Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 20
Gustave Flaubert et Léon Heuzey
Léon Heuzey (1831-1922), né à Rouen, était le fils d’Alexandre Heuzey, Conseiller à la Cour de cette ville, et d’Hortense Lhuintre, laquelle était apparentée aux Lormier et aux Legras et, par là, aux Flaubert. Mme Alexandre Heuzey parle à plusieurs reprises dans ses lettres à son fils de l’oncle et de la tante Lormier. Et l’on sait qu’Achille Flaubert, le frère de Gustave, avait épousé une demoiselle Julie Lormier (en 1839). De cordiales relations de voisinage renforçaient ce cousinage lointain. Achille Flaubert était, de surcroît, médecin de mes arrières-grands-parents. Son nom figure sur plusieurs billets mortuaires de ma famille ainsi que celui de Mme Roquigny-Flaubert. Il s’agit sans doute de Juliette Flaubert, la fille d’Achille, qui avait épousé en 1860, un Roquigny.
Indiquons en passant que cette Mme Heuzey, dont Flaubert entretient à plusieurs reprises sa nièce Caro, dans des lettres qui s’échelonnent de 1869 à 1877. « La mère Heuzey », comme il l’appelle parfois familièrement, ne peut pas être Mme Alexandre Heuzey, certaines précisions fournies par l’écrivain lui-même s’y opposant. « Cette lettre a été interrompue », explique-t-il à sa correspondante, en date du 7 juillet 1869, « par la visite de Mme Heuzey et de sa fille ». La progéniture de Mme Alexandre Heuzey s’étant bornée à deux garçons, la conclusion s’impose de soi. Mon cousin, M. Maurice Heuzey, à qui j’avais fait part de ma perplexité, pense qu’il s’agirait d’une demoiselle Delacour, épouse d’un certain Edmond Heuzé, dont elle eut deux enfants : une fille, Jeanne-Marie, devenue Mme Mazeline à laquelle Flaubert décerne cette louange : « Le festin chez la mère Heuzey a été des plus gais, Mme Mazeline m’a semblé plus jolie que jamais », — et un fils, décédé en 1877. Or, dans une lettre du 2 septembre de la même année, Flaubert entretient sa chère Caroline d’un deuil qui vient de frapper « cette pauvre Mme Heuzey ». Malgré l’orthographe différente du nom, la concordance des faits et des dates rend cette identification plausible (1).
Les flaubertistes sauront gré à M. Maurice Heuzey d’avoir retrouvé l’état civil de cette correspondante du grand romancier rouennais. Ce sera aussi l’excuse de cette digression.
Quant à la carrière de Léon Heuzey, j’en énumérerai simplement les principales étapes jusqu’à la mort de Gustave Flaubert : École d’Athènes, 1854-1858 ; Mission de Macédoine, 1861 ; professeur d’histoire et d’archéologie à l’École des Beaux-Arts, 1863 ; création du cours de costume antique étudié sur le modèle vivant, 1865 ; Conservateur adjoint des Antiques, au Musée du Louvre, 1870 ; Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1874.
Les relations Heuzey-Flaubert sont attestées, dans les archives familiales, par plusieurs documents :
Correspondance de Mme Alexandre Heuzey avec son fils, contenant plusieurs allusions au voyage en Orient (2) ;
Lettre de G. Flaubert à Léon Heuzey : remerciement élogieux pour l’envoi du Mont Olympe et l’Acarnanie, premier ouvrage scientifique du jeune savant, retour de Grèce (3) ;
Un exemplaire de Salammbô, 3e édition Michel Lévy, avec cette dédicace :
« à mon ami Léon Heuzey,
« Souvenir affectueux. »
Dédicace assez banale, qui, néanmoins, donne bien le ton des rapports entre les deux hommes : celui d’une sympathie et d’une estime réciproques rarement manifestées mais très réelles, l’hermite de Croisset n’étant pas homme à prodiguer le titre d’ami, ni à protester de son affection, fût-ce dans un simple envoi.
