Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 45
Extraits du Journal des Goncourt
Ils sont regroupés par années : 1857-1860 — 1861-1862 — 1863-1870
1871-1876 — 1877-1879 — 1880-1887 — 1888-1894
ANNÉE 1877
DIMANCHE 4 FÉVRIER :
Flaubert prend maintenant l’habitude de faire ses romans avec des livres. Je l’entends dire aujourd’hui :
« Après mes deux bonshommes, — mais j’en ai encore pour deux ou trois ans — je me mettrai à mon roman sur l’Empire (2) ».
— Oh ! très bien ! très bien ! s’écrie Zola. Vous avez pénétré dans ce monde ?
— Oh ! je ferai cela seulement avec l’annuaire de Lesur… et pour le reste, avec la Vie Parisienne de Marcelin.
MARDI 14 FÉVRIER :
La femme d’un président d’un tribunal de province disait à Flaubert : « Nous sommes bien heureux, mon mari n’a pas eu un acquittement pendant la session ».
Qu’on songe à tout ce qu’il y a dans cette phrase !
SAMEDI 18 FÉVRIER :
Chez Popelin, Flaubert lit aujourd’hui à la Princesse sa nouvelle d’ Hérodias. Cette lecture, au fond, me rend triste. Au fond, je voudrais à Flaubert un succès, dont son moral et sa santé ont un si grand besoin. Bien certainement, il y a des tableaux colorés, des épithètes délicates, des choses très bien ; mais que d’ingéniosités de vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernes plaqués dans cette rutilante mosaïque de notes archaïques ! Ça me semble, en dépit des beuglements du liseur, les jeux innocents de l’archéologie et du romantisme.
LUNDI 19 FÉVRIER :
Tourgueneff conte ce soir qu’il y avait près de l’habitation de sa mère un régisseur, qui avait deux filles d’une merveilleuse beauté, et dans ses promenades et ses chasses aux environs, il passait et repassait souvent par là.
[…]
Flaubert attaque — toutefois avec des coups de chapeau donnés à son génie — attaque les préfaces, les doctrines, les professions de foi naturalistes, enfin cette blague un peu manquée avec laquelle Zola aide le succès de ses livres. Zola répond à peu près ceci : « Vous, vous avez eu une petite fortune, qui vous a permis de vous affranchir de beaucoup de choses. Moi qui ai gagné ma vie absolument avec ma plume, qui ai été obligé de passer par toutes sortes d’écritures honteuses, par le journalisme, j’en ai conservé, comment vous dirai-je cela ? un peu de banquisme… Oui, c’est vrai que je me moque comme vous de ce mot Naturalisme ; et cependant, je le répéterai sans cesse, parce qu’il faut un baptême aux livres, pour que le public les croie neuves… Voyez-vous, je fais deux parts dans ce que j’écris. Car il y a mes œuvres, avec lesquelles on me jugera et sur lesquelles je désire être jugé ; puis il y mon feuilleton du Bien Public, mes articles de Russie, ma correspondance de Marseille, qui ne me sont de rien, que je rejette, qui ne sont que la banque pour faire mousser mes livres… J’ai d’abord posé un clou et d’un coup de marteau, je l’ai fait entrer d’un centimètre dans la cervelle du public ; puis d’un second coup, je l’ai fait entrer de deux centimètres… Eh bien, mon marteau, c’est le journalisme que je fais moi-même autour de mes œuvres (3) ».
Un mot de Louise Colet. Elle disait à un ami d’un étudiant en médecine, qui était son amant dans le moment : « Eh bien, qu’est-ce qu’il est devenu votre ami ? Voici plus de quinze jours que je ne l’ai vu… et à mon âge et avec mon tempérament, est-ce là, croyez-vous, de l’hygiène ? »
Flaubert conte que lors de son voyage en Orient, il avait apporté une dizaine de boîtes de pastilles de cantharides, dans l’intention de se faire bien voir des vieux cheiks auxquels il pouvait demander l’hospitalité. Elles avaient été préparées par Cadet-Gassicourt, d’après la recette de son grand-père pour l’usage particulier du maréchal de Richelieu.
