Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 64
Autour du Journal des Goncourt
Dans le numéro 17 du Bulletin Flaubert, nous avons eu l’occasion de reproduire, en extrait, un article d’André Billy paru dans le Figaro Littéraire du 31 octobre 1959, et concernant l’estimation ridiculement basse de la prisée des Manuscrits Flaubert aussitôt après son décès.
Il ne s’agissait que d’un extrait d’article, ce qui revient à dire que tout l’article n’y figurait point, mesure qu’on est parfois obligé de prendre, presque toujours à regret, faute de place pour une totale reproduction.
Or l’article, dont la fin seule avait été reproduite, se basait sur une Étude d’ensemble faite par M. Rouault de la Vigne, de l’Académie de Rouen, sur l’inventaire de la Bibliothèque Flaubert, à Croisset, en mai 1880, et sur le retour à Croisset de cette Bibliothèque en 1951, par les soins conjoints de la Municipalité de Croisset et de la Société des Amis de Flaubert.
Par une première lettre en date du 5 novembre 1960, M. Rouault de la Vigne nous a sévèrement reproché de ne pas avoir reproduit l’article en entier (il est exact que son nom était cité comme auteur de l’Étude dont s’agit, dès le début de l’article Billy), ajoutant même avec une regrettable sévérité que cette coupure était le signe d’un silence voulu à son égard « silence qu’il jugeait comme il méritait qu’il le fût ».
Nous avons tenté de faire admettre à M. Rouault de la Vigne, vis-à-vis duquel nos sentiments de déférente amitié parfaitement mérités n’ont nullement diminué, combien fragile était son affirmation à l’égard d’un geste encore une fois explicable et expliqué. Nous lui avons même fait offre de publier sa lettre et la nôtre en réponse, pour que dans cette petite aventure rien ne fût caché à nos lecteurs et amis, ce qui est la règle dans notre bonne et grande République des Lettres.
M. Rouault de la Vigne s’y est opposé, et nous a fait parvenir une seconde lettre (25 novembre 1960) nous priant en sus d’enregistrer son désabonnement ( ?), lettre conçue en ces termes :
« Monsieur,
» Ma lettre du 5 novembre était suffisamment claire pour être comprise, aussi votre réponse d’hier m’étonne-t-elle, mais je ne veux pas m’attarder à une vaine querelle : il n’y a pire sourd…
» Je vous demande seulement de ne publier dans votre Bulletin, ni ma lettre, ni votre réponse.
» Gardez toute la place pour publier les insanités du Journal des Goncourt qui font un succès à rebours à votre revue.
» Recevez, Monsieur, je vous prie, mes salutations distinguées.
» Signé : René ROUAULT DE LA VIGNE ».
Les termes de cette lettre mettant en cause notre Bulletin, sa rédaction, ceux qui ont la bienveillance de nous envoyer des textes toujours précieux, et surtout le souci que nous avons de publier le plus possible concernant Flaubert et son œuvre, nous permettent sans plus tarder de faire les réserves d’usage quant à la teneur de la missive.
Le « succès à rebours » qu’évoque notre correspondant, se trouve tout d’abord contredit par les faits : notre Bulletin parti à 200 exemplaires, tire actuellement à 400 et tirera bientôt à 500. Nous n’en avons aucune fierté, et ne recherchons aucun compliment ; c’est une charge en plus quant à l’envoi, et voilà tout.
Et même, M. Rouault de la Vigne nous rendrait un fameux service s’il pouvait nous procurer tout ou partie des Bulletins 1 à 12 à peu près épuisés, et qui nous sont demandés plus qu’on ne saurait l’écrire.
Au surplus, nous ne nous étendrions point sur les reproches faits par M. Rouault de la Vigne quant à l’utilité de notre rôle (nous avons assez de sagesse pour ne pas oublier que lorsqu’on agit, on ne saurait plaire à tout le monde !) si notre correspondant ne soulevait pas, dans le sillage d’un mécontentement que nous persistons à voir uniquement de forme, une question à vrai dire importante, à tout le moins utile, initiative (nous n’avons aucune gêne à la reconnaître) à mettre à l’actif de M. Rouault de la Vigne, et déclaration qui (du moins nous l’espérons) lui prouvera notre impartialité à son égard.
Est-ce bien, est-ce mal de publier, extraits du Journal des Concourt, les passages concernant Flaubert ? Ayons d’abord la hardiesse de dire qu’à côté des nombreux encouragements reçus concernant la tenue de notre Bulletin, les critiques sur la parution du Journal des Goncourt se compteraient sur les doigts. Mais avouons que ce n’est pas un critère.
Le Journal des Goncourt, écrit dans des circonstances que beaucoup connaissent, recèle, à côté des très précieux renseignements sur les gens et les faits de l’époque, des absurdités et des grossièretés. Les Goncourt ont-ils bien agi ou mal agi ? En conscience, qui peut le dire ? Qui peut dire si Suétone a eu le tort d’écrire sa Vie des Césars, si Tallemant des Réaux a eu le tort d’écrire ses Historiettes, si Saint-Simon a eu le tort d’écrire ses Mémoires, si tel publiciste moderne a eu le tort de donner sur Victor Hugo (pièces et chiffres à l’appui) des détails particulièrement savoureux sur sa vie privée pour ne pas dire sexuelle ; oui, qui peut le dire ? (1).
