Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 1
Pour les amis de Flaubert
Si jamais fondation d’une société groupant les amis d’un écrivain fut opportune, ce fut bien celle qui réunit les fidèles de Gustave Flaubert. Non point que la gloire du grand romancier eût besoin qu’on attisât un enthousiasme près de s’éteindre : sa renommée est depuis longtemps trop fortement fondée pour qu’il faille lui venir en aide. Flaubert est aujourd’hui un de nos classiques, en ce sens qu’il est un des maîtres de la prose française, un de ceux qui manqueraient à notre littérature s’il n’était venu au milieu du siècle dernier orienter le roman vers un destin nouveau, ouvrir une voie où bien d’autres allaient le suivre sans parvenir d’ailleurs à le rejoindre. Mais ce que se proposaient les membres de l’Association, c’était avant tout de veiller sur un héritage aussi bien temporel que spirituel. Les œuvres de Flaubert ne sont pas menacées de périr ; mais le pavillon, le musée de Croisset, plus qu’aux trois quarts ruinés par les bombardements, allaient disparaître si l’abandon dans lequel on les laissait s’était prolongé. Mais entre tous ceux qui étaient vraiment des amis de Flaubert, parce que, lecteurs de ses livres de sa correspondance plus encore, ils avaient compris l’homme, senti, pour ainsi dire, battre son cœur, à tous ceux-là qui, en vérité, l’aiment comme on aime un grand aîné, comme on aime un vivant ou comme on pleure un mort dont on garde un souvenir toujours aussi vif, entre tous ces hommes de bonne volonté, manquait un lien. C’est ce lien, que se propose d’établir, de resserrer pouvons-nous plutôt dire aujourd’hui, l’Association des Amis de Flaubert. Car depuis deux ans, cette Association existe, et donne les preuves les meilleures de son utilité ; j’allais écrire de sa bienfaisance.
Une société telle que celle-ci est bienfaisante lorsqu’elle sert utilement la mémoire de l’artiste dont elle groupe les amis, lorsqu’elle la sert de la manière qu’il eût souhaitée lui-même. Il y a peut-être l’apparence d’une contradiction entre ce que je viens de dire et ce que nous savons de Flaubert, de ses idées tant de fois et si librement, si violemment même exprimées dans ses lettres. Il s’est appliqué, ce sage, à cacher sa vie. Il a dit que l’œuvre publiée appartient à tout le monde, mais que l’homme qui la composa, qui n’a rien laissé voir de lui-même dans ses livres, n’est pas « intéressant ». Il a dit : « le premier venu est aussi intéressant que le nommé Gustave Flaubert ». Sa pudeur farouchement intransigeante ne permettait pas qu’on soulevât le voile. Et le voici qui nous est livré tout vif, tout saignant, dans ses lettres intimes ; voici que ses écrits de jeunesse sont répandus comme ses œuvres de pleine maturité, que ses moindres ébauches sont commentée, qu’on y cherche les premiers balbutiements de son génie. N’est-ce point à supposer qu’il va sortir de sa tombe pour vitupérer les profanateurs ? Non certes. Son orgueilleuse modestie ne prévoyait pas ce qu’il allait advenir de lui, pas plus que l’homme si fort attaché aux tendres souvenirs de Croisset ne pouvait imaginer qu’il ne s’écoulerait pas trois ans après sa mort qu’une fabrique s’élevât à la place de sa thébaïde. Il n’aurait pas supposé que sa nièce elle-même publierait sa correspondance, il se serait refusé à penser que cette épreuve le grandirait encore, lui gagnerait par le monde entier d’innombrables amis selon le cœur, autant d’amis qu’il se trouve de lecteurs de ses lettres. Et lui-même, puisqu’on avait commencé de soulever le voile, lui qui était tellement épris de vérité, aurait sans doute voulu que l’image du grand mort qu’il était devenu, apparût complète. Il est de ceux qui n’ont rien à redouter d’être intimement connus. Et c’est pourquoi l’Association des Amis de Flaubert me semble destinée à faire œuvre utile en aidant tous ceux qui essaient de mieux connaître Flaubert, qui cherchent, publient, et par cela même servent la mémoire du grand Normand.
René DUMESNIL