JEUDI 8 MARS :
Une bien vilaine et repoussante créature que cette princesse Troubetzkoï, avec son visage kalmouk, l’hébétement chinois de sa figure, le dandinement de poussah de toute sa personne, l’air stupide et aphrodisiaque de son être mal dégrossi dans une matière brute. Dans sa toilette parisienne, elle apparait comme une idole de pays sauvage, à laquelle une modiste de la capitale se serait amusée à accrocher ironiquement les fanfioles de son magasin. Outrageusement décolletée, ses seins aux boutons dépassant le corset ont la flaccidité et le reploiement mou de crêpes posées sur des coupes.
Flaubert, excité par toutes les laideurs morales et physiques de cette cosaque, affirme qu’il aurait plaisir à copuler avec cette femme, mordu par le même désir qui précipite certains hommes dans une maison publique entre les bras de la vieille bonne de l’établissement.
LUNDI 16 AVRIL :
Ce soir, Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Octave Mirbeau, Guy de Maupassant, la jeunesse des lettres réaliste, naturaliste, nous a sacrés, Flaubert, Zola et moi, sacrés officiellement les trois maîtres de l’heure présente, dans un dîner des plus cordiaux et des plus gais. Voici l’armée nouvelle en train de se former (4).
SAMEDI 5 MAI :
Hier, au dîner donné à l’occasion du départ de Tourguéneff pour la Russie, on cause amour, de l’amour qui est dans les livres.
Je dis que l’amour, jusqu’à présent, n’a pas été étudié dans le roman d’une manière scientifique et que nous n’en avons présenté que la part poétique. Zola qui a mené la conversation sur ce sujet, pour nous pomper à propos de son nouveau livre (5), prétend que l’amour n’est pas un sentiment particulier, qu’il ne prend pas les êtres aussi absolument qu’on le peint, que les phénomènes qu’on y rencontre se retrouvent dans l’amitié, dans le patriotisme, etc…, et que l’intensité plus grande de ce sentiment n’est amenée que par la perspective de la copulation.
Tourguéneff répond que cela n’est pas, que l’amour est un sentiment qui a une couleur toute particulière et que Zola fera fausse route, s’il ne veut pas admettre cette couleur, cette chose qualitative. Il dit que l’amour produit chez l’homme un effet que ne produit aucun autre sentiment et que c’est, chez l’être véritablement amoureux, comme si on retranchait sa personne. Il parle d’une pesanteur au cœur qui n’a rien d’humain. Il parle des yeux de la première femme qu’il a aimée comme d’une chose tout à fait immatérielle et qui n’a rien à faire avec la matérialité…
Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi n’avons jamais été très sérieusement amoureux et que nous sommes incapables de peindre l’amour. Il n’y aurait que Tourguéneff pour le faire ; mais il lui manque justement le sens critique que nous pourrions y mettre, si nous avions été amoureux à son image.
DIMANCHE 13 MAI :
C’est particulier, comme l’insuccès diminue les gens, leur fait dire des choses imbéciles. Cette observation m’est inspirée aujourd’hui par Flaubert (6).
JEUDI 31 MAI :
Ce soir, dans un atelier de la rue de Fleurus, le jeune Maupassant fait représenter une pièce obscène de sa composition, intitulée Feuille de Rose et jouée pour lui et ses amis.
C’est lugubre, ces jeunes hommes travestis en femmes, avec la peinture sur leurs maillots d’un large sexe entrebâillé ; et je sens quelle répulsion nous vient involontairement pour ces comédiens s’attouchant et faisant entre eux le simulacre de la gymnastique d’amour. L’ouverture de la pièce, c’est un jeune séminariste qui lave des capotes. Il y a au milieu une danse d’aimées sous l’érection d’un phallus monumental et la pièce se termine par une branlade presque nature.
