Flaubert en Angleterre

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 14

 

 Flaubert en Angleterre



Au cours de l’émission de la Radio de Londres du mercredi 25 juillet 1956, M. Denys Val Baker a fait une courte causerie sur Flaubert en Angleterre.

Le distingué orateur a bien voulu nous communiquer son texte et nous autoriser à le reproduire dans le Bulletin des Amis de Flaubert.

Nous l’en remercions vivement, ainsi que nous remercions Mlle Denise Morin, qui a traduit ce texte en français, et Miss Marjorie Glock, secrétaire de la B. B. C. de Londres, qui nous l’a fait parvenir.

Voici le texte :

Gustave Flaubert, qui ne visait qu’à un but, qui s’était entièrement voué à son art, eut, par son œuvre littéraire et par son style, une influence importante sur les auteurs anglais de plusieurs périodes. C’est pourquoi les Anglais, eux aussi, célèbrent, cette année, le centenaire de la publication de Madame Bovary, qui parut d’abord— comme on sait — sous forme de roman feuilleton dans la « Revue de Paris », en 1856.

Non seulement Flaubert eut de l’admiration pour de nombreux écrivains anglais, mais il vint plusieurs fois en Angleterre. Ce fut surtout pour faire plaisir à sa vieille mère qu’il fit sa première visite, en 1851, car il voulait l’emmener à la « Grande Exposition ». Flaubert se prêtait toujours aux caprices de sa mère, mais trouva qu’elle allait un peu loin lorsqu’elle choisit, pour aller de Rouen à Londres, un itinéraire qui prenait trois jours entiers. Une fois à Londres, cependant, son courage se ranima et il se sentit même si libre de souci, qu’il profita de sa visite pour reprendre des relations, du moins épistolaires, avec Louise Colet, son ancienne maîtresse. C’est dans les lettres qu’il lui écrivit alors que nous trouvons le récit à moitié humoristique de son voyage inconfortable en diligence de Rouen à Abbeville et de l’impression que fit sur lui la Manche, qu’il n’avait pas revue depuis ses vacances de jeunesse en Bretagne. Puis il décrit sa visite à Londres :

« Nous avons fait à Londres une promenade au cimetière de Highgate. Quel abus d’architecture égyptienne et étrusque ! Comme c’est propre et rangé ! Ces gens-là ont l’air d’être morts en gants blancs. Je déteste les jardinets autour des tombeaux, avec des plates-bandes ratissées et des fleurs épanouies. Cette antithèse m’a toujours semblé de basse littérature ; en fait de cimetière, j’aime ceux qui sont dégradés, ravagés, en ruines, pleins de ronces, avec des herbes hautes et quelque vache échappée du clos voisin qui vient brouter là tranquillement. Avouez que ça vaut mieux qu’un policeman, en uniforme ! Est-ce bête l’ordre ! »

Il n’y a pas d’indications précises qui nous apprennent avec qui Flaubert fut en rapport à Londres, mais on a toutes raisons de croire que les écrivains anglais lui firent bon accueil, car ils commençaient déjà à être influencés par ses idées.

De son côté, Flaubert s’intéressait vivement à la littérature anglaise. Il admirait surtout Shakespeare, et dans ses lettres nombreuses à ses jeunes protégés, Guy de Maupassant, par exemple, ou Mlle Leroyer de Chantepie, il les pressait de lire ses pièces, ne serait-ce que pour apprendre à connaître les femmes. « Un seul poète, selon moi, a compris ces charmants animaux, à savoir le maître des maîtres, l’omniscient Shakespeare. Les femmes sont pires ou meilleures que les hommes. Il en a fait des êtres extra-exaltés, mais jamais raisonnables. C’est pour cela que ses figures de femme sont à la fois si idéales et si vraies »,

Et le nom de Shakespeare revient sans cesse dans ses lettres à Louise Colet :

Croisset 1852. « Je viens de finir le Périclès de Shakespeare ; c’est atrocement difficile et prodigieusement gaillard ; il y a des scènes de b…, où ces dames et ces messieurs parlent un langage peu académique ; c’est agréablement bourré de plaisanteries obscènes. Mais quel homme c’était ! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits à côté et paraissent légers surtout. Lui, il avait les deux éléments, imagination et observation et toujours large ! toujours ! « Nés pour la « médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes ». C’est bien là le cas de le dire. Il me semble que si je voyais Shakespeare en personne, je crèverais de peur ».

Janvier 1854, « J’ai été écrasé, pendant deux jours, par une scène de Shakespeare (la 1ère de l’acte III du Roi Lear). Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais, tous les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette scène, tout le monde, à bout de misère et dans un paroxysme de l’être, perd la tête et déraisonne ; il y a là trois folies différentes qui hurlent à la fois, tandis que le bouffon fait des plaisanteries, que la pluie tombe et le tonnerre brille. Un jeune seigneur, que l’on a vu riche et beau au commencement, dit ceci : « Ah ! j’ai connu les femmes, etc. ; j’ai été ruiné par elles, méfiez-vous du bruit léger de leur robe et du craquement de leurs souliers de satin, etc. ». Ah ! Poésie françoyse, quelle eau claire tu fais en, comparaison ! Quand je pense qu’on s’en tient encore aux bustes ! à Racine ! à Corneille et autres gens d’esprit embêtants à crever : cela me fait rugir ! Je voudrais (encore une citation du vieux) les broyer dans un pilon, pour peindre ensuite avec ces résidus les murailles des latrines. Oui, cela m’a bouleversé, je ne faisais que penser à cette scène dans la forêt, où l’on entend les loups hurler et où le vieux Lear pleure sous la pluie et s’arrache la barbe dans le vent. C’est quand on contemple ces hommes-là, qu’on se sent petits, « nés pour la médiocrité, nous sommes écrasés par les esprits sublimes ».

