Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 40
Flaubert critique littéraire
Un écrivain de la valeur de Flaubert accuse une personnalité telle qu’il est extrêmement intéressant de la connaître, malgré qu’il ait dit : « L’écrivain ne doit laisser de lui que ses œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille ».
Comment y arriver ? Un unique moyen s’offre à vous : parcourir la seule de ses œuvres où il se soit mis tout entier, parce qu’elle n’était pas destinée à la publication : sa Correspondance.
Considérable est son intérêt et d’aucuns — Rémy de Goncourt et André Gide, notamment — estiment qu’elle est la plus importante des productions de l’auteur de Madame Bovary ; nous ne sommes pas loin de partager cet avis et persuadé que les lecteurs le partageront à leur tour après avoir lu quelques-unes des pages qui suivent. Admirons, en passant, la perspicacité du fameux graveur belge Félicien Rops, écrivant au penseur wallon Octave Pirmez, après avoir considéré Bouvard et Pécuchet comme un « livre manqué », ajoutait : « J’ai idée que de tout Flaubert, il ne restera peut-être que cette belle et touchante correspondance ». Encore n’y avait-il de paru, à l’époque, que les deux premiers volumes.
Nous ne parlerons pas, sous cette étiquette, du croquis qu’il traça, environ 1835, de lord Byron et à peine de l’étude sur Rabelais écrite trois ans plus tard, bien qu’elle soit remarquable de jugement et heureuse dans ses déductions. Elle lui fournit, entre autres occasions, celle de dresser un curieux tryptique : Sancho, Gargantua, Falstaff, « trilogie qui couronne amèrement la vieille société ».
« Falstaff est, à lui seul, l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi de bière forte et de jambon, gros, sensuel » — Flaubert a, sans nul doute, ce disant, pensé à Henri VIII — et dont la seule passion est de s’aimer. C’est l’égoïsme personnifié avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à son profit.
« Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes, l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison, criant de toutes ses forces à Don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après les moulins à vent qu’il prend pour des géants ».
Entre ces deux figures, celle de Gargantua est moins précise. « …Gargantua est moins glouton, moins sensuel que Falstaff, moins paresseux que Sancho ; mais il est plus buveur, plus rieur, plus criard. Il est terrible et monstrueux dans sa gaîté ». En somme, il eût pu ajouter à cette esquisse, fortement grossies et beuveries à part, les caractéristiques du tempérament français.
Le 27 juin 1850, Flaubert écrit du Caire à Louis Bouilhet, après avoir lu La Maîtresse anonyme, de Scribe, que « l’immondicité ne va pas plus loin, rien n’y manque ». Alors qu’il est à Smyrne, le temps pluvieux l’empêche de sortir. Il en profite pour lire Arthur, d’Eugène Sue : « Il y a de quoi vomir, ça n’a pas de nom. Il faut lire ça pour prendre en pitié l’argent, le succès et le public. La littérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu’elle couvre de taffetas pommadés, et elle s’est tant brossé la tête qu’elle a perdu tous ses cheveux… ».
À Patras, en février de l’année suivante, il reçoit deux pièces de vers de Louis Bouilhet et lui en écrit. Il trouve celle intitulée Vesper (1) à peu près irréprochable. « La coupe
Toi tu souris d’espoir derrière les coteaux,
Vesper,
est bien heureuse, la seconde strophe surtout. L’idylle est bonne aussi, quoique d’une qualité inférieure comme nature essentielle. J’aime ces vers :
L’atelier des sculpteurs est plein de cette histoire.
La gorge humide encor de l’écume des eaux.
Phébé qui hait l’hymen et qu’on croit vierge encore.
Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère (2).
