Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 7 – Page 15
Le Voyage de Flaubert en Algérie-Tunisie
En marge de Salammbô (1), Avril-Juin 1858
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I
Un manuscrit mal lu : Le Carnet
Flaubert s’étant, du 12 avril au 5 juin 1858, « esbigné pour le rivage du Maure » (1) dans le but que chacun sait, il reste, de son déplacement aux lieux où fut Carthage, le texte cursif de l’un des treize Carnets de Notes de Voyage dont les manuscrits sont déposés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (2). Le carnet correspondant au voyage en question, de dimensions 16 1/2×9, portant le numéro 10 de la collection dite Série 61, compte 77 feuillets écrits, au recto et au verso, complétés par une dizaine de croquis sommaires (profils de montagnes, détails de ruines) et, — folios 72 et 73, — par quelques renseignements : « poudre d’or…, scorpion… œufs, caille et Gibraltar…, demoiselle de Numidie… etc.., » que l’écrivain espérait utiliser dans Salammbô (3). Comme, en majeure partie, les Notes furent prises sur le terrain, ou consignées au soir de longues courses, l’auteur les a écrites au crayon ; puis, repassées à l’encre lorsque Flaubert eut regagné Croisset. Le temps aidant, plus d’un mot est devenu aujourd’hui presque illisible. Si bien que les diverses éditions du Carnet 10 {Conard, 1910 ; Librairie de France, 1922 ; Belles-Lettres, 1948) (4), n’ayant pas fait l’objet d’une recension suffisamment attentive du manuscrit comportent, — en dehors d’omissions volontaires de certains passages des Notes, jugés d’une crudité d’expression susceptible de choquer le lecteur —, de nombreuses et graves erreurs de lectures.
Aussi bien, et avant tout, la présente étude se propose-t-elle, — compte tenu du manuscrit lui-même que M. de Saint-Rémy, Conservateur-Adjoint de la Bibliothèque, a bien voulu revoir minutieusement avec nous, (5) — de rétablir le texte tel qu’il est sorti de la main de Flaubert. Quelques-unes de ces transcriptions défectueuses paraissent être de simples inadvertances de plume ; par exemple, page 566, de l’édition la plus récente (Belles-Lettres), un pantalon « bordé » pour « brodé de soie » ; ou, p. 550, « un enfant aux narines relevées et fines », pour « relevées et pincées »7 On fait dire à Flaubert, p. 569, que le Bey a reçu « les corps consulaires », alors que le singulier, comme il se doit, était employé correctement. Plus sérieuses s’avèrent les erreurs suivantes : d’une lecture hâtive, p. 562, « la prairie de la Goulette se distingue… », au lieu de : « la prairie et la Goulette se distinguent », comme l’a écrit Flaubert, résulte une confusion regrettable : l’écrivain a, en effet, parfaitement exprimé deux aspects différents du paysage : d’une part, les étendues vaguement herbeuses (la prairie au pied de la colline de Carthage) ; d’autre part, les mornes terrains amphibies, salés et stériles constituant proprement les abords de La Goulette.
Ailleurs, p. 572, — Flaubert cheminant sur la piste de Medjez-el-Bab, — le texte imprimé parle d’un « second paysage de jujubiers », alors qu’il s’agit du mot passage, lequel veut exactement traduire le réel obstacle représenté, pour le voyageur et son escorte, par ces « jujubiers sauvages » arbustes épineux dont ils avaient déjà éprouvé le rêche contact dans la brousse, au-delà de Bordj-el-Amri, la première étape. Mauvaises lectures encore à propos de ce P. Jérémie, desservant de Bizerte, dont l’écrivain note, p. 566, qu’il est « spirituel et très ironique » (et non « comique »), en particulier pour ce que ce brave homme de curé avoue seulement « quatre paroissiens » (6). Incompréhensibles sont, p. 581 et 582, les évocations de « larges quais » rencontrés auprès d’une rivière que le voyageur et son escorte ont dû « passer plusieurs fois » et « remonter après » ; car il s’agit de gués (7) orthographiés « guais » par un écrivain souvent en délicatesse avec le dictionnaire (8). Également mystérieuse apparaît une note du texte, de la page 580, par suite d’un oubli de guillemets, mis cependant par l’écrivain, avant les propos, — qu’il rapporte, — d’un de ses compagnons de route, officier subitement devenu fou, et qui croit voir en un convive de table d’hôte, puis en Flaubert lui-même, un certain Carpentin (et non Carpentier), « vétérinaire de son régiment ». Enfin, p. 584, le mot « Crique » et l’exclamation : « Flaubert, c’est toi, Flaubert ! » signifie simplement qu’e, rentré à Paris, le romancier s’est rendu au cirque où il a retrouvé l’une de ses amies, l’actrice Person (9), exprimant, par ce « c’est toi ! » son ahurissement et sa joie à revoir le voyageur.
