa mère : même couleur de cheveux, mais plus clairs, le blanc des yeux bleu et la pupille très lumineuse ; la poitrine est large, splendide comme force et vérité ». La « Sainte Famille » d’André del Sarto : « la vierge, portant le Bambino sur son bras droit. L’enfant appuie son pied sur la cuisse de sa mère et, portant la main et le bras à son col sur lequel il s’écore, s’efforce de monter jusqu’à elle ». Flaubert s’enthousiasme : Ailleurs, « le Bambino me semble toujours immuable : assis dans les bras de sa mère, sans bouger, comme vérité éternelle, — il fait place ici au sentiment de la vie et du vrai humain ; la religion perd, l’âme empiète ». Que de grâce dans ce « Raphaël » : « la vierge, assise, a sa main sur l’épaule du Bambino, pour l’aider à monter. La main et le bras gauches de l’enfant sont étendus sur le col de sa mère pour monter jusqu’à son visage ». Et encore, de Raphaël, « Saint-Jean-Baptiste enfant, avec la peau autour des reins, présente un chardonneret à Jésus, debout entre les genoux de sa mère, son pauvre petit charmant corps tourné vers Saint-Jean, qu’il regarde d’un œil mélancolique. « Les cheveux du Bambino laissent ses tempes à découvert, ce qui ajoute encore à l’expression profondément pensive de la physionomie, et en fait, avec le regard, quelque chose de profondément mûr sous ses traits jeunes ». Flaubert écrit : « le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par ses madones), — c’est peut-être une mère avec son enfant », et nous le voyons, un jour, contemplant « une petite fille, d’expression déjà mûre, comme l’est en général celle des enfants qui n’ont pas de mère ».
Beauté enfantine
La silhouette de l’enfant, toute menue, est, dans l’œuvre de Flaubert, comme un signet délicat, déplacé et retrouvé au mouvement des pages. Elle s’associe souvent, en mémoire, à des particularités locales. Des jeunes mères allaitant leur enfant ; — en Bretagne « odeur de suif » du pauvre logis ; — dans un chemin ombragé « charrette de deux bœufs, avec la mère et l’enfant » ; douceur, force paisible, grâce ; — en Égypte : « femme, avec collier de corail à boule de vermeil ; — négresse, portant de gros anneaux d’argent aux pieds ; — une Grecque, petite, blanche, yeux bleus » beauté du type ou d’atours. Aux environs d’Athènes, tout un tableau : « Le matin, les femmes et l’affreuse nichée d’enfants viennent en grelottant se chauffer à nos tisons. À travers la crasse qui les couvre on distingue quelques-uns de leurs traits, qui seraient beaux peut-être s’ils n’étaient si sales, mais quelle saleté !… » Procédons à notre tour par contraste, en nous arrêtant avec Flaubert devant ce portrait, au château de Chenonceaux : « une paysanne en bavolet rouge et en cape blanche présente le sein à M. le duc de Vendôme, charmant maillot, tout ficelé et raide dans ses linges, qui écarquille les yeux, tend les bras et rit de sa petite bouche rose aux agaceries de sa bonne nourrice ». De beaux enfants ! il en surgit de partout. À Jérusalem « il y a, comme à Tyr, comme à Sidon, à Jaffas, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal peignés ». Vers Éphèse : « beaux enfants, les petites filles surtout, avec leur chevelure blonde qui a des tons jaune doré ». Et d’Antinoë, ces portraits jumeaux : « petite fille rousse, large front, grands yeux, nez un peu épaté et reniflant, figure étrange, pleine de fantaisie et de mouvement ; — autre enfant brune, à profil droit, sourcils noirs magnifiques, bouche pincée ». Flaubert ajoute : « Quel charmant tableau un peintre eût fait avec ces deux têtes et le paysage à l’entour ».
Enfance parée
La beauté enfantine est peut-être plus prenante dans un milieu de misère, mais elle gagne en intensité à être parée, fût-ce en toute simplicité. Voyons se développer, graduellement, les attraits de l’ornementation : à Rhodes : « quantité d’enfants blonds et beaux qui nous entourent ; — une petite fille, de trois à quatre ans, les sourcils joints par la peinture ». en Égypte : « petite fille nue avec caleçon, de franges de cuir, collier et bracelets de couleur ; cheveux frisés en petites mèches, disposés sur le front, en fer à cheval » « petite fille nue charmante, avec un petit caleçon de cuir battant sur ses petites cuisses, et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules, ses yeux d’émail souriaient, ses reins cambrés. Elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus ». Flaubert voit avec plaisir la grâce du sourire des yeux ; ces enfants arabes ont d’ordinaire l’impassibilité de leur race : « toutes ces têtes sont tranquilles, pas d’irritation dans le regard, c’est la normalité de la brute ». À Rhodes, il se réjouit devant cette somptuosité d’atours : « petite fille juive belle enfant de huit ans, avec de fins cheveux roux sortant en petites boucles de dessous son tarbouch presque caché par un amas de piastres d’or et de réseaux de perles fines ; — au col, collier de piastres ; babouches jaunes, robe vert et or, ceinture large brodée d’or et rattachée par une belle plaque d’or, veste noire bordée d’argent, chemise de soie écrue plissée, des anneaux aux doigts, bracelets aux bras. » À considérer ces enfants d’Orient, la pensée revient vers d’autres joliesses, plus délicates peut-être, — au goût de notre race, — mais pourtant d’origine psychologique, et identique : à Saint-Malo dans le cadre sévère de la tour Quiquengrogne, qui la rend plus délicieuse, une apparition : « une belle petite fille qui venait s’amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs frisés d’eux-mêmes dépassaient de sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon flottait sur ses petits souliers de peau de chèvre rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs Elle allait devant nous dans l’escalier en courant et en appelant, et cambrée, debout, parée, la jambe en avant, un spencer de velours noir avec une robe