Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 32
Ernest Renan vu par Flaubert …
et quelques autres
Ce grand historien était de deux ans plus jeune que Flaubert qui fit sa connaissance — comme celle de Michelet et d’autres littérateurs — aux dîners Magny.
En 1859, Flaubert est indigné par un éreintement, paru dans la Revue Européenne (1), de Renan qui vient de publier une traduction du Livre de Job.
Alors qu’il prend quelque repos à Vichy — chose extrêmement rare dans sa vie — Flaubert lit beaucoup plus qu’à son ordinaire, ce qui n’est pas peu dire. C’est en 1862. La Vie de Jésus, si remarquée, louée par les uns, vivement critiquée par les autres et qui provoqua des controverses, d’âpres discussions, voire des « autodafés » en certains endroits, dont l’éditeur fut le premier à se frotter les mains, la Vie de Jésus enthousiasma peu Flaubert. Quelques mois plus tard, lorsque l’œuvre eut paru en librairie, il en entretint Mlle Leroyer de Chantepie en ces termes : « Le livre de mon ami Renan ne m’a pas enthousiasmé comme il a fait du public. J’aime que l’on traite ces matières-là avec plus d’appareil scientifique. Mais à cause même de sa forme facile, le monde des femmes et des légers lecteurs y est pris. C’est beaucoup et je regarde comme une grande victoire pour la philosophie que d’amener le public à s’occuper de pareilles questions ».
À la mi-mai 1876, Flaubert reçoit Les Dialogues philosophiques. Il en entreprend immédiatement la lecture et ne les abandonne qu’après avoir tourné la dernière page du livre. Il écrit alors à Renan : « …Je ne me souviens d’aucune lecture pareille ! À l’inverse de cette dame qui trouvait que vos pages lui faisaient froid au cœur, je me suis délecté dans votre œuvre comme dans un bain d’air chaud et parfumé. Comme c’est bien, comme c’est beau, et comme c’est bon ! Il est possible que vous blessiez les catholiques et que les positivistes froncent le sourcil ; moi, vous m’avez « édifié » ! et quelle langue vous avez ! comme c’est à la fois noble et régalant ! !… L’impossibilité du miracle, la nécessité du sacrifice (du héros, du grand homme), le machiavélisme de la Nature et l’avenir de la Science, voilà des points qui n’ont été traités par personne comme par vous et qui me semblent désormais incontestables ! Je vous remercie de vous être élevé contre « l’égalité démocratique » qui me paraît un élément de mort dans le monde… Que vous dirai-je de plus, mon cher Renan ? Je vous aime pour votre grand esprit, pour votre grand style, pour votre grand cœur. Vous m’avez honoré en inscrivant mon nom au seuil de votre libre et plus que jamais je me sens fier d’être votre ami. Je vais maintenant relire (et à la loupe) ce charmant et fort bouquin, puis un de ces jours, j’irai en causer avec vous… »
De son côté, George Sand publiait cette jolie page à propos des mêmes Dialogues philosophiques :
« Je suis de ceux pour qui un livre de M. Renan est comme un jour doux et clair où passent beaucoup de nuages tour à tour brillants et sombres, tous beaux de couleur et de forme. Le soleil est souvent voilé et puis les nuées se dissipent, et il reparaît triomphant pour se voiler encore. On aime ces alternatives, qui sont l’image exacte de la conscience humaine aux prises avec l’idéal.
» La vraie puissance de ce merveilleux talent est dans sa douceur, dans sa modestie généreuse, dans l’esprit de véritable charité qui le pénètre et qui émane de lui. C’est un rare type de penseur. Épris de raison et de liberté jusqu’à tout sacrifier s’il le fallait à ces lois sublimes, il reste l’apôtre fervent du sens divin dans l’homme ; sa conviction désarme le positivisme le plus méfiant.