Une édition enfin correcte du Voyage en Algérie-Tunisie, qui tiendrait compte à la fois des erreurs de lectures signalées ci-dessus et de celles, relevées par M. P. Martino (10), à propos des fautes de transcription des toponymes relatifs à l’itinéraire suivi par Flaubert, nous paraît donc devoir être envisagée avant que les lettres françaises célèbrent, en 1962, le centenaire de Salammbô.
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Cela dit, notre travail peut, semble-t-il, se justifier pour une autre et aussi importante raison. En examinant en effet, le contenu du Carnet 10, il est facile de remarquer que, sur une cinquantaine de pages de texte imprimé, le tiers à peine de ces Notes répond strictement au souci du voyageur : savoir, la visite des lieux historiques ou présumés tels où se situera l’action du roman projeté ; et en outre, la prise de contact effective de l’écrivain avec le décor naturel et humain de la future Salammbô. Documentation, du reste, précieuse et féconde, puisqu’au romancier rentré dans la solitude de Croisset, elle fournira la substance d’une « authentique » évocation des sites puniques et aussi des images permanentes du ciel et de l’homme nord-africains (11). N’empêche que la majeure partie des pages de notre Carnet concerne, en réalité, quantité de notations qui semblent hors sujet, puisqu’elles intéressent, prises sur place, non l’Afrique ancienne, mais bien l’Algérie constantinoise et surtout la Régence de Tunis telles que Flaubert a pu les observer à l’époque de son voyage.
D’où, — l’on s’en doute — , l’intérêt qu’il y aurait, comme nous allons le tenter, à relever puis à grouper d’une manière cohérente, tant de constatations dispersées dans cette « Relation » sans style ou plutôt cet Aide-Mémoire à usage strictement personnel, afin d’en dégager une sorte de « Tableau de l’Algérie-Tunisie, en 1858, tel qu’il résulte des remarques immédiates, des jugements impromptus d’un observateur de race.
II
Flaubert et l’Algérie-Tunisie de 1858
A. — Au « Royaume du sabre »
Rappelons qu’en annonçant le 23 janvier 1858, à Mlle Leroyer de Chantepie, son prochain voyage « au pays des dattes », afin, dit-il de « connaître à fond les paysages que je prétends décrire », cette randonnée, Flaubert la réalisa en effet du 12 avril au 5 juin suivant. Le 16 avril, il s’embarque à Marseille ; le 18, il accoste l’Algérie par Stora-Philippeville, profitant de l’escale pour une courte incursion à Constantine, la Cirta punique ; s’arrête également à l’échelle de Bône ; arrive, le 24 à Tunis où il séjourne et d’où il rayonne dans la banlieue, puis au Nord jusqu’au 22 mai, date de son départ pour le Kef par Dougga ; il quitte le Kef, le 25, vers l’Algérie par Souk-Ahras, Guelma, Constantine ; et bien qu’il ait, de Croisset, projeté une expédition de « huit jours » jusqu’à Sfax, le voyageur reprend, le 2 juin, le bateau pour Marseille.