blanche à paillettes ; — une fillette de quatorze ans ; — cheveux noirs en deux tresses par derrière, front bas, sourcils noirs relevés, œil vigoureux, ardent. » autres parures, moins modestes : à Guingamp : « Saltimbanques : deux ou trois enfants… » Dans les cérémonies d’Église, la fraîcheur enfantine s’harmonise au mieux avec les blancheurs rituelles : Voici des processions : en Bretagne, à Plomelin : « les petits anges en bracelets colliers rubans, fleurs » ; — à Quimper : « les petites filles toutes en robes blanches et ceintures bleues » ; — à Pont-l’Évêque Félicité, « un coeur simple », admire « trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air des pétales de roses ». à Chavignolles, Bouvard et Pécuchet, assistent aux premières communions : les petites filles portaient, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient ; — de loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur ». Frédéric Moreau, — de l’Éducation Sentimentale, — revenu à Nogent-sur-Seine rappelle à Louise Roque « le jour de sa première communion, et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant qu’elles défilaient toutes autour du chœur et que la cloche tintait ». dans Novembre Marie racontait : « Je fis ma première communion, nous avions toutes de belles robes blanches et des ceintures bleues ; j’avais voulu qu’on me mît les cheveux en papillotes ». Aveu de coquetterie, qui se renouvelle « Au bord du ruisseau toutes sortes de fleurs poussaient ; j’en faisais des bouquets, des couronnes, des chaînes ; avec des grains de sorbier, je me faisais des colliers ». Atours païens, costumes de cérémonial religieux, soulignent d’attitudes et de couleurs l’attirance enfantine. Ces enjolivements viennent-ils à manquer, Flaubert y pourvoit, pour en donner la joie tout à la fois aux enfants et à lui-même ; — en Orient : « deux enfants nous accompagnent, l’un tout petit, tout nu, tête moutonnée : nous lui donnons des colliers » ; « petite fille avec des piastres au front, elle est restée immobile quand nous lui avons mis le collier de boules de mercure », impassibilité de race, avons-nous dit. Cet examen, cette recherche des parures fournit à Flaubert une documentation fort riche qui satisfait en même temps son souci du détail précis, et sa somptuosité romantique : dans Salammbô, — Hamilcar travestit à son gré le fils de l’esclave : « Il lui versa un parfum sur sa tête, il passa autour de son cou un collier d’électrum, et le chaussa des sandales à talons de perles ». Voici Salomé et Salammbô, belles déjà de leur adolescence à peine close. « Une jeune fille venait d’entrer. « Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-de-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d’orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semis de mandragores, et d’une manière indolente elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri. « Sur le haut de l’estrade, elle retira son voile ». C’était Salomé ! À Carthage, le festin des Barbares s’achevait dans les clameurs, le délire, l’incendie : Salammbô apparut.« Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait ».
Grâces enfantines
En dehors des effets particuliers de la parure, que de charmes enfantins encore : « une petite fille, de onze à douze ans, cheveux rouges, portant un enfant sur son dos, file son fuseau » — notation harmonieuse, alors que ces autres, si brèves, tirent leur effet de l’opposition : « une hideuse vieille femme accroupie, une petite fille sur ses genoux » ; « un vieillard aveugle, la main appuyée sur l’épaule d’un enfant qui marchait devant lui » ; « petite fille en blanc, à la fontaine », — et nous pensons à Flaubert admirant un Van Dyck « enfant en satin blanc », et il ajoute « le comble du beau pour un enfant ». puis, dyptique de grâce fine : « petite fille couverte de vêtements blancs, petite bédouine, le coude dans la main, et la joue dans les trois doigts ». Et Flaubert de se dire : « Qui lui a appris cette pose-là ? » rythme naturel des êtres ; il le sait bien, lui qui écrivit : « Oh ! que la forme humaine est belle quand elle apparaît dans sa liberté native ». Le simple abandon est souvent inconsciente coquetterie : Flaubert, descendant les rues escarpées de Menton aperçoit : « une enfant de quinze ans, figure ovale, teint rouge et olivâtre tout à la fois, chevelure noire crépue, un peu soulevée des tempes ; bouche mince et fine garnie de perles dans le sourire ; ensemble d’intelligence, de volupté et de douceur ; — elle était penchée sur le rebord de sa fenêtre, nu-bras dans sa grosse chemise de toile un peu jaunâtre, et nous regardait passer ». L’empereur d’Occitanie présente sa fille à Julien — dans la « Légende » : « Une jeune fille parut. « Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure s’accrochaient aux pierreries de sa robe entr’ouverte ; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle était toute mignonne et potelée, avec la taille fine ». Grâces apprêtées, certes, mais où rayonne le pur joyau : « Jeunesse ! » Sous la flamme de l’Orient, les ardeurs du ciel et de la chair font changer les jeunes corps dans des rythmes que les siècles ont sacrés : à Éléphantine, chez la danseuse Ruchiouk-Hânem « vieille qui joue du tambour de basque, et fait des signes à une petite fille qui danse, et se dépite ». à Assouan, alors qu’évolue Azizeh, la danseuse : « une petite fille de deux ou trois ans, en qui le sang parlait, tâchait de l’imiter, et dansait d’elle-même sans rien dire ». Au palais de Machacrous, devant Hérode : « Salomé se mit à danser. « Ses pieds passaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûte et d’une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu’un, qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s’envoler… « Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu’on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse ».
