Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 33
Carthage aujourd’hui
Carthage et Tunis vus par le Docteur Charles Nicolle
Sollicité jadis par M. Georges Le Roy pour être membre résidant de la Société des amis de Flaubert, le docteur Charles Nicolle, rouennais d’origine, répondit par l’intéressante lettre ci-dessous :
Cher Monsieur,
Permettez-moi, en vous adressant mes remerciements pour votre flatteuse proposition, de la décliner cependant. Aucune fonction, même aimable ne peut me faire résider à Rouen. Avec mes attaches africaines, je ne serai jamais des vôtres. Non que je dénie les liens de sang et d’affection qui me rattachent à ma ville, mais ces liens ne seront plus bientôt que des souvenirs.
Laissez-moi plutôt, à votre prochaine vacance parmi les non-résidants, prendre une place qui conviendra mieux à la vérité. Je suis, en effet, des admirateurs de Flaubert, l’un de ceux qui voisinent avec le théâtre de l’un de ses chefs-d’œuvre. Le Père Delattre, qui est né à Déville, serait encore mieux désigné que moi ; mais il n’a pas lu Salammbô, ou du moins le prétend-il, ce qui lui épargne à la fois de l’admirer et de le critiquer, car au point de vue de la reconstitution archéologique, l’admirable et bon géant, — notre piété doit en convenir — n’a rien vu que d’inexact. Ce qu’il a vu, par contre, et décrit de sa plume colorée et consciencieuse, c’est le grandiose panorama qu’on découvre de Carthage et qui console de l’enlaidissement progressif d’un site que j’ai connu, il y a dix ans, intact.
Carthage, en effet, se construit de nouveau. Les maisons y sont laides et grotesques à plaisir. Une des agglomérations se nomme Salammbô, la profanation d’un tramway y a placé une gare. Là, descendent chaque dimanche, et même en semaine, l’été (Carthage est une station estivale), avec de rares et placides français, des italiens bruyants et la multitude juive. C’est la reconquête sémite, et cela ne se console pas de l’extermination des phéniciens.
Il est cependant tout au bout du cap, où Flaubert a placé Mégara et où, à coup sûr, elle ne fut point, un village arabe intact, campé sur une falaise rouge : Sidi Bou Saïd. Si vous venez en Afrique, c’est là qu’il faut vous asseoir et lire la description que Flaubert a faite du ciel et de la nature tunisienne. Rien de cela n’a changé, ni depuis lui, ni depuis ceux qu’il voulait décrire.
J’ai longé l’autre jour les deux lagunes sordides où son imagination a placé le port ancien de Carthage et dont le centre est occupé par un semblant d’îlot (l’île de l’Amiral). La sécheresse actuelle en a fait disparaître l’eau. Le sel y forme une couche épaisse et solide, qui évoque la glace de vos étangs sur lesquels je ne patinerai plus en hiver. Bouvard et Pécuchet eussent trouvé là une désillusion nouvelle.
Mais je m’aperçois que je bavarde. Je me reprends et vous remercie encore de votre proposition, de votre amabilité et de l’occasion que vous m’avez donnée de vous assurer de mon cordial souvenir.
Charles. Nicolle.
Tunis, 19 juillet 1914.
Rouen, le 4 avril 1950.
Cette lettre nous a été aimablement communiquée par M. Sénilh.