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Donc, et sans que nous nous astreignions à suivre pas à pas Flaubert dans son bref itinéraire (12), voici d’abord des instantanés concernant, à l’aller et au retour, l’Algérie et son milieu autochtone : Arabes de Stora « couverts de grands linges grisâtres ; un surtout, un vieux chassant un âne qui porte des fagots ». — D’autres, aux abords de Constantine, « couverts de haillons (pas une femme) chassant des ânes couverts de branches avec leurs feuilles… ; un palmier, mais vilain ; une chèvre jaune et sans cornes broute sur une pente à droite ; troupeaux de chèvres… » — Sous les remparts de Constantine, « place grise, en pente, couverte d’Arabes. Leurs cahutes, en forme de loge à chien, ont un toit (ce qui les distingue de celles des fellahs… Les hommes font de longues masses blanc sale flottant ; ce qu’il y a de plus brun, ce sont les visages, les bras et les jambes, cela est d’une pauvreté et d’une malédiction supérieures… » L’interprète du Bureau Arabe, « Salah-Bey, petit-fils du bey de Constantine ; grand jeune homme pâle, à la tournure distinguée et un peu molle ; il a pris une seconde femme et s’échigne dessus », lui fait visiter trois mosquées. Puis, le chef du bureau arabe lui-même lui montre, au cours d’une promenade « trois gaillards grêles et étranges : ce sont des mangeurs de haschich, chasseurs de porcs-épics : qui deviendront dans Salammbô, les Mangeurs-de-Choses-Immondes.
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Beaucoup plus nombreuses se présentent les notations témoignant de la présence européenne en Algérie. Celles-ci d’abord, qui concordent pour donner à tout instant au voyageur l’impression d’un pays soumis à l’Armée, où le militaire règne en maître : casernes et fortifications de Philippeville ; les soldats de la terrasse en face jouent des fanfares ; place d’Armes de Constantine ; « zouaves faisant l’exercice ; en face, la pyramide du général Damrémont » ; — pénitencier de Bône où « les prisonniers militaires terrassent une terre blanche en plein-soleil (et leurs) inscriptions exaspérantes sur les murs ». — Guelma, où « les monuments pour la troupe tiennent une grande place »…, bref, cet aspect « Algérie, corps de garde d’Occident », cette « forte odeur d’absinthe et de caserne » qui frapperont immédiatement, trois années plus tard, Alphonse Daudet et son cousin Raynaud lorsqu’ils débarqueront en Alger. (13)
D’ailleurs, la plupart des Français rencontrés ou auxquels Flaubert aura affaire appartiennent à l’armée et, puisqu’on ne se bat plus, le voyageur appelle « bureaucrates militaires », ces officiers de bureaux arabes, tels l’accueillant M. Vignal de Constantine, ou le « sécot, inhospitalier » M. de Serval (14), ou encore M. Borrel, lequel, à Guelma, « débarrassa » opportunément l’écrivain d’un certain commandant Gosse du 5e Hussards, chaperonnant Flaubert depuis Souk-Ahras et dont la cervelle venait de se déranger : « vous êtes Carpentin, » et il me prend au collet » (15). — Avec eux, déjeune « M. Constant, brave et gros hussard » répétant à plaisir : « Un bon déjeuner, S… n… de D…, un bon déjeuner ! » C’est encore, — lorsque le romancier atteint le bordj frontière de Sakiet sidi Youssef, — un officier chef de poste dont l’intervention opportune permit à Flaubert, « arrêté par des cavaliers du gouverneur de la province étonnés de son accoutrement romantique et de ses véhémentes gesticulations », d’être relâché par ces auxiliaires trop zélés. (16)
Les fonctionnaires civils d’alors partagent souvent la vie des militaires qu’ils singent d’ailleurs, en s’accoutrant eux aussi, de tenues martiales (17). Flaubert rencontre, par exemple, à la table d’hôte, voisinant avec « Messieurs les officiers », le « directeur des postes : ignoble et bête, au collet crasseux ». À celle de Constantine encore, un postier et trois autres messieurs qui ont voulu flatter leur hôte puisqu’ « ils connaissaient la Bovary ». Et ce détail fait songer a Chateaubriand écrivant, étant étonné sans doute que flatté, qu’il vit, en 1807, à son passage « à Tunis, tant à la Légation que dans la ville, plusieurs jeunes Français à qui mon nom n’était pas tout à fait étranger »… (18) Par contre, Flaubert note, d’un conseiller de préfecture sans doute peu lettré : « homme bien et complètement nul ». Lui plaît davantage le pittoresque procureur, impérial Arembourg » ; « léger, petit, gai, chapeau de paille de matelot bordé de noir, guêtres ». Partie de campagne au Hamma, dans les environs de Constantine, chez un hôte au nom baléare, avec polkas, parties de cartes… et déjeuner où Flaubert s’est solidement « empiffré ».