Types et attitudes
Flaubert s’est ainsi complu à la gracilité, aux joliesses menues des fillettes, mais son attention curieuse n’a pas négligé les garçonnets, les adolescents, peut-être plus simples de lignes et d’atours, avec moins d’afféterie. En outre, ils lui sont apparus surtout en action, et les détails accumulés donnent à leur description un caractère littéraire plus « poussé ». Nous les trouverons — sans pour cela négliger petits garçons et petites filles, — dans les divers champs d’activité où nous allons suivre l’observateur. Ses investigations ont d’ailleurs assez d’insistance, pour déterminer, parmi ses sujets d’examen, des réactions diverses : sur le Haut-Nil : « un enfant nu nous regarde passer ». en Égypte : « une jolie petite fille nous regarde passer ». à Damas, maison juive : « jolie petite fille blonde, qui vient pour voir les étrangers et reste tout le temps avec nous ». « gentil enfant noir pataugeant dans le sable et qui faisait des grimaces pour m’amuser ». tranquille indifférence, ou curiosité sympathique de ceux-là, — mais inquiétude craintive ou surprise hostile de ceux-ci : en Asie-Mineure, à lovada : « dans la cuisine du Khan, un petit garçon très gentil qui a peur de moi ». Vers Nîmes : enfants bohémiens : « comme nous les regardions, ils ont poussé de grands cris ». plusieurs fois, en Asie-Mineure et en Égypte, Flaubert note : « surprise et crainte des enfants à notre aspect » — « nous regardons ces enfants : ils s’enfuient », mais voici une émotion motivée : « dans un chemin creux, rencontre de chameaux qui nous barrent le passage ; l’enfant qui les conduit, voyant que nous les brutalisons, hurle de peur ». et une haine de race : au-delà de Jérusalem, au village de Rabatijh « les habitants ont fort mauvaise mine, les enfants nus insultent : « chiens de chrétiens ! que Dieu vous brûle, vous tue !… » Flaubert continue la documentation à tous les détours de la vie courante : à Tripoli : « quelques enfants marchent devant nous, surtout un jeune à yeux noirs magnifiques, pâle, nez un peu épaté par le bout, une mèche de cheveux sur la tête, un simple takieh pour toute coiffure ». vers Beyrouth : au bain turc : « petit garçon en tarbouch rouge qui me massait la cuisse droite d’un air mélancolique ». « un enfant me montre le ciel en levant les mains et répète plusieurs fois : « Allah » ! d’une voix attendrissante ». sur le Haut-Nil : « petit nègre ; veste de damas, yeux ronds et sortis, un peu injectés de sang », « taille cambrée d’un petit nègre frisé, les yeux abîmés de poussière, qui apportait sur sa tête un vase plein de lait ». « jeune garçon en turban blanc qui nous suit tout en filant un fuseau de coton jaunâtre ». à Kossiev : « un jeune homme nu et seulement recouvert d’un caleçon de toile grise de crasse ou de poussière, prend mon chameau pour le faire boire ; il puise de l’eau dans une outre au bout d’une corde et retire l’outre pleine ou à peu près et pissant par tous ses trous. Le puits est entouré d’une margelle de pierres sèches, large de base et penchante ; il se piète dessus en tirant ». chez le père Élias, chrétien de Bethléem, agent français à Kossiev : « nous sommes servis par un jeune eunuque, Saïd, en veste à raies de couleur, tête nue, moutonné, un petit poignard passé dans sa ceinture façon cachemire, bras nus, grosse bague d’argent au doigt, souliers rouges pointus ». Cette diversité d’origines, de types locaux, d’attitudes, de costumes et d’emplois est bien capable de fournir, à l’écrivain, de précieux relais pour ses souvenirs. Partout où il passera : rues ou venelles de France, sentiers de montagnes, des champs ou des grèves, routes de corniche assaillies des flots, pistes des sables, il trouvera des enfants pensifs ou hardis, des jeunes gens hésitants ou téméraires ; partout, de la vie latente ou grouillante : essayons d’en classer les manifestations de calme ou de violence, de rudesse ou de douceur, toutes prêtes pour leur utilisation littéraire, telle que Flaubert la réalisera dans ses œuvres les plus parfaites, telle que nous la présente « Salammbô ». Le fils de l’esclave : « c’était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sa peau semblait grisâtre comme l’infect haillon suspendu à ses flancs ; il laissait la tête dans ses épaules, et du revers de sa main frottait ses yeux, tout remplis de mouches ». Hannibal, fils d’Hamilcar : « Il avait dix ans peut-être et n’était pas plus haut qu’un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince palpitaient largement ; sur toute sa personne s’étalait l’indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. « Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, il resta vêtu d’une peau de lynx attachée autour de sa taille, et il appuyait résolument, sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de poussière ».
Guides
L’enfant par son aimable alacrité, son amusant babil, sa fraîche naïveté, la soudaineté de ses impulsions, le rythme varié et joli de sa démarche, la variété de son accoutrement, est, par excellence, le guide agréable à Flaubert. Nous en avons déjà relevé bien des croquis ; saisissons-en quelques-uns encore : en Grèce, vers le Cithéron, 13 janvier 1851 : « la neige tombe, tassée ; un enfant, Dimitri, avec son capuchon sur la tête, gros, petit, robuste paysan, à l’air bête et lèvres sensuelles, nous sert de guide jusqu’à la route ». Combien plus de personnalité dans le petit paysan de chez nous ! celui qui, dans « Madame Bovary » conduit à la ferme des Bertaux le docteur Charles Bovary. « …Il aperçut, au bord d’un fossé, un jeune garçon assis sur l’herbe. — Êtes-vous le médecin ? demanda l’enfant. « Et sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains et se mit à courir devant lui… Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie disparut puis il revint au bout d’une cour en, ouvrir la barrière ». Et ce parisien perspicace : « une voiture attelée stationnait, un gamin s’offrit d’aller découvrir le cocher. Il revint au bout de dix minutes : le cocher déjeunait !… » À défaut de mouvements variés, Flaubert s’intéresse, à des détails de costume : Près de Quimper, pour aller visiter la chapelle de la Mère-Dieu : « Notre guide marchait devant nous, dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s’agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon ».
Coureurs, Sauteurs
Le goût si marqué de Flaubert pour la « plastique » est en éveil, à voir un corps jeune, en attitude de course, de saut : dans la baie d’Aboukir : « des enfants arabes courent comme des lévriers ». à Abou-Hor, — sous le tropique du Cancer, — « derrière le courrier de la poste, et courant aussi, suivait un jeune garçon, sonnant une sonnette, et qui avait, passé à son bras gauche, un poignard attaché à un bracelet de cuir ». En Égypte, à Philoé : « nos ânes trottèrent bon pas ; un jeune garçon, charmant, de grâce et de prestesse, vêtu d’une grande chemise blanche, court devant nous en portant une lanterne ». à Médinet : « on me donne pour raïs une petite fille de dix à douze ans qui est obligée de suivre mon cheval au trot et au galop, ce qui fait que je suis obligé d’aller au pas », charmant aveu de bonté !… en Tunisie, à la Goulette : Aissaouas, joueur de tambourin et de fifre, « un enfant dansait, ou plutôt sautait ». à Quimperlé, « nous nous en allions lentement, marche à marche, quand nous nous sommes retournés pour laisser passer un jeune garçon qui descendait en sautant. Il était robuste et beau ; ses cheveux bruns, que coiffait son chapeau de feutre noir, couvraient à demi sa veste bleue et à chacun de ses bonds s’envolaient et retombaient sur ses épaules ; sa taille courte, mais pleine de souplesse, se campait d’une façon hardie au mouvement de ses cuisses jouant à l’aise dans son « brayon-brase » de toile écrue ; — son mollet dur, serré dans ses grèves blanches, saillissait nerveusement, et son pied chaussé de gros sabots était léger comme celui d’un chamois. « Il s’arrêta à quelques pas de nous pour renouer sa jarretière, nous vîmes de profil sa figure pâle sur laquelle, dans cette pose, sa grande chevelure s’avançait comme une draperie et pendait jusqu’au coude. Lorsqu’il eut fini, il se redressa vite et nous le vîmes, d’échelon en échelon qui continuait à sauter et de bonds en bonds s’éloignait ».