» Dire que le livre est beau, c’est dire ce qui frappe tous les lecteurs de M. Renan. Mais disons aussi qu’il est bon ; que son mérite n’est pas purement littéraire ; qu’il nous réconcilie avec le bon sens, tout en développant de plus en plus en nous le sentiment de l’idéal ; enfin, qu’il assure nos pas sur la terre, en aidant, nos ailes à pousser. N’est-ce pas là, en effet, le grand, le vrai problème ? Ne faut-il pas que nous échappions radicalement aux illusions du passé et qu’en même temps nous gardions la foi et le culte des vérités sacrées sans lesquelles nous assimilerions les idées aux faits et perdrions la notion de la grande synthèse ? « La nature est immorale, nous disent les savants ». Elle ne fait, pas de choix ; elle frappe sans souci du mérite des êtres ; elle obéit à des lois qu’aucune considération morale n’entrave et ne fait même hésiter. Voilà qui est vrai pour les forces de la matière ; mais que l’homme soit matière ou esprit, le voilà qui entre en lutte contre cette force aveugle et qui le combat à son profit ; aussitôt que vous lui accordez le discernement de ce qui est utile ou nuisible, il faut bien lui accorder la liberté et la connaissance du bien et du mal. Si la morale est un fait primordial, vérifié par l’expérience et au-dessus de tout raisonnement, la morale est, d’une certaine manière, dans la nature, car non seulement l’homme appartient à la nature, mais encore il en est, quant à notre monde, l’expression la plus haute, l’expression raisonnée ».
En mars 1878, Flaubert trouvera qu’il y a « des choses charmantes » dans le Caliban, de Renan, mais que « ça manque de base, beaucoup trop ». On sait que ce Caliban fait partie d’une série de Drames philosophiques avec L’Eau de Jouvence (1880), Le Prêtre de Némi (1885), L’Abbesse de Jouarre (1886), et que ce nom, emprunté à La Tempête, de Shakespeare, personnifie la tendance démocratique et l’esprit scientifique par opposition à Prospero qui, lui, représente l’aristocratie.
C’est vers cette même époque qu’ayant dîné avec l’auteur de la Vie de Jésus, Flaubert note : « Il a été merveilleux d’esprit et d éloquence, et artiste ! comme jamais je ne l’avais vu ».
Le style de Renan est aussi élégant, aussi simple, aussi limpide que l’était son langage. Il suffit, pour s’en faire une idée exacte de lire ce qui restera un des chefs-d’œuvre de la langue française : Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse (1883), dont Flaubert n’a connu que la Prière sur l’Acropole, publiée, en décembre 1876, par la Revue des Deux Mondes, et à propos de quoi il écrivit à son auteur : « je ne résiste pas au besoin de vous remercier pour l’enthousiasme où m’a jeté votre Prière sur l’Acropole. Quel style ! Quelle élévation de forme et d’idées ! Quel « morceau » ! Je ne sais s’il existe en français une plus belle page de prose ! Je me la déclame à moi-même tout haut sans m’en lasser. Vos périodes se déroulent comme une procession de Panathénées et vibrent comme de grandes cythères. C’est splendide ! Et je suis sûr que le bourgeois (pas plus que la bourgeoisie) n’y comprend goutte. Tant mieux ! Moi, je vous comprends, vous admire et vous aime ».
Nous nous représentons très bien Flaubert parcourant de Iong en large son cabinet de Croisset et « gueulant », comme il disait, cette magnifique péroraison : « Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. Ô abîme, tu es le dieu unique. Les larmes de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. (Après la lecture de cette phrase , Flaubert pose, dans ses carnets, cette interrogation : « Qu’en savez-vous ?). Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts » (2).
Dans ces carnets où il notait plus particulièrement les réflexions que lui suggéraient ses lectures, Flaubert, après avoir remarqué que la Vie de Jésus est dédicacée par Renan à sa sœur et le Saint Paul à sa femme, ajoute : « Cette dédicace à deux femmes ne serait pas venue à un homme moins sentimental, plus préoccupé du juste ». Il n’est pas dupe des mots et les Apôtres lui fait faire maintes remarques. Nous n’épinglerons que celle-ci pour être bref : « La question seulement est de savoir si une société peut tenir sans une censure des mœurs privées et si l’avenir ne ramènera pas quelque chose d’analogue à la discipline ecclésiastique que le libéralisme moderne a si jalousement supprimée… Flaubert remarque : « Haine de la liberté, fonds socialiste, manchette d’évêque qui perce ? Il n’y avait point calcul, pourtant, de la part de Renan – qui, par ailleurs, a écrit : « Le but du monde est le développement de l’esprit et la première condition du développement de l’esprit, c’est la liberté ! » (3) – mais seulement une manifestation dont on trouve de nombreuses répétitions dans son œuvre, de sa nature complexe qu’il a, d’ailleurs, franchement reconnue et expliquée lui-même : « Bon gré, mal gré, et nonobstant tous mes efforts consciencieux en sens contraire, j’étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre à terre, un idéaliste se donnant inutilement beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradiction rappelant l’ « hircocerf » de la scolastique qui avait deux natures (Saint Renan).
