Gustave Flaubert et Guy de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 13 – Page 6

 

Gustave Flaubert et Guy de Maupassant

Guy de Maupassant a été la consolation en même temps que l’orgueil des sept dernières années de la vie de Flaubert.

Il s’intéressa tout d’abord à lui parce qu’il était le fils de Laure Le Poittevin, devenue de Maupassant par son mariage, et le neveu d’Alfred Le Poittevin, tous deux amis d’enfance et de jeux de Flaubert.

Le jeune Guy rendit à l’écrivain vieillissant l’affection qu’il lui portait. En outre, il suivit docilement, au début tout au moins, ses conseils littéraires, au point de s’assimiler en grande partie les idées du maître, en même temps que ses méthodes d’observation et de composition. Il avouera avoir travaillé avec Flaubert pendant sept ans au cours desquels « il m’a donné des notions littéraires que je n’aurais pas acquises après quarante ans d’expérience », et il écrira à sa mère cette phrase significative : « …je ne voudrais faire que des articles que j’oserais signer et je ne mettrai jamais mon nom au bas d’une page écrite en moins de deux heures ».

Flaubert disait à Guy de Maupassant : « Il s’agit de regarder ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne… ». Ou encore : Ayant posé cette vérité qu’il « n’y a pas de par le monde entier deux grains de sable absolument pareils », il forçait le jeune Guy « à exprimer en quelques phrases un être ou un objet de manière à le particulariser nettement ».

« Ton fils a raison de m’aimer, écrit Flaubert à Mme de Maupassant, car j’éprouve pour lui une véritable amitié… Je le trouve intelligent, bon enfant, censé et spirituel, bref (pour employer un mot à la mode) sympathique ! Malgré la différence de nos âges » — Flaubert avait alors 52 ans et de Maupassant 23 — « je le regarde comme un ami »… Je voudrais lui voir entreprendre une œuvre de longue haleine, fût-elle détestable ! Ce qu’il m’a montré vaut bien tout ce qu’on imprime chez les « Parnassiens ». …Avec le temps, il gagnera de l’originalité, une manière individuelle de voir et de sentir (car tout est là) ; pour ce qui est du résultat, du succès, qu’importe ! ».

Il importait, au contraire, à Guy de Maupassant qui, jeune, rêvait de gloire ; ce qui est dans l’ordre des choses.

À quelque temps de là, alors que son jeune disciple commence d’œuvrer, Flaubert qui correspond assez régulièrement avec lui pour le charger de commissions à Paris, le tenir quelque peu au courant de ses propres travaux et le questionner sur ce qu’il prépare, lui écrit notamment : « Enfin, mon cher ami, vous avez l’air bien embêté et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il « faut », entendez-vous, jeune homme, il « faut » travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de p… ! trop de canotage ! trop d’exercice ! oui, monsieur le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! Tout le reste est vain. À commencer par vos plaisirs et votre santé ; f…-vous cela dans la boule. D’ailleurs, votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde.

« Vous vivez dans un enfer de m…, je le sais, et vous en plains du fond de mon cœur ». On sait que Guy de Maupassant était, à l’époque, commis au Ministère de la Marine. « Mais de 5 heures du soir à 10 heures du matin tout votre temps peut être consacré à la Muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons ! mon cher bonhomme, relevez le nez ! À quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort, c’est le moyen de le devenir. Un peu plus d’orgueil saprelotte ! Ce qui vous manque ce sont les « principes ». On a beau dire, il en faut, reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont, il se f… c’est de lui-même ».

Ces lignes datent de juillet 1878. Il y a deux ans déjà que Guy de Maupassant a publié, dans la République des Lettres, sous le pseudonyme de Valmont, une pièce de vers fort bien venue, pleine de force et de naturel, intitulée Au bord de L’eau. Elle fut remarquée et cela l’encouragea à continuer. C’est avec cœur que depuis quelques mois il s’emploie à versifier cette Vénus rustiquequelque peu discutée, en son début, par Flaubert, mais qui plaît fort à sa mère, laquelle suit consciencieusement ses travaux littéraires et souhaite ardemment de l’y voir réussir.