Après Shakespeare, Flaubert semble avoir admiré le plus Sir Walter Scott, le grand romancier romantique. Ce qui l’attachait aux œuvres de Scott, c’était surtout son esprit de logique et de construction. À part Scott et, jusqu’à un certain point, Byron, Flaubert trouvait que tous les auteurs anglais souffraient du même défaut, qu’ils manquaient du sens de la composition.

Il portait ce même jugement sur Charles Dickens, dont l’œuvre était très en vogue en France à cette époque. Dans une lettre à George Sand, Flaubert écrivait : « Je viens de lire « Pickwick », de Dickens. Connaissez-vous cela ? Il y a des parties superbes ; mais quelle composition défectueuse ! »

Flaubert revint en Angleterre en 1866. À sa nièce, Caroline Commanville, il écrivit : « J’ai vu à Londres beaucoup de choses très curieuses et plusieurs qui me seront fort utiles pour mon roman ». Malheureusement, il ne dit pas quoi, mais plus tard, les notes qui figurent dans d’autres lettres nous montrent le genre de choses qui l’intéressait.

« L’oncle de Liline, qui m’a tenu trois heures : il m’a, du reste, dit deux beaux mots de bourgeois que je n’oublierai pas et que je n’eusse pas trouvé si : ainsi béni soit-il ! Premier mot, à propos de poisson : « Le poisson est exorbitamment cher, on ne peut pas en approcher ». Approcher du poisson ! Énorme ! ! ! Deuxième mot, à propos de la Suisse, que ce monsieur a vue. C’était à l’occasion d’une masse de glace se détachant d’un glacier : « C’était magnifique, et notre guide nous disait que nous étions bien heureux de nous trouver là, et qu’un Anglais aurait payé 100 francs pour voir ça ». L’éternel Anglais payant, encore plus énorme !… »

Flaubert ne revisita pas la Grande-Bretagne de plusieurs années, mais lors de la guerre franco-allemande, pensant qu’il était dangereux pour sa nièce Caroline de rester en France, il l’envoya en Angleterre. Ils s’écrivirent régulièrement, Flaubert de sa maison de Croisset et sa nièce parfois de Londres et parfois du bord de la mer, de Brighton. Il est assez touchant de voir Flaubert se préoccuper sans cesse du bien-être de Caroline.

« Mon pauvre Caro », écrivait-il, « …j’ai peur que tu ne t’ennuies beaucoup à Londres, dont le climat d’ailleurs n’est pas sain. Je doute que la nourriture te soit bonne : pas de pot-au-feu, ni mille petites choses auxquelles nous sommes habitués. Je crois que tu ferais mieux, dans quelques jours, d’aller habiter Brighton ; tu louerais un petit appartement et Marguerite te ferait la cuisine. Il est peu probable que les Prussiens viennent à Dieppe. On ne croit même pas qu’ils viennent à Rouen,.., N’importe ! reste en Angleterre jusqu’à nouvel ordre ».

Au début de 1871, Flaubert se précipita en Angleterre pour voir sa nièce, mais en arrivant, il trouva qu’elle était déjà partie pour Dieppe. Cette fois, il était descendu au Hatchett’s Hôtel, dans Dover Street, à Londres, mais après quelques jours, il alla rejoindre sa nièce et rentra ensuite à Croisset. Flaubert ne revint jamais en Angleterre, mais il ne cessa d’y porter un vif intérêt, qui cependant ne fut pas toujours des plus flatteurs ! Il ne put jamais se débarrasser de ce malaise que lui avait inspiré Londres. Peut-être était-ce dû au fait que le climat n’était pas favorable à sa santé délicate. « C’est une ville qui me fait peur, observa-t-il, j’y ai toujours été malade ».

Et dans une de ses premières lettres à Baudelaire, il dit :

« Vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre ».

Mais Flaubert, qui avait quand même trouvé des compensations au climat de Londres, donna à sa nièce de bons conseils :

« Je t’engage à passer de longues séances au British Muséum et à la National Gallery, ainsi qu’à Kensington. N’est-ce pas que les promenades sur la Tamise sont charmantes ? L’endroit que j’aime le mieux de Londres, c’est la pelouse de Greenwich ».

Partout où il allait, Flaubert observait tout minutieusement, car il était doué d’une étonnante acuité visuelle. Et c’est cette qualité-là d’ailleurs qui influença le plus les écrivains anglais. « Il oblige la plume à rivaliser, avec le pinceau du peintre et le burin du graveur, pour décrire une rue misérable », disait George Moore. Quant à Walter Pater et Henry James, ils furent plutôt influencés par cette instinctive passion de son esprit pour le seul mot qui peut exprimer un certain sentiment.

Espérons que la publication à Londres, 100 ans après la parution de Madame Bovary, d’une traduction des lettres de Flaubert, pourra aider un plus grand public à apprécier l’œuvre de celui qui, selon le poète Swinburne, fut un génie unique, souvent imité, mais toujours inimitable.

Texte : Denys Val Baker.

Traduction : Denise Morin.