Le culte catholique est représenté par un abbé de la Fontan, « charmant, un Fénelon brun » ; par « trois religieuses surveillant des enfants qui faisaient s’envoler des écoufles… ».Et, entrant à l’église Saint-Augustin de Bône, des « plongeurs napolitains vont prier pour que le ciel leur accorde une augmentation de paie »
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Au cours de sa randonnée, Flaubert n’a pas manqué de noter l’impression que lui font les petites villes algériennes de création récente : Stora par exemple : sa « rue principale a des arcades genre rue de Rivoli… ; beaucoup de cafés. » Ou Philippeville, avec « ses maisons à toits en tuiles blanches et toutes modernes ; …le soir, baraques de saltimbanques… » Ou encore Souk-Ahras, « ville neuve,atroce, froide, boueuse ».
Mais il a été beaucoup plus frappé, en plein bled, par les images ou les incidents de la route elle-même. Et il retrouve sa verve pour décrire ses compagnons de diligence, européens, soldats,gens d’affaires :
« Parti le soir (de Philippeville), sur la banquette. Il y a derrière moi deux Maltais, un spahi et un Provençal ou Italien. La voiture craque et gargouille comme un ventre trop plein. Ces animaux, derrière moi, puent et gueulent ; le Provençal veut blaguer le spahi, qui rit en arabe ; les Maltaishurlent ; tout cela n’a aucun sens qu’un excès de gaîté. Quelles odeurs ! Quelle société ! « Macache ! Macache ». À ma droite, un petit monsieur tout en velours, entrepreneur de toutes espèces de choses, assurances, terrains, etc… Il a été spahi ». Scène d’une parfaite couleur locale et qui aura tellement enthousiasmé Flaubert qu’il la contera, deux ou trois jours plus tard, le 25 avril, au brave Louis Bouilhet, — Rouennais de la rue Beauvoisine —, d’une manière aussi fidèle, mais encore plus caricaturale :
« En fait d’ignoble je n’ai rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien… qui étaient saoûls comme des Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plaisanteries et des gestes obscènes, le tout accompagné de pets, de rots et de gousses d’ail qu’ils croquaient dans les ténèbres à la lueur de leurs pipes. Quel voyage et quelle société ! C’était du Plaute à douzième puissance. Une crapule de 75 atmosphères… »
Complaisamment, Flaubert s’attarde dans une narration qui, sous sa plume amusée, ne le cède en rien, par ses détails savoureux et précis, à de pareilles rencontres évoquées dans le Tartarin de Daudet. Il n’omet tien, de ce qu’il observa avidement, ni la « route bordée de saules » ; ni les montées à pied, pour soulager l’attelage, avec « ce voisin (qui lui) montre une place où il a, une nuit, en pissant ainsi avec d’autres voyageurs, aperçu trois lions, couchés tranquillement ; le pays en est plein ». Ni, un peu plus loin, avant d’accéder au rocher de Constantine, l’interminable ascension au cours de laquelle un de ses compagnons (un horloger) horriblement « pied-bot, monte avec sa béquille ».
Rien de plus expressif, dans ce raccourci, et même de plus poignant, même dans les si vivantes-descriptions de « Louis Bertrand l’Africain » (19), que tel tableau de villages de colonisation entrevus dans la nuit chaude et poussiéreuse, avec « un incendie sur la droite » ; des « files de charrettes dételées », des ponts mal conditionnés, « plus étroits que le chemin », et ces minables relais d’auberges « qui sont pleines, (mais) ont l’air d’abord désertes » ; une « grande salle nue,… une longue table, des hommes qui dorment, un comptoir et des tonneaux ».