Je me demandais de quelle absence de pudeur naturelle il fallait être doué pour mimer cela devant un public, tout en m’efforçant de dissimuler mon dégoût, qui aurait pu paraître singulier de la part de l’auteur de la Fille d’Élisa. Le monstrueux, c’est que le père de l’auteur, le père de Maupassant assistait à la représentation.
Cinq ou six femmes, entre autres la blonde Valtesse, se trouvaient là, mais riant du bout des lèvres par contenance, mais gênées par la trop grande ordure de la chose. Lagier elle-même ne restait pas jusqu’à la fin de la représentation.
Le lendemain, Flaubert, parlant de la représentation avec enthousiasme, trouvait, pour la caractériser, la phrase : « Oui, c’est très frais ! ». Frais pour cette salauderie, c’est vraiment une trouvaille.
MARDI 23 OCTOBRE :
À cette heure, il n’y a absolument que Flaubert et moi qui, lorsque nous donnons un travail à un éditeur, à une revue, à un journal, le donnons complètement fait et parachevé. Tous nos autres jeunes confrères livrent une œuvre commencée que talonne et que hâte et que fait faire un peu à la diable la réussite de la copie qu’on réclame.
ANNÉE 1878
VENDREDI 18 JANVIER :
Les Charpentier rouvrent aujourd’hui leur salle à manger pour un dîner donné aux notabilités républicaines : à Gambetta, à Spuller, à Yung.
[…]
Le dîner terminé, Flaubert emporte pour ainsi dire Gambetta dans un salon, dont il referme la porte sur lui. Demain il pourra dire : « Gambetta, c’est mon ami intime ». Elle est vraiment étonnante l’action qu’exerce sur cet homme toute notoriété, quel besoin il a de s’en approcher, de s’y frotter, de violer son intimité ! Et notez que ce serait de même avec un marchand de cirage célèbre ou un dentiste cosmopolite.
MERCREDI 23 JANVIER :
Flaubert dit que toute la descendance de Rousseau, tous les romantiques n’ont pas une conscience bien nette du bien et du mal ; et il cite Chateaubriand, Mme Sand, Sainte-Beuve, et il finit par laisser tomber de ses lèvres, après un moment de réflexion : « C’est vrai que Renan n’a pas l’indignation du juste ou de l’injuste ».
LUNDI 28 JANVIER :
La femme, l’amour, c’est toujours la conversation d’une réunion d’intelligences en train de boire et de manger.
La conversation est d’abord polissonne, ordurière, et Tourgueneff écoute Daudet avec l’étonnement un peu médusé d’un barbare qui ne fait l’amour que très naturellement.
[…]
Puis on cause de l’état d’âme après la satisfaction amoureuse. Les uns parlent de tristesse, les autres de soulagement. Flaubert avance qu’il danserait devant sa glace.
MARDI 6 FÉVRIER :
Flaubert, parlant de l’engouement de tout le monde impérial à Fontainebleau pour la Lanterne de Rochefort, racontait un joli mot de Feuillet. Après avoir vu un chacun porteur du pamphlet et apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie, en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette, Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet : « Est-ce que vraiment vous trouvez du talent à Rochefort ? ». Le romancier de l’Impératrice, après avoir regardé à gauche, à droite, répondit : « Moi, je le trouve très médiocre, mais je serais bien désolé qu’on m’entendît : on me croirait jaloux de lui ! ».
MERCREDI 13 FÉVRIER :
Flaubert dînait ce soir à côté de Mme Feuillet, qui mange une main gantée ; Feuillet dînait à côté de Mme Doucet. Après le dîner, dans le fumoir, Feuillet commence à se moquer doucement de Mme Doucet, parlant par apophtegmes, et Flaubert, dans un moment d’aberration incroyable, confondant les deux femmes ajoute : « Et puis, dites-moi Feuillet, pourquoi dîne-t-elle avec un gant sur la main ? ». Le mari, sans se troubler, de répondre en se promenant, un peu vivement : « C’est qu’elle a un eczéma sur la main… ce qui est plus agréable que de l’avoir sur la figure… », une allusion discrète aux rougeurs de la face de Flaubert.