Ta pièce au Vesper est peut-être une des choses les plus profondément poétiques que tu aies faites. C’est là la poésie comme je l’aime, tranquille et brute comme la nature, sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre des horizons à vous faire rêver tout un jour… »
Causons un peu de Graziella, écrit-il à Louise Colet, en 1852. « C’est un ouvrage médiocre, quoique la meilleure chose que Lamartine ait faite en prose. Il y a de jolis détails, le vieux pêcheur couché sur le dos avec des hirondelles qui rasent ses tempes, Graziella attachant son amulette au lit, travaillant au corail, deux ou trois belles comparaisons de la nature, telles qu’un éclair, par intervalles, qui ressemble à un cliquement d’œil, voilà à peu près tout… Que c’est beau ces histoires d’amour, où la chose principale est tellement entourée de mystère, que l’on ne sait à quoi s’en tenir, l’union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l’ombre comme boire, manger, etc. Le parti-pris m’agace, Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l’aime et qu’il aime, et jamais un désir. Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre. Ô hypocrite ! s’il avait raconté l’histoire vraie, que c’eût été plus beau ! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine ; il est plus facile en effet de dessiner un ange qu’une femme ; les ailes cachent la bosse… Rien dans ce livre ne vous prend aux entrailles… »
Vers la même époque, il lit en entier, en français, l’Enfer, du Dante. Il en admire les grandes allures, mais trouve que c’est loin « des poètes universels qui n’ont pas chanté, eux, leur haine de village, de caste ou de famille ! Pas de plan ! que de répétitions. Un souffle immense par moments, mais Dante est, je crois, comme beaucoup de belles choses consacrées, Saint-Pierre de Rome, par exemple, qui ne lui ressemble guère, par parenthèse… Cette œuvre a été faite pour un temps, et non pour le temps, elle en porte le cachet ; tant pis pour nous qui l’entendons moins ; tant pis pour elle qui ne se fait pas comprendre ! »
Aussitôt après — Flaubert était un grand liseur, on s’en souvient — il absorbe les quatre volumes des Mémoires d’Outre-Tombe et trouve que l’œuvre « dépasse sa réputation »… Chateaubriand est comme Voltaire, ils ont fait (artistiquement) tout ce qu’ils ont pu pour gâter les plus admirables facultés dont ils étaient doués. Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu’eût été l’homme qui a fait Velléda et René !
L’Âne d’Or, qui requiert ensuite son attention, est un chef-d’œuvre ; il lui donne « des vertiges et des éblouissements ; la nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont traités là à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au milieu. Ça sent l’encens et l’urine, la bestialité s’y marie au mysticisme… »
Quelque temps après, c’est le tour du Périclès, de Shakespeare,
« atrocement difficile et prodigieusement gaillard ; il y a des scènes de b… où ces dames et ces messieurs parlent un langage peu académique… Mais quel homme c’était ! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits et paraissent légers surtout… »
Il trouve Rouge et Noir mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. S’étonne que Sainte-Beuve ait mis Beyle à la mode, et de l’enthousiasme de Balzac pour cet écrivain.
Comme il passe des anciens aux modernes et réciproquement, et des Français aux étrangers – éclectisme résultant des échanges d’idées qu’il a, avec Louise Colet surtout, à cette époque — on ne doit nullement s’étonner de le voir lire ensuite La Case de l’Onde Tom. Cela lui paraît « étroit, fait à un point de vue moral et religieux, alors qu’il eût dû être fait à un point de vue humain… Les qualités de sentiment, et il y en a de grandes dans ce livre, eussent été mieux employées si le but eût été moins restreint… »
Quelqu’un que Flaubert aime beaucoup dans ses écrits, c’est Leconte de Lisle « il a un grand souffle, c’est « un pur ». Il sait ce que c’est qu’un bon vers, mais le bon vers est disséminé, le tissu est lâche, la composition des pièces peu serrée ; il y a plus d’élévation dans l’esprit que de suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philosophe, plus poète qu’artiste. Mais c’est un vrai poète et de noble race ; ce qui lui manque, c’est d’avoir bien étudié le français, j’entends le connaître à fond, les dimensions de son outil et toutes ses ressources ; il n’a pas assez lu de classiques en sa langue ; pas de rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de « faire voir » ; le relief est absent, la couleur même a une sorte de teinte grise ; mais de la grandeur ! de la grandeur ! et ce qui vaut mieux que tout, de l’inspiration ».