Mieux encore, quelle impression désolée, en dépit de leur sécheresse de procès-verbal, se dégage des notes concernant un autre centre de colonisation traversé, cette fois, en plein jour :
« Millésimo. — Village atroce, tout droit ; lignes d’acacias devant les maisons basses, petites clôtures… Enseignes de marchands de vin, et les maisons sont vides, les fenêtres, sans carreaux ; des femmes, dans les champs labourent ou sarclent en vestes et en chapeaux d’hommes, portières de Paris transportées au pays des Moresques. Et les misères qu’il doit y avoir là-dedans, les rages, les souvenirs, et la fièvre pâle et famélique ! »
Tableau étonnant : exactitude cursive du détail ; vision intégrale, implacable, et qu’on pourrait dire symbolique d’un spectacle trop fréquent : celui de l’une de ces quarante-deux « colonies agricoles » fondées en 1848, mieux pour se débarrasser des ouvriers parisiens remuants des Journées de Juin, que pour développer vraiment la colonisation de l’Algérie. Ce village de Millésimo a été en effet constitué par « le seizième convoi d’émigrants parisiens arrivés le 30 décembre 1848 et installé, tout comme les autres centres, par l’Armée, selon un type rigoureusement invariable. Et il a subi le sort de beaucoup de ces créations « politiques », donc artificielles, réalisées sans conviction de la part de la haute administration locale ; régies sans souplesse, avec défiance même de ceux que le général Pélissier appelait des « échappés des barricades » ; et qui, en tout cas, n’étaient nullement préparés au rude métier de colon. Car, avec leurs bicoques entourées de jardinets pour banlieusards, leurs concessions dérisoires, ces « colonies » étaient dès leur naissance, marquées pour la mort sans phrase ; ou, tout au moins, tel Millésimo, condamnées à une vie stagnante, à la situation pitoyable de centres abandonnés pour le seul triomphe des mastroquets ou des rapaces marchands de biens guettant les successifs et infortunés « renonciataires ». Or, cet épisode dramatique de la colonisation en Algérie, Flaubert, encore une fois, l’a « rendu » avec une probité et une autorité remarquables chez un homme qui n’avait cependant rien d’un commissaire-enquêteur : en notant, incidemment, dix ans après la création de Millésimo, les résultats de cette « expérience algérienne » les quelques lignes du carnet prennent et gardent valeur de témoignage. (20)
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Encore quelques colons, ceux-ci visités dans leurs fermes isolées ; l’un Auberger, le meunier de Mezelfah, « gros mastoc, assez cordial », qui fait à Flaubert un bout de conduite le long des « lauriers-roses et des saules pleureurs ». Toutefois, la « ferme Faucheux », avec son « fermier, monsieur dégradé, borgne, le bras luxé » lui apparaît évidemment bien moins sympathique qu’une métairie normande.
On remarquera qu’à part une certaine Mme Auberger, la meunière de Mezelfah, « brune, distinguée », aucune autre femme n’apparaît dans la partie algérienne de ces Notes. Et cela pourrait sembler étrange si l’on ne se souvenait que l’Algérie de 1858, prise entre trois systèmes : la dictature militaire, le royaume arabe, le régime civil, en sera, de longues années encore à chercher sa voie, toujours « sous l’empire d’un régime provisoire », comme l’écrivait un ami de Daudet, Clément Duvernois (21), ex-fonctionnaire algérien. Socialement parlant, la colonie, outre ses soldats encore sur le qui-vive, reste, par quantité de ses colons et même de ses fonctionnaires, à la phase du pionnier, souvent célibataire (22). Ou alors, si le voyageur a aperçu des femmes, quelles silhouettes, plutôt masculines, comme « celles qui, dans les champs, labourent et sarclent en vestes et en chapeaux d’hommes » ! Cependant, l’élément féminin ne perd aucunement ses droits dans les Notes d’un écrivain qui n’était pas un intégral misogyne, car voici d’autres femmes observées sur le paquebot du retour : ce sont d’ailleurs soit des algériennes de condition assez suspecte, telle cette « demoiselle de Philippeville, fille d’un pharmacien, grosse dondon enceinte » ; soit de ces pseudo-théâtreuses qui, telle la « vieille actrice de Bône », font les garnisons du littoral ; soit, plus nettement encore, de ces « épaves de Bullier ou du Casino », comme, à l’embarcadère de Stora, les trop classiques « vierges folles suivant l’armée », (23) comme cette « petite garce des quatrièmes » flanquée d’un gendarme « guallant », les unes et les autres passagères de l’Oasis.