« Voilà ce qu’on peut appeler un maître-four » dit tranquillement l’ironique Giraud, quand Flaubert et Feuillet sont redescendus au salon.
MERCREDI 3 AVRIL :
Dîner de la pendaison de la crémaillère chez Zola.
[…]
Flaubert, un peu poussé de nourriture, un peu saoul, débite avec accompagnement de m… et de f… toute la série de ses lapalissades féroces et truculentes contre le bôrgeois… Et à mesure qu’il parle, c’est un étonnement triste sur le visage de ma voisine, Mme Daudet, qui semble toute contrite, toute peinée, en même temps que toute désillusionnée sur l’homme, devant ce gros et intempérant déboutonnage de sa nature.
JEUDI 9 MAI :
Ce soir, nous rendons, Flaubert, Zola et moi, le dîner aux jeunes réalistes, naturistes, naturalistes, qui nous ont traités l’année dernière (7).
À onze heures, Zola lève le camp pour aller prendre connaissance de la recette du Bouton de Rose au Palais Royal. Le voilà transformé en Dennery.
LUNDI 27 MAI :
Je dîne aujourd’hui tout seul en tête à tête avec Daudet et sa femme, grosse, grosse à accoucher au dessert.
Il me parle de son livre : Les Rois en Exil, dont la conception est vraiment tout à fait jolie, en ce qu’elle prête à une réalité poétique et ironique. Il veut faire un éleveur de roi d’un rétrograde ; fils de démocrate, que deux Franciscains vont chercher dans un hôtel d’étudiants du Quartier Latin à l’escalier plein de filles en savates. Cela, bien exécuté, doit être tout à fait de la délicate et grande modernité.
Mais tout à coup, Daudet s’interrompt disant : « Voyez-vous, au fond, c’est très malheureux ; vous m’avez troublé. Oui, vous, Flaubert et ma femme… Je n’ai pas de style. Non, non, c’est positif… Les gens nés au-delà de la Loire ne savent pas écrire la prose française… Moi, ce que j’étais ? Un imaginateur… Vous ne vous doutez pas de ce que j’ai dans ma tête… Eh bien, sans vous, je ne serais pas préoccupé de cette chienne de langue et j’aurais pondu, pondu dans la quiétude ».
MERCREDI 19 JUIN :
Je n’ai rencontré dans ma vie que trois grands esprits, trois très hautes cervelles, trois engendreurs de concepts tout à fait originaux. Le premier, le petit père Collardez, ce Silène au front de Socrate enfoui dans un village de la Haute-Marne. Les deux autres, c’était Gavarni et le chimiste Berthelot. Les Renan, les Flaubert, etc… etc… à côté de ces trois hommes, ce n’est que de la menue-monnaie, du billon.
LUNDI 2 SEPTEMBRE :
En travaillant à la préface du livre de Bergerat, je m’aperçois que tous les terribles paradoxes de Flaubert ne sortent pas de lui : ils sont de Gautier (8). Flaubert n’a fait qu’adapter à ces dires énormes, prononcés par Théo de sa voix la plus douce, n’a fait qu’adapter un gueuloir à casser les vitres.
JEUDI 19 SEPTEMBRE :
Ce soir, conversation sur les mauvaises odeurs des pieds, de la bouche, conversation dans laquelle se complaît et s’épanouit Flaubert.
Il raconte longuement l’anecdote d’un punais, qui laisse tomber de son nez une viscosité, une sépia qui force le docteur Trousseau à quitter son cabinet et à n’y rentrer que le lendemain. Et comme bouquet de la fin, il narre l’histoire d’un pessaire, retiré au bout de dix-sept ans par son père du ventre d’une marchande de poisson et dont l’infection était telle que trois internes de l’hôpital de Rouen tombaient évanouis sur le cul.