1878, c’est aussi l’année où, pour la première fois, Guy de Maupassant, qui vient d’être attaché au Gaulois, y publie chaque lundi une pièce de vers. La première, insérée le 19 mars, a pour titre : La Dernière Escapade que la direction du journal jugea à propos de présenter par le chapeau suivant : « Nous avons été tellement frappés par la mâle allure de ce vers plein et sonore, de la richesse de sa pensée, de la clarté et de la justesse de son expression ; nous avons été surtout si empoignés par le souffle réaliste qui l’anime et le rend presque vivant et saisissant comme un tableau, que nous voulons appeler sur notre Poète du lundi l’attention de tous nos lecteurs, même de ceux qui pourraient être habituellement le plus rebelles à la poésie ».

Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait

Qu’un des deux succombât. Deux Puissances égales

Ne règnent pas toujours. Deux Idoles rivales

Ne se partageant point le ciel : et le Dieu laid

Ne pardonne jamais au Dieu beau.

Possédant maint lecteur du Gaulois, le « Dieu laid » ne tarda pas à se manifester sous forme de protestations indignées adressées à la direction du journal. On reprochait à l’écrivain cette absence de « perfection dans le goût qui rend la poésie et les poètes éternels ».

Au Ministère de la Marine, Guy de Maupassant n’a pas suffisamment de loisirs à consacrer à ses travaux littéraires. Aussi, Flaubert s’emploie-t-il activement afin que son filleul puisse entrer au Ministère de l’Instruction publique. Ses démarches aboutissent et le jeune auteur fut nommé à ce dernier Ministère. Conséquence : deux ans plus tard, Boule de Suif paraissait et Flaubert pouvait écrire à Laure de Maupassant : « Ton fils est en train de devenir un gaillard. Boule de Suif semble une merveille » ; et à Guy lui-même : « …il me tarde de vous dire que je considère Boule de Suif comme un chef-d’œuvre. Oui ! jeune homme ! Ni plus ni moins, cela est d’un maître. C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte… Ce petit conte « restera », soyez-en sûr ! Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n’est raté. Cornudet est immense et vrai ! La religieuse couturée de petite vérole, parfaite, et le comte « ma chère enfant », et la fin ! La pauvre fille qui pleure pendant que l’autre chante la Marseillaise, sublime. J’ai envie de te bécotter pendant un quart d’heure ! Non vraiment, je suis content ! Je me suis amusé et j’admire ».

Flaubert, on le sent aisément, déborde de contentement. Notons aussi, en passant, que pour la première fois il tutoie son disciple. Il continuera de le faire, désormais, dans ses lettres.

Mais sur tout ce bonheur, sur tout cet enthousiasme littéraire, un nuage surgit soudain, inattendu et menaçant.

« Lapierre m’envoie le numéro de l’Événement du vendredi 13 février (celui d’hier), écrit Flaubert au jeune auteur, où je vois que M. Guy de Maupassant va être poursuivi pour des vers obscènes. Je m’en réjouirais, mon cher fils, si je n’avais peur de la pudibonderie de ton ministère. Ça va peut-être t’attirer des embêtements. Rassure-moi « tout de suite » par un mot ».

Guy de Maupassant s’est rendu à Étampes, sur convocation du juge d’instruction qui lui a fait subir un long interrogatoire à la suite d’une plainte déposée contre lui pour outrage aux mœurs et à la morale publique ! ! ! Cela à cause de la pièce de vers Une fille publiée dans un journal d’Étampes et qui n’avait soulevé aucune réprobation pourtant lorsqu’elle avait paru ailleurs, bien des mois auparavant sous ce titre Au bord de l’eau. Détail piquant : c’est même la lecture de ce poème qui avait définitivement décidé le Ministre de l’Instruction publique Bardoux à attacher de Maupassant à son Ministère.

« Je suis accusé, écrit-il à Flaubert, mais je crois qu’on hésite à pousser l’affaire parce qu’on voit que je me défendrai comme un enragé. Non à cause de moi (je m’en f… de mes droits civils) mais à cause de mon poème, nom de Dieu ! Je le défendrai coûte que coûte, jusqu’au bout, et ne consentirai jamais à renoncer à sa publication .