Au total, cette Algérie des indigènes, des colons et des militaires n’a guère inspiré à Flaubert que des Notes sévères dans l’ensemble. Et qui, correspondant à une réalité assez peu flatteuse, l’amèneraient, si tel était son souci littéraire du moment, à conclure, d’accord avec les propres observations de son ami Daudet, à une espèce de faillite « à l’endroit de la politique de l’Empire en Afrique du Nord (24)
B. — la Régence au temps de Mahomed-Bey
Toutefois, ce n’est point l’Algérie qui devait retenir l’attention du voyageur. S’il a quitté Polybe et la Bible, Corippus et Strabon, l’Abbé Mignot et Diodore de Sicile, c’était expressément pour pouvoir, à son retour, les yeux pleins d’images précises, naturellement « aller dans Carthage. »
Mais, outre ces visions antiques ou permanentes, réelles ou imaginées, quels autres tableaux Flaubert rapportera-t-il spécialement de la Régence de 1858 ? À priori, et même compte tenu du fait qu’il passa d’une colonie française en pays étranger, rien, semblerait-il, — d’un point de vue autre que politique, — ne devrait différencier profondément ces deux territoires étroitement unis, au contraire, par la géographie, sans oublier, incidemment, une très ancienne histoire. Or, nous allons, avec Flaubert découvrir une Tunisie sans quasi rien de commun avec une Algérie apparemment dissemblable par les seuls postes-frontière.
Tout d’abord, voici une constatation assez paradoxale : sur ce sol qui en a presque encore pour un demi-siècle avant d’être érigé en « protectorat », et où l’on accède du reste sans obligation de passeport (25), la présence, non seulement nominative mais effective, d’une forte, vivante, bien que peu nombreuse « colonie européenne » (26) avec ses deux « sociétés », au sens rigoureusement balzacien du terme : 1° le monde des divers consulats, auquel se joint le personnel d’encadrement de l’armée tunisienne et de certains services beylicaux ; 2° les négociants, installés soit pour leur compte, soit comme agents presque héréditaires de très vieilles maisons de commerce. « Colonie », qui, en particulier pour nous, a ses titres de noblesse remontant officiellement à l’an 1577, date de fondation du Consulat de France. Situation, privilégiée, par la nature et les « relations de bonne correspondance », de nos consuls et marchands en cette échelle de Tunis où, aussi bien qu’en sa voisine barbaresque, le dicton vaudrait que « le Français peut cuire sa soupe chez lui et venir la manger chaude à Alger ». Et cette prééminence de nos couleurs, traditionnellement soutenue et affirmée, nous la voyons soulignée par les voyageurs en la Régence à l’époque de Flaubert.
C’est ainsi qu’envoyé en mission archéologique par le comte Walewski, A. de Flaux note, en 1861, que si « les Français sont peu nombreux à Tunis, cependant le Consul de France a le pas sur tous les autres » et qu’ « il faut avoir été à Tunis pour se faire une idée de la grande situation que M. Léon Roches (le consul d’alors) a prise ; je n’exagère rien en disant qu’après le Bey et à côté du Khaznadar et du général Khereddine, il n’y a point d’individualité comparable à la sienne… » Notre Consul a pourtant affaire à forte partie en la personne de son collègue britannique, — « très instruit et très riche » —, M. Wood et de son épouse laquelle « tient par orgueil national à représenter dignement l’opulente Angleterre », Néanmoins, remarque l’envoyé du Comte Walewski, c’est du consulat de France que part toujours le signal des fêtes. Mme Roches est à peine de retour de sa belle résidence de la Marsa qu’elle inaugure le carnaval par un grand bal ». Et, bien entendu, Mme Wood de « répondre de suite à ce joyeux appel » (27). En l’absence du Consul Général et de sa femme, Mme et M. Alphonse Rousseau, premier drogman, reçoivent au nom de la France. Outre les Roches, les Wood, les Rousseau, assistent à ces réunions de la season d’hiver toutes les autorités diplomatiques de la Régence « représentant, nous dit le genevois Henry Dunant dix à douze pays » : auprès de S.E. le comte Raffo, interprète en chef et presque ministre des Affaires Étrangères du Bey, diverses notabilités, comme les de Nyssen, dont la famille est fixée à Tunis depuis de longues années ; le Dr Heap, fils de l’ancien représentant des États-Unis à Tunis ; la famille de Montès où l’hospitalité est traditionnelle de père en fils ; les « familles Davis, Cubisol, Tullin, Chandlers…, Chapelié, dont le nom est plus que séculaire à Tunis… ». (28) figurent aussi les chefs de la Mission Militaire qui, depuis 1827 et surtout avec Ahmed-Bey, a été créée pour donner à la Régence une armée à l’européenne, notamment le lieutenant-colonel français de Taverne ou le colonel piémontais Calligaris, lequel a laissé, de cette vie mondaine de Tunis une Relation des plus pittoresques :
… »Je dis, écrit-il par exemple sur le sujets haute société, parce qu’il ne faut pas confondre les réunions des commerçants avec les salons des fonctionnaires diplomatiques : ce sont deux classes très distinctes et entre lesquelles il passe une immense ligne de démarcation » (29).