Il a encore moins de sympathie pour Lamartine poète que pour Lamartine prosateur. « Écrivain sans rythme, homme d’état sans initiative. C’est à lui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons remercier de l’empire : homme qui va aux médiocres et qui les aime… Un homme qui compare Fénelon à Homère, qui n’aime pas les vers de La Fontaine est jugé comme littérateur ; il ne restera pas de Lamartine de quoi faire un demi-volume de pièces détachées : c’est un esprit eunuque ».
Et ailleurs : « Comme c’est mauvais Jocelyn !… La quantité d’hémistiches tout faits, de vers à périphrases vides est incroyable. Quand il a à peindre les choses vulgaires de la vie, il est au-dessous du commun. C’est une détestable poésie, « inane », sans souffle intérieur ; ces phrases-là n’ont ni muscles, ni sang, et quel singulier aperçu de l’existence humaine ; quelles lunettes embrouillées ! (3)
Par contre, quelle délectation que la lecture de La Fontaine. « C’est à apprendre par cœur d’un bout à l’autre. La Courtisane amoureuse, quels vers ! quels vers ! que de tournure et de style !… Songer pourtant que les contes de La Fontaine passent pour un livre ! un livre cochon ! »
Dans une lettre à Louise Colet de la fin de 1852, Flaubert admet que rien n’est « plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et Hugo, mais quels coups de poings subits ! Quelle puissance dans un seul mot !… Ils sont grands « parce qu’ils n’ont pas de procédé ». Hugo, toutefois, en a beaucoup, c’est là ce qui le diminue ».
Dix ans plus tard, exactement, Flaubert sera moins enthousiaste d’Hugo, du moins de sa production d’alors. Les Misérables viennent de paraître et il écrit à Mme Roger des Genettes qu’ils l’exaspèrent. « Moi qui ai passé ma vie à l’adorer, je suis présentement indigné... je ne trouve dans ce livre ni vérité, ni grandeur. Quant au style, il me semble intentionnellement incorrect et bas. C’est une façon de flatter le populaire ». Et, après avoir longuement développé les raisons de ne pas aimer le livre, il termine : « Voilà mon opinion ; je la garde pour moi, bien entendu. Tout ce qui touche une plume doit avoir trop de reconnaissance à Hugo pour se permettre une critique ; mais je trouve, extérieurement, que les dieux vieillissent ».
Son estime pour le génie du grand poète ne cessait pas pour cela d’être entière. Au début de l’année 1872, V. Hugo s’était étonné de n’avoir point reçu la visite du solitaire de Croisset. Celui-ci crut donc devoir lui en faire une et le trouva « charmant. Je répète le mot — écrit-il à George Sand — pas du tout grand homme ! pas du tout pontife ! Cette découverte, qui m’a fort surpris, m’a fait grand bien. Car j’ai la bosse de la vénération et j’aime à aimer ce que j’admire ».
Cette admiration se manifeste à propos de la publication de Quatre-vingt-treize qui lui paraît au-dessus de ses derniers romans. « J’aime beaucoup la moitié du premier volume, la marche dans le bois, le débarquement du marquis et le massacre de Saint-Barthélemy, ainsi que tous les paysages ; mais quels hommes en pain d’épice que ses bonshommes ! Tous parlent comme des acteurs. Le don de faire des êtres humains manque à ce génie. S’il avait eu ce don-là, Hugo aurait dépassé Shakespeare.
Enfin, c’est en mars 1879 qu’il écrit à la princesse Mathilde : « Des œuvres comme Ruy Blas vous rafraîchissent le sang ! Cela vous sort de la crasse littéraire qui vous entoure… »
Victor Hugo nous a entraînés un peu loin. Revenons à juin 1853, époque à laquelle Flaubert relit Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu, comme il avait relu auparavant le Candide, de Voltaire. « Joli langage ! joli langage ! Il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style, les « qui », les « que » enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là ! Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois ».