« Maintenant mon ministère m’inquiète et j’emploie tous les moyens imaginables pour faire rendre une ordonnance de non-lieu. Le Dix-neuvième Siècle a suivi l’Événement ; ce dernier continue la campagne, mais il me faudrait frapper un coup, et je viens vous demander un « grand » service, en vous priant de me pardonner de prendre votre temps et votre travail pour une si stupide affaire. J’aurais besoin d’une lettre de vous à moi, longue, réconfortante, paternelle et philosophique, avec des idées hautes sur la valeur morale des procès littéraires, qui vous assimilent aux Germiny quand on est condamné, ou vous font parfois décorer quand on est acquitté. Il y faudrait votre opinion sur ma pièce Au bord de l’eau, au point de vue littéraire et au point de vue moral (la moralité artistique n’est que le beau) et des tendresses… Cette lettre serait publiée par le Gaulois dans un article sur mon procès. Elle deviendrait en même temps une pièce pour appuyer la défense et un argument sur lequel serait basée toute la plaidoirie de mon défenseur. Votre situation exceptionnelle, unique, d’homme de génie poursuivi pour un chef-d’œuvre, acquitté péniblement, puis glorifie et définitivement classé comme un maître irréprochable, accepté comme tel par toutes les écoles m’apporterait un tel secours, que mon avocat pense que l’affaire serait immédiatement étouffée après la seule publication de votre lettre. Il faudrait que ce « morceau » parût tout de suite, pour bien sembler une consolation immédiate envoyée par le maître au disciple… ».

« Je vais immédiatement écrire la lettre que tu me demandes, répond poste pour poste, le bon Flaubert, mais ça va me prendre toute la journée et peut-être la soirée ? Car, avant tout, il faut y réfléchir ».

Cela va lui prendre de son temps, certes, mais, par contre, quelle occasion nouvelle, pour lui, de dire publiquement leur fait à tous les faux pudibonds du Gouvernement, de la magistrature et d’ailleurs !

Elle paraît, la fameuse lettre, dans les colonnes du Gaulois du 21 février (1880). On la peut lire tout au long dans la Correspondance et, presque intégrale, en tête du volume de Maupassant intitule Des vers dédié on s’en souvient : « À Gustave Flaubert, À l’illustre et paternel ami que j’aime de toute ma tendresse, à l’irréprochable maître que j’admire avant tous ».

C’est un morceau de choix, trop long pour que nous songions à le reproduire ici. En voici, toutefois, de courts extraits : « La poésie, comme le soleil met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas… Les Gouvernements ont beau changer, monarchie, empire, république peu importe ! L’esthétique Officielle ne change pas ! De par la vertu de leur place, les agents — administrateurs ou magistrats — ont le monopole du goût (voir les considérants de mon acquittement). Ils savent comment on doit écrire, leur rhétorique est infaillible, et ils possèdent les moyens de vous convaincre… On montait vers l’Olympe, la face inondée de rayons, le cœur plein d’espoir, aspirant au beau, au divin, à demi dans le ciel léger — et une patte de garde-chiourme vous ravale dans l’égout. Vous conversiez avec la Muse, on vous prend pour ceux qui corrompent les petites filles ! Tout embaumé des ondes du Parnasse, tu seras confondu avec les messieurs hantant par luxure les pissotières ! ».

L’effet produit par cette diatribe véridique et corsée fut grand ; du coup, la presse cessa de hurler aux chausses de Guy de Maupassant et un non-lieu intervint en sa faveur… Cette maladresse Officielle nous a valu une magnifique page de plus et, à cause de cela, nous devons nous réjouir qu’elle ait été commise.

Des vers contient la pièce incriminée, comme aussi La Dernière escapade et Vénus antique dont il fut question ci-dessus.