SAMEDI 21 SEPTEMBRE :
Flaubert, à la condition de lui abandonner les premiers rôles et de se laisser enrhumer par les fenêtres qu’il ouvre à tout moment, est un très agréable camarade. Il a une bonne gaîté et un rire d’enfant, qui sont contagieux ; et dans le contact de la vie de tous les jours se développe en lui une grosse affectuosité qui n’est pas sans charme.
MARDI 10 DÉCEMBRE :
Des détails navrants sur ce pauvre Flaubert. Sa ruine serait complète et les gens pour lesquels il s’est ruiné par affection lui reprocheraient les cigares qu’il fume et sa nièce aurait dit : « C’est un homme singulier que mon oncle, il ne sait pas supporter l’adversité ! ». (9).
ANNÉE 1879
DIMANCHE 8 JUIN :
Déjeuner en tête à tête avec Flaubert ce matin.
Il me dit que son affaire est faite. Il est nommé conservateur hors cadre à la Mazarine, aux appointements de 3.000 francs, qui vont être augmentés dans quelques mois. Il ajoute qu’il a vraiment souffert d’être forcé d’accepter cet argent et que, du reste, il a déjà pris ses dispositions pour qu’un jour il soit remboursé à l’État. Son frère qui est très riche et mourant, doit lui faire 3.000 livres de rente : avec cela et ses gains de littérature, il se retrouvera sur ses pieds.
Flaubert, l’ennemi des illustrations, songe aujourd’hui à une illustration de sa féerie faite « avec des dessins de peintres, mais non de dessinateurs » dit-il (10).
Il est plus briqueté, plus coloré à la Jordaens que jamais ; et une mèche de ses grands cheveux de la nuque, remontée sur son crâne, fait penser à son ascendance de Peau-Rouge.
Il est content de sa jambe. Aujourd’hui, c’est le premier jour où il ne met pas de bande.
« C’est tout à fait entre nous, fait-il. Concevez-vous que Pouchet, ce garçon distingué, et un autre médecin qui était là, n’ont rien vu à mon cas ? Et c’est un voisin, un chirurgien de marine, un officier de santé quoi ! qui, arrivant chez moi, a soulevé mon drap, m’a flanqué un coup brutal sur la jambe, m’a demandé : « Avez-vous pleuré, avez-vous eu un frisson, éprouvé quelque trouble intérieur au moment de votre chute ? — Oui, j’ai senti à l’épigastre quelque chose de désagréable. — Eh bien, c’est cela, le péroné est cassé, regardez ce bourrelet : c’est toujours l’indication d’une cassure ».
Et toute la journée, de l’esthétique furibonde.
MARDI 10 JUIN :
Petit dîner intime chez les Charpentier, entre Flaubert, les Zola et moi.
[…]
Flaubert. — Eh bien, Charpentier, faites-vous mon Saint-Julien ?
Charpentier. — Mais oui. Vous tenez toujours à ce vitrail de la Cathédrale de Rouen qui — c’est vous qui le dites — n’a aucun rapport avec votre livre ?
Flaubert. — Oui, parfaitement, et c’est bien à cause de cela.
Zola. — Mais au moins, permettez à Charpentier d’introduire dans le texte quelques dessins… Moreau vous fera une Salomé.
Flaubert. — Jamais… Vous ne me connaissez pas, j’ai l’entêtement d’un Normand que je suis.
Mais lui crie-t-on, avec votre vitrail seul, la publication n’a aucune chance de succès ! Vous en vendrez vingt exemplaires… Puis, pourquoi vous butez-vous à une chose que vous-même reconnaissez être absurde ?
Flaubert, avec un geste à la Frédérick Lemaître. — C’est absolument pour épater le bourgeois (11).
DIMANCHE 22 JUIN :
C’est le dernier dimanche de Flaubert.
Daudet apparaît un moment. Il a l’entrée embarrassée d’un être malade, qui interroge les visages. Il s’assoit et je suis frappé de la pâleur de cire de ses mains. Il raconte que sans souffrance, une nuit, il a vomi un gros caillot de sang, que les uns disaient venir des bronches, les autres du cœur.