Loin d’être une digression superflue, — comme la plupart des noms précités se retrouvent dans les Notes de Flaubert, — les détails précédents montrent clairement qu’au rebours de l’existence assez grossière des militaires, fonctionnaires et colons d’Algérie, il y avait, depuis longtemps, au « Royaume de Tunis », une véritable vie de société, laquelle se manifestait, en dehors de salons, par l’existence d’ « un cercle européen, circolo eurepeo di Tunisi avec journaux, billard, où l’on reçoit avec complaisance les Européens de passage ; une société philharmonique… et une bibliothèque où l’on trouve une collection de manuscrits arabes très intéressants ». (30)
Au reste, milieu européen, — malgré ses deux castes, — très fermé, et, du fait de l’ancienneté de familles « fransques » établies à Tunis, d’une réputation bien assise. Monde d’une parfaite moralité. Le temps n’était pas encore, des premières années de l’occupation française, où certains aventuriers s’abattraient, tout comme dans l’Algérie d’après 1830, sur le nouveau Protectorat et donc où, « avant de serrer la main au nouvel arrivant, on lui demanderait d’abord son casier judiciaire ». (31)
(À suivre).
Aimé Dupuy.
Conférence prononcée par M. Aimé Dupuy, Inspecteur d’Académie honoraire de Tunis à la « Société des Amis de Flaubert » – Rouen, le 19 Octobre 1952
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(1) Lettre du 23 mars 1858 à l’archéologue Alfred Baudry.
(2) Outre les Carnets de Notes de voyages, la Série 61 compte également 18 Carnets de Notes de lectures dont certaines ont récemment fait l’objet d’une méthodique et vivante critique par Mme M.-J. Durry, Professeur à la Sorbonne : Flaubert et ses projets inédits, Paris, 1951.
(3) On trouve même, folio 74, une esquisse de phrase tout à fait dans la manière de Salammbô : « …la ville illuminée et les navigateurs qui allaient de X à X si ce n’était pas un volcan qui surgissait des flots ».
(4) Cette dernière édition, comme celle dite du Centenaire, a reproduit la plupart des erreurs de lecture de l’édition Conard. Elle a même corrigé malencontreusement : Sakiet Sidi Ionsen en Sakiet Sidi Lonsen, alors que Flaubert avait correctement écrit : …iousef.
(5) Qu’il veuille bien recevoir ici nos meilleurs remerciements.
(6) Alors que, selon Flaubert, le Père a parlé de « 41 paroissiens ».
(7) Victor Guérin, voyageant en Tunisie en 1860, écrit p. ex. : « nous franchissons à gué la Medjerdah ».
(8) Flaubert écrit, folio 15 V° : « des tambourins raisonnaient » (sic).
(9) V. à ce sujet M.-J. Durry, op. cit. p. 279.
(10) Pierre Martino : Notes sur le voyage de Flaubert dans la Régence de Tunis et en Algérie (1858), in Mélanges d’Histoire et de Littérature offerts à Joseph Vianey, Paris, 1934.
(11) Voici quelques-unes de ces Images, telles qu’elles sont notées au cours du voyage, puis reparaissent utilisées dans Salammbô :
Voyage
P. 568 de l’éd. Belles-Lettres « la terre se fend si régulièrement, en forme de dalles… »
p. 542 : « …des Arabes couverts de grands linges grisâtres… »
P. 545 : « …ce sont des mangeurs de haschisch, chasseurs de porcs-épics… ; ces mêmes hommes prennent les Hyènes, les amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens…, »
p. 577 : « …Je rencontre une petite Bédouine, le coude dans la main et la joue dans les trois doigts… »
P. 572 « (les montagnes) elles semblent devoir nous boucher la route, puis elles se placent à gauche, comme si elles glissaient invisiblement… On dirait qu’elles se déplacent… »
Salammbô (éd. Belles-Lettres) :
P. 36 (II) : « la terre était toute fendillée par des crevasses qui faisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses… »
P. 102 (II) : … « sa peau, semblait grisâtre comme l’infect haillon suspendu à ses flancs… »
P. 60 (I) « …des gens d’une autre race… tous chasseurs de porcs-épics… Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir… »
P. 31 (I). : « …d’autres (prêtresses de Tanit, à Sicca) restaient accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que les sphinx… »
P. 29 (I) : « puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes qui semblaient boucher l’horizon, à mesure que l’on s’approchait d’elles, se déplaçaient comme en glissant… »
Les Notes sont agrémentées de croquis sommaires, indiquant les reliefs (p. ex. : « adossé à la chapelle Saint-Louis — le premier plan touche au 2e le golfe, au 3e , les montagnes ») et les couleurs ( « indigo très foncé, bronzé doré, plans de sables jaunes —notes prises par un temps couvert — les tons dorés l’emportent… » (folios 13 V° et 14).