C’est le soir, au lit, que Flaubert se livre à ces lectures des classiques ; il ne dispose d’aucun moment, même pour lire quoi que ce soit de la production contemporaine, sa journée étant prise par deux heures de langues (latin, grec, anglais), suivies de huit heures de style.
Maintenant (fin 1853), c’est le tour de Boileau. « Cela me semble vraiment fort ; on ne se lasse point de ce qui est bien écrit, le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée, c’est pourquoi cette onde ne se tarit pas ; rien ne se perd de ce qu’il veut dire ; mais que d’art il a fallu pour faire cela et avec si peu !… Boileau est un maître homme et un grand écrivain surtout, bien plus qu’un poète… »
Quelques jours plus tard, il passe à Manon Lescaut que distinguent « le souffle sentimental » et la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables quoiqu’ils soient des fripons. C’est un grand cri du cœur, ce livre, la composition en est fort habile ; quel ton d’excellente compagnie !
Et nous arrivons à la fameuse préface aux Dernières Chansons, —livre posthume de Louis Bouilhet — qui constitue, selon nous, un morceau de critique de premier ordre. Ceux qui s’intéressent au talent de Louis Bouilhet, qui est réel, comme ceux qui apprécient à sa grande valeur celui de Flaubert, pourront lire en entier cette préface dont nous ne donnons qu’un très court passage.
« Sa forme est bien à lui, sans parti-pris d’école, sans recherche de l’effet, souple et véhémente, pleine et imagée, musicale toujours. La moindre de ses pièces a une composition. Les rejets, les entrelacements, les rimes, tous les secrets de la métrique, il les possède ; aussi, son œuvre fourmille-t-elle de bons vers, de ces vers tout d’une venue et qui sont bons partout, dans le Lutrin comme dans Les Châtiments.
» Il a un style qui va droit au but, où l’on ne sent pas l’auteur ; le mot disparaît dans la clarté même de l’idée, ou plutôt, se collant dessus, ne l’embarrasse dans aucun de ses mouvements, et se prête à l’action ».
Enfin, il dira de la prose de Renan, malgré l’admiration qu’il a pour son œuvre : « Il n’a pas d’arêtes. Il manque de saillie. Quel dommage qu’il ait trop lu Fénelon ! »
Qu’admirer le plus dans cette critique vivante qui trahit à chaque ligne le tempérament et l’état d’esprit de son auteur : la franchise avec laquelle elle est exprimée ou la solidité des aperçus et des déductions — souvent passionnées, voire outrancières — qui la caractérisent ? L’une et l’autre, dirons-nous. Elle est d’autant plus sincère et poussée à fond qu’elle n’était pas destinée, dans l’esprit de son auteur, répétons-le, à être publiée, bien qu’on ait tout lieu de croire que Flaubert, appartenant à cette très rare espèce d’hommes qui répugnent à dissimuler leurs sentiments, ne se fût pas exprimé autrement dans un écrit destiné au public.
Maurice Haloche (Bruxelles).
(1) Inséré dans Festons et Astragales.
(2) Inséré dans Festons et Astragales, sous ce titre : « Nééra ».
(3) Flaubert possédait la dixième édition des Méditations poétiques de Lamartine, celle de 1823. Son exemplaire porte quelques annotations de sa main. En regard de ce passage de la douzième « méditation » :
« Tu vois qu’aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers,
L’homme partout est l’homme, et qu’en cet univers
Dans un ordre éternel tout passe et rien ne change !
Tu vois les nations s’éclipser tour à tour
Comme les astres dans l’espace.
De mains en mains le sceptre passe.
Chaque peuple a son siècle et chaque homme a son jour ».
Flaubert trouvant une certaine analogie entre ces vers et la doctrine du philosophe de la Science nouvelle a écrit le nom de Vico. En marge de la dernière strophe de cette même pièce, il a mis le nom de Racine puis : Lamartine, l’ami, l’homme.
L’ode sur la naissance du duc de Bordeaux lui a suggéré ce commentaire. Poésie bien chrétienne.
Après avoir lu les derniers vers de l’automne :
« La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux ».
Flaubert a écrit : Homme de la douleur et de la tristesse.