Grimpeurs, Dénicheurs
L’enfant — même en nos pays, — conserve des appétits et des audaces de l’humanité primitive. « un jeune garçon grimpe au haut d’un palmier dénicher une tourterelle ». Dans la première « Éducation Sentimentale », « Henry songeait aux greniers de l’église où il allait dénicher les hirondelles ». Homais, le pharmacien, s’étonne d’une défaillance de son petit commis Justin, devant une saignée : « un gaillard qui n’a peur de rien ! une espèce d’écureuil qui monte locher des noix à des hauteurs vertigineuses !… » Marie, — de Novembre, — nous dit : « J’allais dans les bois dénicher des nids ; je montais aux arbres comme un garçon, mes habits étaient toujours déchirés ». Jeune fille, Emma Bovary avait rêvé : « l’amitié douce d’un, bon petit frère qui va chercher pour vous des fruits rouges dans les grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable vous apporter un nid d’oiseau ». Enfants agiles, dénicheurs et oiseleurs, cruels sans le savoir, d’avoir dispersé la nichée pour sentir sous vos doigts, comme une caresse, battre parmi le duvet frissonnant un petit cœur épeuré, — Flaubert vous a vus, tels que vous peignit Raphaël : « Saint Jean-Baptiste enfant, avec une expression très vive, animée et joyeuse sous sa chevelure frisée, — la peau autour des reins, et une petite tasse accrochée à sa ceinture de cordes, présente un chardonneret au petit Jésus ». Le goût du meurtre est parfois voilé : au long du rivage : « des enfants arabes vont en grande joie ramasser les oiseaux que nous avons tirés ».
Chasseurs
Mais souvent, rien n’atténue la violence brutale : Le jeune Victor — qui fut l’effréné pupille de Bouvard et Pécuchet – est à la chasse avec le Comte : « des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. Un coup de fusil partit, un deuxième un autre, et les lapins sautaient, déboulaient, Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, trempé de sueur. Sa blouse, en loques, avait du sang ». Dans la Légende de Saint-Julien se groupent ces joies farouches : sous ses coups « les oisillons lui pleuvaient sur les épaules si abondamment qu’il ne pouvait s’empêcher de rire, heureux de sa malice ». comme il avait abattu un pigeon « il se précipita, se déchirant aux broussailles, furetant partout, plus leste qu’un jeune chien. « le pigeon, les ailes cassées, palpitait, suspendu dans les branches d’un troène. La persistance de sa vie irrita l’enfant. Il se mit à l’étrangler ; et les convulsions de l’oiseau faisaient battre son cœur, l’emplissait d’une volupté sauvage et tumultueuse. Au dernier roidissement, il se sentit défaillir ». De cette laideur morale, revenons à la simple activité physique : en Égypte : en barque, « deux enfants, debout, nous font aller en passant de câble en câble, ils chantent ». dans le temple de Kirchech : « nos enfants arabes agitent leurs torches, un d’eux se tenant debout sur une table et levant la torche en l’air ».
À monture et en voiture
Mais voici que, au Caire : « une noce passe… des enfants richement vêtus sur des chevaux ». Et nous revenons au petit Julien : « pour le rendre courageux, son père le hissa sur un gros cheval. L’enfant souriait d’aise, et ne tarda pas à savoir tout ce qui concerne les destriers ». Plus modeste certes ce ravissant mouvement : « trois petites filles passent, assises sur un seul âne, la plus grande à l’arrière, la plus petite sur le garrot — les six jambes ballottent pour faire avancer l’âne ». Et ce train de voiture, dans la vallée de l’Élorn : « nous la parcourions au petit trot dans un cabriolet paisible qu’un enfant conduisait, assis dans le brancard. Son chapeau sans cordons s’envolait au vent, et dans les stations qu’il fallait faire pour descendre le ramasser, nous avions tout le loisir d’admirer le paysage ». Pour la noce normande, épousailles de Charles Bovary et Emma Arnoult, les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur ». … les roues tournaient dans la poussière », joyeuse, ici, de ce défilé de conviés.
