Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 62
Flaubert et la névropathie
Les Goncourt, ces êtres sensitifs par excellence, se sont un jour posé la question : « Pour les délicatesses, les mélancolies exquises d’une œuvre, les fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’âme et du cœur faut-il un coin maladif dans l’artiste ? Faut-il être, comme Henri Heine, le Christ de son œuvre, un peu crucifié physique (1) ».
On conte, à ce propos, que Michelet, apprenant que Flaubert était couvert de clous, se serait écrié : « Qu’il ne se soigne pas, il n’aurait plus son talent ! » Était-ce simple boutade ? Ce qu’on a dit de Flaubert, on l’a dit sous une autre forme, de Chamfort, que l’âcreté de son sang devait faire son âpreté d’esprit ; mais est-il toujours aisé de savoir si telle ou telle œuvre a été composée sous l’influence de la maladie ? Pourrait-on fournir la preuve que Flaubert, que Dostoïevsky, notoirement connus comme épileptiques, n’ont été jamais mieux inspirés que sous l’influence de leur accès ?
Brunetière a posé nettement, à son ordinaire, les données du problème (2) : « Dans l’œuvre d’un artiste, de qui l’on sait, par ses confidences ou par le témoignage de ses amis, qu’il était ce que nous appelons un névropathe, on cherche, avec une curiosité malsaine, les traces ou les preuves de sa névropathie ; je voudrais que l’on fît précisément le contraire ; et dans sa névropathie, que l’on nous fît voir avant tout, le danger, la fausseté, l’illégitimité de sa conception de l’art et de la vie : par exemple, ce qu’il y a de durable et d’admirable dans Madame Bovary, c’est ce que Flaubert y a mis quand, entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de corps et d’esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu’il y a d’extravagant et de fou dans la Tentation de Saint-Antoine, inversement, c’est ce que le névropathe y a comme insinué, malgré lui, des formes de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu’il y a d’étrange, d’insolite et de contradictoire au bon sens dans la conception que les Baudelaire et les Flaubert se sont faite de l’art, n’est-ce pas justement ce qu’ils y ont mis quand ils étaient malades ? et d’y faire consister leur originalité ; n’est-ce pas changer les vrais noms des choses, confondu la fièvre avec l’inspiration, la surexcitation cérébrale morbide avec le fonctionnement normal de l’intelligence ? »
(« Les Grands Névropathes », page 40).
Docteur Cabanès.
(1) De Goncourt, Idées et Sensations, 109.
(2) Dans Une Étude sur les Artistes littéraires, de M. Maurice Sponck, ouvrage paru en 1889 (cf. Revue des Deux-Mondes, 1889 et 1890).