Flaubert accusa réception du livre en ces termes touchants : « Tu as raison de m’aimer, car ton vieux te chérit ! J’ai lu immédiatement ton volume, que je connaissais, du reste, aux trois quarts. Nous le reverrons ensemble. Ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est personnel. Pas de chic ! pas de pose ! ni parnassien, ni réaliste (ou impressionniste, ou naturaliste). Ta dédicace a remué en moi un monde de souvenirs. Ton oncle Alfred, ta grand’mère, ta mère, et le bonhomme, pendant quelque temps, a eu le cœur gros et une larme aux paupières… ».

Ce sera une des dernières lettres qu’il lui écrira ; les cinq qui suivront auront toutes trait à des commissions et des demandes de renseignements devant servir à la documentation de Bouvard et Pécuchet.

Et puis, c’est la fin du Maître, au lendemain de quoi Guy de Maupassant écrit à Mme Commanville pour lui dire combien est profond son désarroi. « …Je suis dans un état moral vraiment triste. Plus la mort du pauvre Flaubert s’éloigne, plus je me sens le cœur endolori et l’esprit isolé. Son image est sans cesse devant moi ; je le vois debout dans sa grande robe de chambre qui s’élargissait quand il levait les bras en parlant. Tous ses gestes me reviennent, toutes ses intonations me poursuivent, et des phrases qu’il avait coutume de dire sont dans mon oreille comme s’il les prononçait encore… Je sens en ce moment d’une façon aiguë l’inutilité de vivre, la stérilité de tout effort, la hideuse monotonie des événements et des choses, et cet isolement moral dans lequel nous vivons tous, mais dont je souffrais moins quand je pouvais causer avec lui ; car il avait, comme personne, ce sens des philosophies qui ouvre sur tout des horizons, vous tient l’esprit aux grandes hauteurs d’où l’on contemple l’humanité entière, d’où l’on comprend l’éternelle misère de tout… ».

L’effort qu’il savait stérile, Guy de Maupassant le continuera néanmoins treize ans encore. Il nous vaudra des œuvres intéressantes, voire fortes.

Mais un jour, il commencera de publier des nouvelles présentant une tournure inquiétante, comme le Horla (1) et on trouvera, ici et là, des passages de ce genre dans son œuvre :

« La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout.

» J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper la gorge.

» Ais-je perdu la raison ? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu la nuit dernière est tellement étrange que ma tête s’égare quand j’y songe… Je deviens fou ».

Il le devenait, en effet. Sa fin, rapide, eut lieu en 1893, dans la maison de santé du docteur Blanche, à Paris (2).

Maurice Haloche.

(1) Un point, quoique de peu d’importance, reste à élucider. M. René Dumesnil prétend que le sujet hallucinatoire du Horla a été fourni à Maupassant par Léon Hennique. M. Henri de Régnier, lui, assure que de Porto Riche lui dit avoir donné le sujet du susdit conte à Maupassant, lequel s’était borné à le développer. Nous dira-t-on qui est dans le vrai ?

(2) Dans une correspondance qui est passée en vente il y a quelque -temps, on a retrouvé les traces du mal qui minait de Maupassant. Dès 1888, il écrit à Jean Lahor : « Je vous assure que je perds la tête. Je deviens fou ; j’ai passé la soirée, hier, chez la princesse Mathilde, cherchant mes mots, ne pouvant plus parler, perdant la mémoire de tout… ». En 1891 : « Mon état de détresse mentale, cette impossibilité de me servir de mes yeux, et un malaise physique de cause inconnue, mais intolérable font de moi un martyr… ». Enfin, peu de temps avant sa mort : « Je suis absolument perdu. Je suis même à l’agonie, j’ai un ramollissement du cerveau venu des lavages que j’ai fait avec de l’eau salée dans mes fosses nasales. Il s’est produit dans le cerveau une fermentation de sel, et toutes les nuits mon cerveau me coule par le nez et la bouche en une pâte gluante… C’est la mort imminente, et je suis fou. Ma tête bat la campagne… ». (On sait que Jean Lahor, poète parnassien, était le médecin Henri Cazalis). (Voir sur Cazalis notre étude dans La Revue des Amateurs, n° 23 de la 2e série, du 15 juin 1947, Bruxelles).