Baigneurs et Rameurs
D’ordinaire, nous l’avons vu, la poussière est évocatrice, pour Flaubert, de misère, de tristesse, alors que l’eau, que l’eau qui chante, court, bondit, écume, lui est suggestive de vie libre, de saine gaîté. Comme les enfants se meuvent dans un paysage d’eau ! au Caire : « un enfant se baigne dans le, petit canal de la Baikich ». en Cange : aux cataractes du Haut-Nil : « bruit des eaux, enfants s’y jetant, corps ruisselants d’eau qui en sortent, écume au bord des rochers noirs, soleil, sables jaunes ». en Nubie, aux cataractes encore « des enfants, montés sur des troncs de palmiers, se jettent dans les tourbillons d’écume et disparaissent ; on voit la proue de leur tronc de palmier qui se cabre lorsqu’ils remontent à la surface ; ils abordent tout ruisselants d’eau, et ont l’air de statues de bronze dégouttelant de l’eau, des fontaines que le soleil fait briller sur leur corps ». en Bretagne… par les Grèves, à Saint-Malo, même vision… avec le soleil et beaucoup de pittoresque en moins, « la voix confuse des enfants qui se baignaient arrivait jusqu’à nous avec des rires et des éclats. Nous les voyions de loin qui s’essayaient à nager, entraient dans les flots, couraient sur le rivage. « …les jeunes garçons nus sortaient du bain, ils allaient s’habiller sur le galet où ils avaient laissé leurs vêtements, et, de leurs pieds qui n’osaient, s’avançaient sur les cailloux. Lorsque, voulant passer leur chemise, le linge se collait sur leurs épaules mouillées, on voyait le torse blanc qui serpentait d’impatience ». Eau et soleil : quels générateurs de beauté : au Sennahar, en canot, pour la cataracte : « J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed, il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche. Il ramait avec une vigueur pleine de grâce, criait, chantait en passant les courants, menait tout le monde ; ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche ; de cette façon, il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince, plis du ventre qui remuaient et descendaient quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant « el naby, el naby ». C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques et de la vie libre ». Cette esquisse contient tous les éléments propres à une utilisation d’art. Flaubert a mis en œuvre son attention de physiologiste, de myologiste, dirons-nous. En même temps que cette jeune et mobile anatomie l’enchante, il est en plein accord avec une de ses plus formelles affirmations : « La plastique, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l’harmonie enfin ! » Mais voici un « passeur » de légende : « Julien entre dans la barque et se mit à ramer. À chaque coup d’aviron, le ressac des flots la soulevait par l’avant. L’eau courait avec furie des deux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs où elle tournoyait, ballottée par le vent. « Julien penchait son corps, dépliait les bras et, s’arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l’air l’étouffait, il s’arrêta. Alors le bateau fut emporté à la dérive… Il reprit ses avirons ; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempête. »
Chanteurs et Musiciens
Loin de la voix tumultueuse des cataractes et de la complainte du passeur d’eau, Flaubert a pu, dans la paix silencieuse des musées aux villes d’art d’Italie, s’imaginer des harmonies divines : naïves cantilènes enfantines, — hymnes sacrés, — chœur des anges : Dans une de nos villes : « au coin d’une rue, des enfants en guenilles chantaient ». Vers Jérusalem : « des enfants chantaient, à mi-côte sur la montagne, cachés par les oliviers ». en Grèce, vers Thespies : « des enfants chantent des noëls à notre porte et quelquefois l’entr’ouvrent : ils vont ainsi chanter dans tout le pays ». à Boulak, sur le Nil, lors de l’Épiphanie des Grecs, dans l’Église arménienne : « effet charmant des chœurs à demi-voix, chantés par les enfants qui continuent le point d’orgue du fausset poussé par l’officiant ; puis c’est le chœur « mezza voce ». Cependant, Flaubert nous dit : « à la synagogue de Damas, j’avais à ma droite un enfant d’une dizaine d’années, qui détonait, — en psalmodiant et se balançant, — de toute la force de sa voix grêle ». Dans Novembre, Marie exprime ses ravissements des chants de sa première communion : « quand, après avoir chanté le premier couplet d’un cantique, les garçons reprenaient à leur tour, leur voix me soulevait l’âme, — et quand elle s’éteignait, ma jouissance expirait avec elle, et puis s’élançait de nouveau quand ils recommençaient ». à Naples dans l’immense et profonde composition d’Albert Durer : « la Nativité de Notre-Seigneur », de partout des Chérubins arrivent, jouent et chantent de la musique, lisant le plain-chant ». D’après la légende de Saint-Julien : « quand il eut sept ans, sa mère lui apprit à chanter » Dans Salammbô, tandis que le festin dégénérait en une folie d’ivresse des Mercenaires, « Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s’abaissait et remontait dans les airs comme le battement d’ailes d’un oiseau blessé. C’était la voix des esclaves dans l’ergastule ». Écoutons vite une musique céleste, de celles dont Flaubert écrit dans Novembre : « Je songeai combien est doux de chanter, le soir, à genoux, des cantiques au pied d’une Madone qui brille aux candélabres et d’aimer la Vierge Marie qui apparaît, dans un coin du ciel, tenant le doux entant Jésus dans ses bras ». à Florence dans le Couronnement de la Vierge, de Fiesole : « des rayons dans lesquels se perdent deux anges qui jouent du violon et de l’orgue » tout autour de Jésus et de la Vierge « entassement d’anges jouant d’immenses et minces trompettes ». à Pérouse dans la cathédrale, un vieux tableau avec tout le charme naïf des « Primitifs » : « aux pieds de la Vierge, par terre, un ange est assis et pince d’une viole dont il serre les chevilles, en prêtant l’oreille et baissant de côté sa tête attentive ». à Naples, dans la « Nativité » de la Vierge encore : « des Chérubins ronds et joufflus font de la musique ; un, debout, soufflant dans une sorte de flageolet, et s’écore le pied sur sa cuisse portée en avant ; un autre, assis, joue d’une espèce de tchegour dont il pince les cordes ». Descendons du bleu céleste aux Sables d’or : à Esneh, sur le Haut-Nil : « les musiciens arrivent : un enfant et un vieux, l’œil gauche couvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du rebfabeh ». Le soir, à Malqua, près de Carthage, trois musiciens juifs, dont « un enfant de douze à treize ans, veste couleur de vin d’Espagne, — front élevé, teint pâle, yeux superbement noirs, l’émail brillant, les narines relevées et fines, la bouche en cœur et les lèvres charnues ; il restait dans la même attitude, le regard levé ». Tenons-nous dans l’évocation de Carthage endormie. « Salammbô releva la tête pour contempler la lune, et mêlant à ses paroles des fragments d’hymnes, elle murmura le salut à Tanit. » Puis elle dit : « Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d’argent, car mon cœur est triste ». « L’esclave souleva une sorte de harpe en bois d’ébène plus haute qu’elle et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras, se mit à jouer. Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d’abeilles, et de plus en plus sonores, ils s’envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l’Acropole ».