(12) Itinéraire de six semaines, dont 11 jours en Algérie et 31 en Tunisie. Le passage par l’Algérie, avec les escalades de Stora et de Bône, était alors obligatoire. Le service était hebdomadaire.
(13) V. J. Caillat : Le Voyage d’Alphonse Daudet en Algérie (1861-62, Alger, 1924.
(14) Pierre Martino pense qu’il s’agit du Capitaine J. Lewal, commandant le Cercle de Souk-Ahras, auteur d’études archéologiques. Du reste, sur le carnet, on peut hésiter à lire Lewal ou Serval.
(15) Il s’agit du Chef d’escadrons Arsène Gosse, vieux soldat d’Afrique, qui dut en effet interrompre son service le 10 juin 1858 et fut, le 19 mai suivant, rayé des contrôles « en raison de la perte de ses facultés intellectuelles » (Archives Ministère de la Guerre, dossier 20.775).
(16) V. Paul Ginisty : Avant Salammbô, Journal des Débats, 26 avril 1911.
(17) V. à ce sujet l’Akbar, du 20 novembre 1849 : La question des uniformes, à propos d’ « un agent du fisc que l’on aurait pu prendre pour un maréchal de France, tant son collet et ses parements étincelaient de broderies… » — V. également Tartarin de Tarascon, 3e épisode, chapitre IV.
(18) V. Marthe Conor : Chateaubriand à Tunis, Revue Tunisienne, sept.-nov. 1918.
(19) P. ex. dans Le Sang des Races, Le Jardin de la Mort ou Sur les Routes du Sud.
(20) V. à ce sujet, aux Archives Nationales, le dossier F. 80, consacré aux Colonies Agricoles d’Algérie, notamment 1392 et suivants et aussi 1413.
(21) C. Duvernois : L’Algérie, ce qu’elle est ; ce qu’elle doit être, 1858.
(22) Dans son livre : Le Peuple Algérien, Alger, 1906, Victor Démontès a montré que la « société algérienne » fut longue à se constituer. Des arrivants, « tous, ou presque tous étaient célibataires : des hommes pour la plupart… »
(23) Tartarin de Tarascon.
(24) V. Caillat, op. cit. p. 216.
(25) « On ne demande aucun passeport au voyageur qui débarque à Tunis » (H. Dunant : Notice sur la Régence de Tunis, Genève, 1858).
(26) Pélissier de Raynaud l’estime à 15.000 « chrétiens » en 1956 ; et, en 1860, Victor Guérin, à 10.000 Européens, savoir : 5.000 Maltais, 3.000 Italiens, 500 Grecs, 1.500 Français, Espagnols, Allemands et Anglais, mais « ce sont les Français qui dominent », — par la qualité, bien entendu, plus que par le nombre.
(27) A. de Flaux : La Régence de Tunis au XIXe siècle, Paris, 1865. — V. aussi P.H.X. (Paul d’Estournelle de Constans : La Politique Française en Tunisie, 1854-1891.
(28) V. Henry Dunant : Notice sur la Régence de Tunis, Genève 1858.
(29) V. Ch. Monchicourt : Documents Historiques sur la Tunisie, Relations inédites de Nyssen, Filippi et Calligaris, Paris, 1929.
(30) J. H. Dunant, op. cit. — A. de Flaux, op. cit., écrit en 1865 : « J’ai trouvé à Tunis des protestants du Languedoc qui, à l’époque de la Révocation, étaient allés chercher auprès d’un prince musulman un abri contre les fureurs du roi très chrétien… »
(31) Albert Canal ; La Littérature et la Presse Tunisienne, Paris, 1924.