Disons seulement que cette littérature d’à côté — on a dit que l’Histoire était parfois une suite de petites histoires — est une source inépuisable pour les exégètes, les biographes, les romanciers et les historiens. Comment pourraient-ils, ceux-là, parler utilement des héros envisagés, si telle oreille n’avait pas entendu et si telle main n’avait pas copié, les mille et un propos dont se compose l’existence, même des grands. Les chroniqueurs ont tout de même rendu service.
Et puisqu’il s’agit de Flaubert, disons sans hésiter que si le Journal des Goncourt n’avait point paru (expurgé il est vrai) dès 1905, si la correspondance Flaubert n’avait point paru (elle aussi expurgée) à la même date, puis in extenso quand tombée dans le domaine public, ce qui est le cas actuellement du Journal des Goncourt, incriminé, nous n’aurions certainement pas ces très précieux volumes d’exégèse moderne sur le grand écrivain et sur la genèse de son œuvre.
Il y a, qu’on le veuille ou non, une sorte d’osmose entre la vie de l’écrivain et son œuvre. Que de romans, même historiques, sont des autobiographies. « La Bovary, c’est moi ! » disait Flaubert, et ses romans depuis les Mémoires d’un Fou jusqu’à Bouvard et Pécuchet sont une longue suite du récit de son existence et des drames de cette existence. Les à-côtés, même spécieux, les détails même fallacieux de la vie de Flaubert expliquent beaucoup de son œuvre.
Et puis, les Goncourt ont rarement médit de Gustave Flaubert. On ne trouve pas dans le fameux Journal de ces récits équivoques ou graveleux qu’on trouve lorsqu’il s’agit de Daudet, dont les héritiers, vainement d’ailleurs, ne réussirent point à empêcher la publication de lignes touchant leurs parents.
Disons vainement, car — et ce sera peut-être le plus sérieux argument de cette brève intervention — l’instance judiciaire introduite par les héritiers Daudet ne tourna pas à leur avantage, et la Cour d’Appel décida dans un Arrêt qui fait maintenant autorité (14 mars 1956) que le Journal des Goncourt, tombé dans le domaine public, pouvait être reproduit intégralement par tous (2).
Et le Ministre de l’Éducation Nationale (M. André Marie, à l’époque) donna l’autorisation administrative nécessaire pour que soit sorti des réserves de la Bibliothèque Nationale où il était déposé, le manuscrit Goncourt.
Dès lors, comment en droit ou en fait pourrait-on s’opposer à cette publication ? Ce qui serait jugé pudique ici, serait jugé ridicule plus loin. Et les malins ou les moins timorés ou les plus audacieux auraient de nombreux admirateurs pour ne point dire de nombreux clients. Une fois de plus, la pratique de l’absentéisme, de l’immobilisme, du silence serait la plus mauvaise. Il vaut mieux, en fin de compte, être le premier informateur que le dernier instruit.
D’ailleurs, n’ayons crainte de le répéter. Les Goncourt n’ont jamais, en leurs chroniques, dit le moindre mal de Gustave Flaubert. Ils admiraient et aimaient le bon géant de Croisset ; ils l’encourageaient de leurs avis, ayant eu les mêmes déboires et les mêmes joies littéraires (3).
Et le bon Flaubert leur rendait largement cette franche tendresse, si rare entre Gens de Lettres.
Aux obsèques de Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt fut avec Émile Zola et Guy de Maupassant un des rares hommes de lettres à suivre de Croisset jusqu’à Rouen (il n’y avait pas 80 rouennais dans le cortège !) le convoi funèbre.
À l’inauguration du Mémorial Flaubert (monument Chapu en 1890), ce fut Edmond de Goncourt qui prononça le discours d’usage en des termes admirables de sincérité, faisant de Gustave Flaubert un portrait non seulement si élogieux mais si juste, qu’on ne peut relire ce texte magistral sans éprouver la plus grande émotion.
Ce que les Goncourt ont dit de Gustave Flaubert dans leur Journal n’a jamais été autre chose que ce qui paraissait aux Goncourt l’exacte vérité. Ce qu’ils ont écrit a été l’expression d’une amitié qui ne s’est jamais démentie, et plus précieuse que des compliments.
Voici donc pourquoi, ayant pesé le bien et le mal, et nettement jugé que les avantages l’emportaient sur les inconvénients, notre Société publiera tout ce qui dans le Journal des Goncourt concerne Gustave Flaubert, avec l’espoir que nos adhérents ne rangeront pas les textes comme suggéré, dans l’indésirable famille des insanités.
Jacques Toutain-Revel
Président de la Société des Amis de Flaubert.
(1) On pourrait ajouter à cette brève énumération la Correspondance de Flaubert, publiée in extenso (il y a même une édition non expurgée) où les détails vraiment insignifiants, ou équivoques abondent ; et cependant quel vide c’eût été pour les biographes et les chercheurs si cette Correspondance eût été reléguée dans le silence.
(2) Lire notamment la note si intéressante accompagnant l’Arrêt dont s’agit.
(3) Précisons encore que notre Bulletin ne publie que ce qui concerne Flaubert, vis-à-vis duquel les Goncourt se sont toujours exprimés librement, mais avec correction. Seul, un passage où des propos tenus par Daudet ont été reproduits, a été remplacé par une ligne de points (Bulletin n° 16, page 58, avec annotation).