Au Jeu
Gustave Flaubert a donné une attention amusée aux jeux de l’enfance. Il s’est réjoui de leur activité, d’autant plus qu’elle se manifestait avec le moins de gênes et contraintes : « en vie libre » ! « Jeux d’enfants sur l’herbe au milieu des marguerites, dans les prés, derrière la haie fleurie, le long de la vigne aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges feuilles, les frais ombrages ». Puis : « c’est la saison douce où les blés sont mûrs,…on entend des rires d’enfants dans les bois ». À Nogent-sur-Seine, Louise Roque, toute fillette, « vivait seule, dans son jardin, se balançait à l’escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup s’arrêtait à contempler les cétoines s’abattant sur les rosiers ». Pour elle aussi, « inconscientes prémisses de son éducation sentimentale. Souvent, Frédéric l’emmenait avec lui dans ses promenades. Tandis qu’il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés ». Enfants et fleurs ! Flaubert, allant de Quimper à La Chapelle de la Mère-Dieu, nous dira : « Notre guide emmenait avec lui par la main sa petite nièce. Tout le long du chemin, la petite fille s’arrêtait pour se faire des bouquets » ; des enfants, en visite chez Gustave Flaubert, « courent et font des bouquets de fleurs sauvages ». À défaut des prairies et des champs, la pelouse, le jardin : « Emma Bovary entendit son enfant qui poussait des éclats de rire. La petite fille se roulait sur le gazon, au milieu de l’herbe qu’on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut d’une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Le jardinier ratissait à côté, et chaque fois qu’il s’approchait, elle se penchait en battant l’air de ses deux bras ». Flagellée des sautes d’humeur de Mme Bovary : « la maison était bien triste maintenant… Après le dîner, Charles Bovary se promenait dans le jardin ; il prenait la petite Berthe sur ses genoux… L’enfant se mettait à pleurer. Alors, il la consolait : il allait lui chercher de l’eau dans l’arrosoir pour lui faire des rivières sur le sable, ou cassait les branches des troènes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin, tout encombré de longues herbes ». Emma Bovary a expié… « Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur… La petite Berthe, qui ne l’avait pas vu de toute l’après-midi, vint le chercher pour dîner. « Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte… « — Papa, viens donc ! » dit-elle. Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort. » Du rire aux larmes, du jardin au cimetière !… Henry (de la première Éducation Sentimentale), vient de quitter sa famille — séparation temporaire, celle-là… Le voici à Paris, « ne sachant que faire les premiers jours, il rôdait dans les rues, sur les places, dans les jardins ; il allait aux Tuileries, au Luxembourg, il s’asseyait sur un banc et regardait les enfants jouer… » « À quoi pensait-il ? À son enfance, à son pays, au jardin de son père. II revoyait toutes les plates-bandes, tous les arbres et le vieux cerisier où il avait établi une balançoire, et le grand rond de gazon ou il s’était si souvent roulé, à l’époque surtout où on le tondait, ou bien au mois d’avril, quand il était couvert de marguerites ». Dans la deuxième Éducation Sentimentale, Frédéric (Gustave Flaubert lui-même), — « était accoudé au bord de la fenêtre, chez Véfour, au Palais-Royal. Le soleil brillait, l’air était doux, des troupes d’oiseaux, voletant, s’abattaient dans le jardin ; les statues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises et l’on entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait, la gerbe d’eau ». Espaces étroits, fraîcheurs fugaces, jeux resserrés, courtes joies… Les obligations familiales, la mauvaise saison, la maladie, retiennent l’enfant à la maison ; — plus restreints encore sont les ébats, plus monotones les distractions. Charles Bovary étant enfant : « Sa mère le traînait toujours après elle, lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenant avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaîtés mélancoliques et de chatteries babillardes ». D’après l’Éducation Sentimentale : « le repas terminé, Arnoux jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le Béarnais. « Mme Arnoux alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection d’images et les étala sur son, lit, pour le distraire ». L’enfant esseulé se crée des jouets et des jeux : sur une route, en voici un qui « traîne une branche d’arbre » ; au cabaret, un autre « tire le fusil avec une queue de billard ». Vers Baal-Bech, note Flaubert : « je regardais longtemps un enfant de deux à trois ans, sale et presque indistinguable des haillons, à travers lesquels pourtant on retrouve ces jolis petits membres de l’enfant qui attendrissent les yeux ; il joue tout seul, sans que personne ne fasse attention à lui, se parlant à lui-même en mots indistincts, dans son jeune jargon arabe. Il essaie à lier ensemble et à mettre sur son dos trois tiges de plantes à tabac, c’est autant de poutres pour lui ; souvent la charge verse et il recommence avec patience ». Mais voici, dans un village nubien, un jouet d’enfant : « un tout petit bout de bois d’où partent plusieurs lanières de cuir, dont quelques-unes sont garnies de perles de couleur, le tout recouvert de trois ou quatre loques grises de poussière ». Dans Salammbô, aux instants horribles du sacrifice à Moloch, « les pères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient leurs jouets dans le bûcher ». Rien de plus lié au souvenir des enfants défunts !… Quels jouets plus chers aux petites filles que leurs poupées ? Les « lettres à Caroline » témoignent de l’intérêt porté par Gustave Flaubert aux poupées de sa chère nièce, vers ses dix ans. Dans l’Éducation Sentimentale, Frédéric retrouve « la petite Roque », une demoiselle maintenant : « — Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne ? « — Comme vous étiez bon pour moi ! répondit-elle. Vous m’aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur l’escarpolette ! « — Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ? — Ma, foi, je n’en sais rien ! — Et votre roquet. « Moricaud » ? — Il s’est noyé, le pauvre chéri ! — Et le « Don Quichotte », dont nous colorions ensemble les gravures ? — Je l’ai encore !… » Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève. Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou… « Assis l’un près de l’autre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient rouler de leurs mains tout en causant… » Dans « les lettres à Caroline » encore, Flaubert porte attention aux lapins et au chat de sa mère enfant. Pauvres jouets vivants et choyés, que fussent-ils devenus aux mains cruelles du Victor, le farouche pupille de Bouvard et Pécuchet. « Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse grisâtre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-même frénétiquement en poussant d’abominables cris. « On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la queue pareille à un cordon, des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur de lait, comme vidés et pourtant regardaient. « La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’âtre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte. « C’était Victor qui avait commis cette atrocité ». D’autres violences encore, désolantes pour Bouvard et Pécuchet : « Un soir, pendant qu’ils dînaient, M. Marescot entra ; Victor s’enfuit immédiatement. « Le notaire conta ce qui l’amenait : « Victor Touache avait battu, presque tué son fils ». « Il avait, en effet, flanqué à M. Arnold Marescot une insolente raclée. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps : « La mère » est au désespoir, son costume en lambeaux, sa santé compromise ! » Où allons-nous ? » Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, difficile à appliquer au Victor irascible : « Une fois, étant venu déjeuner, les mains sales, Bouvard le railla. Victor écoutait le front bas, blêmit tout à coup et jeta son assiette à la tête de Bouvard, puis, furieux de l’avoir manqué, se précipita sur lui. Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l’arrosa de loin avec une carafe d’eau ». Flaubert a ainsi utilisé ses observations antérieures concernant des faits ou des intentions de violences enfantines : à Birké : « rencontré deux Grecs : un gamin à cheval, un jeune homme à pied. L’enfant de douze ans qui est l’aide de notre moucre, resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et comme Sassetti ne comprend pas, il lui fait signe avec son couteau… ». Autres manifestations de ces instincts de brutalité primitive : « Les gamins regardaient le père Colmiche par les fentes du mur et lui jetaient des pierres qui tombaient sur son grabat, où il gisait ». Alors que les paysans s’ameutent contre Bouvard et Pécuchet, « les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin ». D’ailleurs, avant ces démonstrations méchantes, lors de l’incendie des meules de froment, « des enfants se mirent à danser. Un polisson s’écria même que c’était bien amusant ! » — « Oui, il est beau l’amusement », reprit Pécuchet, qui venait d’entendre. Flaubert, recueillant ces cruelles gamineries, put évoquer avec indulgence le joli marbre vu à Naples : « Petit satyre velu » : « Le genou droit en terre, ses bras, à demi levés, croisent leurs mains portées vers l’oreille gauche. Formes dodues du premier âge, surtout dans les cuisses et dans les pieds, notamment celui de gauche, dont le talon est relevé et les doigts levés en l’air. Tout le corps est couvert de poil très frisé, en boucles ». Le bambin mythologique n’eut guère suggéré rien de plus que d’anodins enfantillages : à Alexandrie : la veille d’une fête de Circoncision, promenade de gens dans les rues, portant des fanaux ; des enfants nous donnent des petits coups de bâton dans les jambes ». au Caire : « un enfant, pour faire une farce, a soufflé dans le cornet de Joseph, notre cuisinier ». Et cet inoffensif amusement nous reporte aux jeux de la petite Louise Roque, toute fillette : « Sans plus de réserve qu’un enfant de quatre ans, sitôt qu’elle entendait venir son ami Frédéric, elle s’élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l’effrayer ». Au temps de Salammbô se ménageaient d’autres surprises ! Dans le camp des Barbares : « des enfants robustes, couverts de vermine, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tête ou venaient, par derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains ». La vie citadine, théâtre multiple, aux incessants changements de décors et de personnages, offre à l’enfant qui s’y mêle en liberté une attirante variété de distractions. Tout petit, l’y voici : le convoi funèbre de M. Dambreuse, de l’Éducation Sentimentale, — s’achemine pompeusement vers le Père-Lachaise : « Pour voir, les passants s’arrêtaient ; des femmes, leur marmot entre les bras, montaient sur des chaises ». Bientôt, il fait partie de « la foule courant et criant après l’homme soûl ». Il connaît les bons endroits : « la rivière coule entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bourbe des égouts, — avec un parc de blanchisseuses où des gamins s’amusent, dans la vase, à faire baigner un caniche ». Vers une eau claire, « un pêcheur nettoyait des anguilles dans une « boutique » à poisson. Il vida sa boîte sur l’herbe, et l’enfant voulut voir, se jeta à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi ». Aux Courses, au Champ-de-Mars : « Frédéric regardait… Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins enjambant les cordes de la piste venaient regarder les tribunes ; — on s’en allait ». L’enfant du village ou du bourg a la somptuosité rare des grandes cérémonies cultuelles ou familiales. Spectateur ou acteur, il y prend, par l’étroitesse du cadre, un relief plus marqué que l’enfant de la ville dans ses jeux ou explorations. Une noce est son triomphe, — tel le mariage de Charles Bovary et Emma Rouault : « Les gamins semblaient incommodés par leurs habits neufs, beaucoup même étrennaient ce jour-là la première paire de bottes de leur existence, et l’on, voyait à côté d’eux, ne soufflant mot, dans sa robe blanche de sa première communion, rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de salir ses gants… « Le cortège s’allongea bientôt… et les enfants restaient derrière, s’amusant à arracher les clochettes des brins d’avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu’on les vît… » Après le repas du soir, « les enfants s’étaient endormis sous les bancs ». Gustave Flaubert gardait très vifs, parmi ses souvenirs d’enfance, ceux relatifs à la journée du nouvel an, alors qu’ils accomplissaient, tout jeunes, lui et sa sœur, les visites de famille : « Nous avions nos quatre petites fesses coupées par le froid, et nos dents tenaient dans les morceaux de sucre de pomme à ne pouvoir les en retirer ». Les menus travaux domestiques sont des jeux encore : « Les vieux Ébionites — de la Tentation de Saint-Antoine, — disent d’une voix chevrotante : « Nous l’avons connu, nous autres, nous l’avons connu le fils du charpentier ! Nous étions de son âge, nous habitions dans sa rue. Il s’amusait avec de la boue à modeler des petits oiseaux ; sans avoir peur du coupant du tailloir, aidait son père dans son travail, ou assemblait pour sa mère des pelotons de laine teinte ». La grâce enfantine semble embellir l’appareil même de la mort. Derrière le prêtre « …quelques enfants de chœur avec leurs gros souliers, leurs bas rouges, leurs robes blanches, des cheveux blonds s’échappant de dessous leur calotte rouge. « Le plus grand d’entre eux portait un crucifix d’argent au bout d’un bâton teint en pourpre, et chantant à plaisir, tout fier de porter le Bon Dieu et de marcher en tête… ». Au passage du convoi funèbre, « les enfants s’arrêtaient étonnés et regardaient, en se mettant à genoux, le cercueil et les cierges blancs qui