DIMANCHE 14 SEPTEMBRE :
Il y a des gens qui se font adresser des lettres de femmes au milieu de dîner d’amis. Flaubert, lui, se fait adresser des manuscrits d’inconnus dans les Sociétés où il se trouve. Hier, un paysan normand est venu déposer chez la concierge de Saint-Gratien un roman historique, sur lequel il demandait la consultation de notre ami.
C’est toujours la même vie à Saint-Gratien. Des jours vides et non remplis, avec, comme distraction dans la journée, la promenade à la ferme, et des soirées remplies par la lecture d’insipides romans de la Revue des Deux Mondes.
MERCREDI 17 SEPTEMBRE :
Flaubert a parfois des brutalités amusantes. Hier, pendant le dîner, ce débineur de Blanchard, cet éreinteur sempiternel, vint à dire, de sa voix ânonnante, que la laideur de Cuvillier-Fleury était patibulaire : « Mais non, mais non » reprend Flaubert qui, emporté par l’agacement qu’il éprouvait depuis que l’autre parlait, se penchant derrière la chaise de la Princesse, qui le séparait du naturaliste, lui jetait : « Après tout, il n’est pas plus laid que vous ! ».
SAMEDI 20 SEPTEMBRE :
Flaubert en train de fermer sa malle, me parle de ses projets littéraires :
« Oui, j’ai encore deux chapitres à écrire, le premier sera fini en janvier le second, je l’aurai terminé à la fin de mars ou d’avril. Alors, les notes du supplément… et mon volume paraîtra au commencement de 1881… Je me mets aussitôt à un volume de contes… Le genre n’a pas grand succès, mais je suis tourmenté par deux ou trois idées à forme courte (12).
Après cela, je veux essayer d’une tentative originale. Je veux prendre deux ou trois familles rouennaises avant la Révolution et les mener à ces temps-ci… je veux montrer — hein ! vous trouvez ça bien, n’est-ce pas ? — la filiation d’un Pouyer-Quertier, descendant d’un ouvrier tisseur… Cela m’amusera de l’écrire en dialogues, avec des mises en scène très détaillées (13).
Puis mon grand roman sur l’Empire…
Mais avant tout, j’ai besoin, mon vieux, de me débarrasser d’une chose qui m’obsède. — oui, nom de Dieu ! qui m’obsède : C’est de ma Bataille des Thermopyles… Je veux écrire sans me servir de mots techniques, sans employer, par exemple, le vocable cnémides… Je vois dans ces guerriers grecs une troupe dévouée à la mort, y allant d’une manière gaie, ironique… Ce livre, il faut que ce soit pour tous les peuples une Marseillaise d’un ordre élevé (14).
DIMANCHE 21 SEPTEMBRE :
Hier après le départ de Flaubert, nous avons eu avec la Princesse une discussion à propos de Gautier, dont elle nie absolument le talent, selon son habitude de rabaisser ses amis.
[…]
Je lis une traduction toute nouvelle de la Bible. C’est vraiment curieux la parenté du récit de Judith, allant trouver Holopherne, avec le récit de Salammbô allant trouver Mâtho (15).
JEUDI 18 DÉCEMBRE :
Comment définir ce que je trouve chez Flaubert et chez moi et que je ne trouve pas chez Zola et Daudet ? Peut-être par ceci : on ne sent jamais le feuilleton chez nous deux.
À suivre : 1880-1887
(1) Voir pour les débuts, le Bulletin des Amis de Flaubert, n° 13, 14,15 et 16.
(2) Les deux bonshommes de Flaubert, ce sont Bouvard et Pécuchet. On sait que le roman est resté inachevé.
(3) Au Bien Public, du 20 avril 1876 jusqu’à la disparition du journal (avril
1878), puis dans le Voltaire, puis dans le Figaro, Zola donne une Chronique hebdomadaire.