Une lettre d’Alexandre Heuzey à son fils, lui annonçant la mort de Flaubert et en relatant, brièvement, les circonstances (voir ci-après)
Enfin, j’ai eu la chance de réunir trois lettres adressées par Léon Heuzey à Gustave Flaubert. Les deux premières en date font partie du legs Lovenjoul, conservé à la Bibliothèque de l’Institut. Dans l’une, l’expéditeur demande à l’habitué de Saint-Gratien d’appuyer, par une démarche auprès de la Princesse Mathilde, sa candidature, contre Froëhner, au poste de Conservateur des Antiques au Musée du Louvre ; l’autre est un remerciement, et le nouveau promu, assure l’érudit auteur de Salammbô, qu’il sera très heureux de lui faire, toutes les fois qu’il le voudra, les honneurs des vieilles pierres dont il a maintenant la garde. Le ton est franc et empreint d’une familiarité cordiale. La troisième a trait à Alexandrie. Je l’ai incorporée à un article qui paraîtra prochainement dans la Revue d’histoire littéraire (1).
Après 1870, plus rien sur Flaubert dans la correspondance familiale, jusqu’en 1880. A cette date, je trouve une lettre d’Alexandre Heuzey annonçant à son fils la mort de son ami.
« Rouen, dimanche 9 mai 1880.
« … Je n’ai rien de nouveau à t’apprendre ici, si ce n’est qu’hier, à Croisset, ton ami Flaubert (Gustave) est décédé subitement d’une attaque d’apoplexie à laquelle on était loin de s’attendre, car la veille il était encore plein de santé et se disposait à prendre, comme il disait, l’air de « Paris et se retrouver avec ses camarades Goncourt, Daudet et Tourguenef. Hier matin, en sortant du bain, vers 11 heures, il s’est senti mal à l’aise et quoiqu’il ne paraissait pas s’en inquiéter, on est allé chercher le médecin de la localité qui est arrivé immédiatement, mais trop tard encore pour le secourir ; le malade avait déjà perdu connaissance et la mort est survenue en vingt minutes sans qu’il eût repris connaissance. »
L’intérêt de ces lignes, écrites le lendemain même de l’événement, consiste en ce qu’elles confirment le récit qu’a donné de la mort de son oncle Mme Commanville et les déclarations des docteurs Tourneux et Fortin (1) ;
On a beaucoup parlé, depuis quelque temps, du suicide de Flaubert. Les partisans de cette thèse n’accorderont au témoignage que je viens de produire aucune valeur convaincante ; ils voudront y entendre le simple écho d’une version officielle, accréditée le jour même — notre lettre est du 9 — par la famille, Mme Commanville et Guy de Maupassant alertés par télégramme, étant arrivés à Rouen vers les 9 heures du soir. Le récit, certainement fantaisiste, que du Camp a donné de la mort de Flaubert, est interprété dans le même sens. Ce récit, autrefois attribué à une jalousie malveillante, persistant perinde ac cadaver, est maintenant considéré par plusieurs flaubertistes comme un pieux mensonge, renforcé comme il est de règle par des détails dramatiques et précis, destinés à mieux donner le change (1). Cependant, malgré la mise en lumière de certains faits assez troublants, récemment révélés (2) (embarras financiers plus importants qu’on ne le pensait, propos pessimistes, scellés apposés sur la porte du cabinet de travail), cette présomption s’accorde mal, à mon sens, avec ce que nous savons de l’homme et de son caractère. Il faut encore attendre avant de se prononcer, je me borne à verser une pièce au dossier.
Jacques Heuzey
(1) Elle a été établie d’après les inscriptions d’une tombe du Cimetière Monumental de Rouen.
(2) Voir notre édition des Lettres de Grèce, pp. 71-72.
(3) Id., ibid, p. 145, et notre article cité ci-après.
(4). Quelques sources inédites de !a « Tentation de Saint-Antoine ».
(5) Caroline Commanville, Souvenirs intimes (Correspondance de Flaubert, t. I).
(6) Voir l’article du Dr Finot, dans la Revue « Les Alcaloïdes », réhabilitant du Camp. On a, sans doute, beaucoup exagéré la brouille des deux anciens compagnons de voyage en montant en épingle certains propos assez virulents de Flaubert.
(7) G. Normandy, « Gustave Flaubert »— Lettres inédites à Raoul-Duval, préface de Edgar Raoul-Duval, Paris, Albin Michel, 1950.