brûlaient, les femmes noires, les couleurs de la fête ; ils écoutaient les chants monotones qui passaient dans la route et s’affaiblissaient avec le bruit des pas ». Comme l’église se pare pour recevoir les enfants ! Marie en a gardé la vision de féerie : « C’était aux environs de la Fête-Dieu, les bonnes sœurs avaient rempli l’église de fleurs, on embaumait ; moi-même, depuis trois jours, j’avais travaillé avec les autres à orner de jasmin la petite table sur laquelle se prononcent les vœux, l’autel était couvert d’hyacinthes, les marches du chœur étaient couvertes de tapis, j’étais bien heureuse… » Cette fillette Marie est très impressionnable, certes, et troublante : « L’odeur du foin coupé, du foin chaud et fermenté, m’a toujours semblé délicieuse, si bien que, les dimanches, je m’enfermais dans la grange, y passant tout une après-midi à regarder les araignées filer leurs toiles aux sommiers et à entendre les mouches bourdonner ». Est-elle bien loin, dans ses goûts et fantaisies, de l’orientation imaginative et sensorielle de Mme Bovary ? Combien plus simples les joies des enfants de Mme Aubin : « Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours. « Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés ». Retenus à la maison, les enfants s’ingénient à tromper leur réclusion : en Italie : « dans une salle, des enfants jouent et crient « Pulcinello ! » au Caire : « jouaient deux petites filles et trois garçons, dont l’un faisait crier une mécanique qui fait tourner des soldats ». dans un de nos cafés, « l’enfant de la maison, un intolérable enfant de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir ». Et les enfants trop richement vêtus pour se livrer aux jeux, ridiculement travestis en « dragons ou artilleurs », mais en qui perce malgré tout la jeune vie impatiente. Flaubert en a saisi la synthèse à Naples, dans un, tableau du « Parmesan » : « La ville de Parme, sous les traits de Minerve, caresse je ne sais quel petit Farnèse, cuirassé, figure agréable de gamin, avec ses petites cuisses serrées dans un maillot rouge ». Celui-là ne fut-il pas sorti de son cadre, et ceux-ci de leur ennui pomponné, pour courir vers ces autres : « des enfants couraient sur le sable, en faisant la roue » ; « des enfants faisaient s’envoler des écouffles (cerfs-volants) ; « un enfant chassait les autres avec un bout de palmier dont l’extrémité était tressée en fouet », et plus encore vers l’enfance libre et allègre de Charles Bovary : « L’enfant vagabondait dans le village. « Il suivait les laboureurs et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l’église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée, « Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs ». Des jeux encore : « sur la place de l’Église, — à Carnac, — des enfants jouaient aux billes à l’ombre d’un tilleul ». ailleurs : « quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent une partie de barres ». pendant une promenade de collégiens : « les élèves, en manches de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants ; — le pion les rappelait ». Cette fougue juvénile échappe au frein : elle plie, hésite, revient, cède, attaque, fuit et bouillonne par toutes les fissures que peut lui présenter une autorité incertaine, ou généreuse : « La sonnerie de « l’Angélus », faite plus tôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme. « Déjà, quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes sur les dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernières tombes ; c’était la seule place qui fut verte ; tout le reste n’était que pierres et couvert continuellement d’une poudre fine, malgré le balai de la sacristie. Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la cloche… « La porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisien parut ; les enfants, pêle-mêle, s’enfuirent dans l’église. « — Ces polissons-là ! murmura-t-il, toujours les mêmes ! » Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurter avec son pied : « Ça ne respecte rien ! »…Et, d’un bond, il s’élança dans l’église. « Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et d’autres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tous une grêle de soufflets ». L’abbé Bournisien entre alors en conversation avec Mme Bovary, puis elle partit : « la grosse voix du curé revenu dans l’église — la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière elle : « Êtes-vous chrétien ? —- Oui, je suis chrétien. — Qu’est-ce qu’un chrétien ? — C’est celui qui, étant baptisé, baptisé… baptisé… » De cette exubérance au Saint-Lieu, rapprochons l’impassibilité orientale des néophytes du culte de Knouphis (Tentation de Saint-Antoine) : « des enfants demi-nus, tout dévorés de vermine, regardent d’un air idiot les lampes brûler ». Même tranquillité à la mosquée d’Esuch, car Flaubert note simplement : « les moutards emplissaient l’école et écrivaient sur des planches ». Étude et joie peuvent se concilier, — même en Orient. Saint-Antoine regrette le départ de son disciple Hilarion : « Il avait peut-être quinze ans quand il est venu ; et son intelligence était si curieuse qu’il m’adressait à chaque instant des questions. Puis il écoutait d’un air pensif ; et les choses dont j’avais besoin, il me les apportait sans murmure, plus leste qu’un chevreau, gai d’ailleurs à faire rire les patriarches. C’était un fils pour moi ». Mais entrons au collège, au premier instant de l’arrivée du « nouveau », Charles Bovary : « Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, il fallait dès le seuil de la porte les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière. » Le « nouveau » garda sa casquette sur ses deux genoux. » Il se leva, elle tomba. Toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois. « Appelé par le professeur à donner son nom, » le « nouveau » ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot « Charbovary ». » Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus ; — on hurlait, on, aboyait, on trépignait, on répétait : « Charbovary ! Charbovary ! » — puis qui roula en notes isolées, se clamant à grand’peine, et parfois qui reprenait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé. » C’est l’internat froid et cruel au petit « gars de la campagne, qui avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé ». « En étude, au dortoir, en promenade, il songera au temps heureux où « il allait dans les bois et écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux roucoulant sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnaient dans les airs et ou jouaient dans les rayons du soleil ». Et plus tard, il dira, comme le dit et le répète Flaubert pour lui-même dans ses « Souvenirs d’enfance » : « Dès le collège, j’étais triste, et je m’ennuyais ». Arrêtons ici cette étude, heureux d’avoir, une fois de plus, feuilleté et admiré l’œuvre de Flaubert.
FIN
Paul Lacoste.
[Le début de cette étude est dans le Bulletin n° 1, p. 33]