Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22 – Page 39
Rodolphe émule de D. Juan :
Une nouvelle source de Madame Bovary
(Bulletin n° 19)
Je souscris à toutes les conclusions de M. Pommier (1) : je suis comme lui convaincu — et un prochain et plus long article contribuera à le prouver — que Flaubert se ressouvient toujours plus ou moins consciemment de ses lectures, qu’il les digère, et si l’on peut dire, les naturalise. Sans doute des rencontres fortuites (entre Balzac et lui, par exemple) ne sont-elles pas à exclure : dans une lettre à Louise Colet du 27 décembre 1852, citée par René Dumesnil (L’Éducation sentimentale, Les Belles-Lettres, Introduction, LII), Flaubert écrit
« Ma mère m’a montré — elle l’a découvert hier — dans le Médecin de Campagne, de Balzac, une même scène de ma Bovary : une visite chez une nourrice (je ne l’ai pas lu, ce livre, pas plus que Louis Lambert). Ce sont mêmes détails, mêmes effets, même intention, à croire que j’ai copié, si ma page n’était pas mieux écrite, sans me vanter… Louis Lambert commence comme Bovary, par une entrée au Collège, et il y a une phrase qui est la même ».
Flaubert a pu chercher à se faire valoir auprès de Louise Colet en voulant se donner tout le mérite de trouvailles qu’il doit à Balzac. À cette réserve près, je ne vois pas de raison de douter de sa parole. Mais il existe un nombre considérable d’emprunts à propos desquels Flaubert n’a élevé aucune protestation, et qu’il n’a pas dû songer à désavouer. Tel semble être le cas de l’épisode des gouttes d’eau éclaboussant une lettre et simulant des larmes. Mais je me demande si Flaubert est bien allé en chercher l’idée seulement chez Balzac. M. Pommier l’a montré dans le même article : Flaubert lisait Mérimée et lui faisait des emprunts. Il est même permis de croire qu’il le connaissait bien, puisqu’il l’a représenté dans L’Éducation sentimentale sous les traits de Martinon. Or, on peut lire dans les Âmes du Purgatoire (Recueil Colombe, Collection Astrée, 1958, page 250 :
« Deux gouttes d’eau adroitement répandues sur le papier figuraient des larmes répandues en écrivant ».
L’emprunt de Mérimée à Balzac est à exclure : les Âmes du Purgatoire paraissent dans la Revue des Deux-Mondes du 15 août 1834 ; c’est seulement les 14 et 28 décembre de la même année que la Revue de Paris publie le Père Goriot. Si l’on observe encore, comme le note P.C. Castex dans le même Bulletin (page 30 en bas) que le Père Goriot a été composé et presque simultanément imprimé en quatre mois, la tentation est forte de penser que Balzac avait lu les Âmes du Purgatoire tandis qu’il composait son roman. Quant à Flaubert, il connaissait les deux ouvrages, mais c’est des Âmes du Purgatoire que l’emprunt me paraît venir plus directement. D’abord la remarque de l’auteur se place juste après que le personnage (D. Juan chez Mérimée, Rodolphe chez Flaubert) a écrit une lettre, et une lettre entachée de la plus scélérate hypocrisie. Ensuite une comparaison entre les deux lettres fera voir que Flaubert a pris modèle pour peindre son D. Juan « indigène » sur le D. Juan de la légende.
« Ah ! malheureux que nous sommes ! » (B.)
« J’ai été bien malheureux » (A. P.)
« Ô mon Dieu, non, non ! n’en accusez que la fatalité » (B.)
« C’est une fatalité qui a conduit mon bras » (A. P.)
C’est le même ton emphatique : « Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue » (B.) — Je viens réclamer un bien que je préfère à la vie. Je périrai ou tu me seras rendue ». (A. P.) ; ou solennel :
« Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône ! » (B. )
« Avant de t’engager au pied des autels, tu m’appartenais ! » (A. P.) Même protestation de tendresse ici et là : « Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien ! » (B.) – « Depuis cette nuit funeste, je n’ai cessé de penser à toi ! » (A. P.)
Bien sûr, dans les Âmes du Purgatoire, c’est D. Juan qui relance son ancienne maîtresse, qui a prononcé les vœux, tandis que la lettre de Rodolphe est une lettre de rupture. Mais, après avoir noté la différence de ton qui provient de la différence de situations, on ne manquera pas d’être frappé par la similitude d’accents que prennent les deux amants. Voici enfin la preuve décisive, qui exclut toute rencontre, tout hasard. On sait que Rodolphe, après avoir écrit cette lettre, charge son valet de charrue de la porter chez Emma, dissimulée dans le fond d’une corbeille d’abricots. Or, D. Juan use du même stratagème pour faire parvenir sa lettre à Teresa :
« Le lendemain, D. Juan envoya un de ses pages au couvent avec une caisse contenant des citrons qu’il voulait faire confire, et qu’il recommandait particulièrement à la religieuse qui avait préparé les confitures achetées la veille. Au fond de la caisse était adroitement cachée une réponse aux lettres de Teresa. ».
Rabelais, Boileau, La Bruyère, Molière, Balzac, Mérimée, Montesquieu lui-même, et encore Chateaubriand, voilà une liste déjà longue — et elle n’est pas close — des auteurs dont Flaubert se ressouvient quand il compose.
Il est bien vrai, comme le déclarait ici-même M. Pommier, que l’heure est venue d’orienter dans cette voie les recherches sur « Bovary », et sans doute aussi sur toutes ses autres œuvres.
R. Bismut
(A.P.) : Âmes du Purgatoire. (B) : Madame Bovary.
(1) Bulletin des Amis de Flaubert, n° 19, p. 16-20.