(4) Sur les circonstances de ce repas, où l’on a coutume de voir le dîner de fondation du naturalisme. Voir Henry Céard et J. de Caldain, J.-K. Huysmans intime, dans Revue Hebdomadaire, 21 novembre 1908, page 363.
(5) Une Page d’Amour publiée en juin 1878.
(6) On songe aux Trois Contes, mis en vente le 24 avril. Or la presse les accueille bien, et l’article discordant de Brunetière dans la Revue des Deux Mondes est du 15 juin. L’insuccès de Flaubert est peut-être un nouvel échec du Château des Cœurs, proposé en vain depuis 1863 aux directeurs de théâtre et que Dalloz refuse au Moniteur.
(7) Le dîner auquel il est fait allusion (…qui nous ont traités l’an dernier) eut lieu le 16 avril 1877 au restaurant Trapp. Ce fut le fameux dîner de la fondation du naturalisme avec Alexis, Maupassant, Huysmans, Hennique et Céard invitant les Maîtres du Réalisme : Flaubert, Zola, les Goncourt.
(8) Édouard de Goncourt venait d’écrire une préface de 28 pages pour le Théophile Gautier. Entretiens, Souvenirs et Correspondance d’Émile Bergerat (1879).
(9) Dès avril 1875, Ernest Commanville, marié le 6 avril 1864 à Caroline Hamard, la nièce de Flaubert, s’était trouvé dans une situation critique. Il était à la tête d’une maison qui importait du bois de chauffage et de charpente de Norvège en Normandie. Les sacrifices de Flaubert (il abandonna 1.200.000 francs, d’après Mme Roger des Genettes. Voir Figaro du 14 octobre 1893) et ceux de son Laporte évitèrent à Commanville la faillite ; mais pour Flaubert ce fut la gêne après l’aisance et le retour des crises nerveuses d’antan. (Voir Dumesnil : Gustave Flaubert, 1932, page 277).
(10) Le Château des Cœurs, féerie à laquelle Bouilhet et d’Osmoy avaient collaboré avec Flaubert, qui avait été achevée en octobre 1863, et qui ne sera point jouée. Elle paraîtra avec des illustrations de Daniel Vierge, Courboin et Chéret dans La Vie moderne, en 1880 et en librairie en 1887.
(11) Si Goncourt a fidèlement transcrit la conversation, Flaubert consent à paraître plus absurde qu’il n’est. Comment soutenir que le vitrail en question est sans rapport avec la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier, le second des Trois Contes publiés en avril 1877 ? Donné à la Cathédrale de Rouen par les pécheurs et poissonniers de Rouen à la fin du XIIIe siècle et placé dans une fenêtre du bas-côté Nord, face à la 4e arcade du chœur, ce vitrail reproduit toute l’histoire de Saint Julien, sauf les épisodes de la chasse. Mais Flaubert veut surtout que le lecteur soit sensible à « l’extraordinaire différence qu’on trouve entre le conte orné splendidement et la naïve image provinciale ». (Marcel Schwob, Spicilège, 1893, page 123).
(12) Quand il mourra le 8 mai 1880, Flaubert laissera le dernier chapitre de Bouvard et Pécuchet à l’état de sommaire. Un des contes projetés eût été « une sorte de matrone d’Éphèse moderne » inspirée par un récit de Tourgueneff (Maupassant, Étude sur Flaubert, 1889, p. 28).
(13) Ce projet semble s’apparenter aux Bourgeois du XIXe Siècle, un scénario du Carnet 20. (Voir Mme Durry, Flaubert et ses projets, pages 325-327).
(14) Ces Thermopyles, dont rien ne semble avoir été publié, reparaissent avec les mêmes caractéristiques dans les confidences de Flaubert à Zola (Romanciers Naturalistes, éd. Bernouard, p. 169) et à Maupassant (Étude sur Flaubert, 1889, p. LVI), etc…
(15) Voir Salammbô, chapitre XI, Sous la tente : sur les prières du prêtre Schahabarim, Salammbô se glisse dans le camp des Barbares, séduit Mâtho et reprend le voile de Tanit.