Autant que Flaubert, Renan avait une estime particulière pour la perfection de la forme et, comme lui aussi, maître tout adonné à son œuvre, il sut résister à l’entraînement du succès, bien qu’il ait publié beaucoup plus d’ouvrages que l’auteur de Salammbô.
À propos de Salammbô, relevons dans le T. I des quatre derniers volumes (supplément) de la Correspondance (1954), cette lettre de son auteur : « Paris, nov. 1862 ( ? ). — Cher Monsieur Renan, je suis si impatient ou pour mieux dire si anxieux d’avoir votre avis sur ma Carthaginoise, que je vous l’envoie dans sa demi-toilette (4). Excusez les bévues qui s’y trouvent et croyez moi, je vous prie, tout à vous ».
Mais revenons un instant à la Prière sur l’Acropole ; à propos de sa publication, Flaubert disait à Renan : « Je me la déclame à moi-même, tout haut sans m’en lasser », et à la Princesse Mathilde : « Ceci, qui reste admirable », rapporte Robert Kemp dans l’un de ses récents papiers sur la Prière sur l’Acropole et ses mystères, un livre précieux de sa petite-fille, Mme Henriette Psichari : « Nous autres qui sommes des Latins, nous ne comprenons guère ces natures rêveuses, un peu troubles et toujours flottantes, comme des nuages ; il faut les prendre ainsi pourtant. Leur mouvement oscillatoire paraît de la versatilité. Rien, au contraire, n’est plus solide ».
Jules Michelet dit à Renan, dans un billet à propos de Saint Paul, rédigé en Syrie comme l’on sait et qui venait de paraître (1869) : « Je vous emporte en Suisse et je vais vous lire avidement. J’ai entrevu des pages délicieuses de voyage, mais la préface aussi, « tellement sombre ». Pourquoi ? Associons-nous à ce pauvre monde nouveau, qui souffre, souffre tant. Et espérons pour lui. Ne vous plaignez pas trop, admiré, aimé de tant d’âmes ».
Un jugement de haute impartialité littéraire, c’est celui d’Émile Fayet : « Les deux plus grandes intelligences du 19e siècle, Sainte-Beuve et Renan, n’ont rien inventé, mais se sont donné la peine, je veux dire le plaisir de tout comprendre à fond, ce qui est une manière d’inventer… (5)
Enfin, dans l’article du Temps du 9 octobre 1892, par quoi il saluait Renan, mort au Collège de France le 2 du même mois, Anatole France écrivait : « Ernest Renan fut de tous nos contemporains celui qui exerça la plus grande influence sur les esprits cultivés et celui qui ajouta le plus à leur culture. Beaucoup peuvent dire avec celui qui écrit en pleurant ces lignes et qui sent la plume travailler entre ses doigts : « Nous avons perdu notre maître, notre lumière, notre chère gloire ! » (6)
Maurice HALOCHE.
(1) Du 15 octobre 1859, sous la signature de L. Benlœur et intitulé : Un Renan et son rôle dans la science contemporaine.
(2) Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse : Prière sur l’Acropole (p. 72). Calmann-Lévy, Éd. Paris, 1909.
(3) Préface de Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse. Éd. Calmann-Lévy, 1909.
(4) Envoi d’un exemplaire en « bonnes feuilles », Salammbô fut mis en vente dès le 28 novembre. 1862, bien que le titre portait la date de 1863.
(5) La Revue du 1er mars 1910 (Un réquisitoire contre Renan).
(6) La Vie Littéraire, 5e série. — Calmann-Lévy, édit., Paris, 1949. — Renan lui remettait, en 1883, un précieux exemplaire sur hollande des Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, enrichi de cette belle dédicace : « À M. Anatole France, dont la sympathie m’est si précieuse et si chère. — Ernest Renan ».