Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 23 – Page 20
Qu’est-ce que la réalité ?
À propos de Madame Bovary
On sait qu’Emma Bovary, à cause de l’éducation qu’elle a reçue, du tempérament qui lui est particulier, s’efforce de nier le milieu où elle est obligée de vivre, de recréer la réalité, de Iui donner une forme et un fond plus riches, plus satisfaisants. Elle voudrait tuer la vie de tous les jours — mais comme sa sensibilité est plus développée que son intelligence, comme l’écart entre ses rêves et cette réalité quotidienne se révèle en fin de compte infranchissable, c’est elle qui est tuée par cette réalité.
L’idée reçue de la petite littérature romantique (telle que Flaubert l’entendait) l’empêche de prendre son parti du monde qui l’entoure, et cela surtout parce qu’elle l’empêche de bien comprendre les possibilités de son petit monde. Malgré toutes les tentatives, malgré toutes les déceptions qui, inévitablement, en résultent, elle continue à croire, jusqu’à ce que le désespoir la tue, que la vie, grâce à ses efforts, changera, deviendra un rêve. Chaque rechute prélude à un nouvel élan, même après les déceptions accumulées de deux liaisons manquées :
« Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture des choses où elle s’appuyait ? Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, un cœur de poète sous une forme d’ange (…) ne le trouverait elle pas ? » (Œuvres, N.R.F. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, vol. 1, p. 584).
Elle est toujours prête à recommencer, bien qu’elle entrevoie ici l’impossibilité d’un tel rêve — presque tout de suite après, en écrivant à Léon :
« …elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait à la fin si véritable, et accessible qu’elle en palpitait émerveillée. » (ibid. p. 590).
Et là, pourtant, elle est près de se tuer. On pourrait même avancer que c’est une telle persistance qui la pousse à se tuer. Le parti-pris l’empêche de prendre son parti.
Dans Madame Bovary, Flaubert se livre parfois à de véritables symphonies d’idées reçues. Il y a notamment la scène des comices agricoles où les platitudes idéalistes de l’orateur servent à souligner la niaiserie des remarques de Rodolphe et d’Emma — et inversement. On observe le même phénomène au cours de la scène qui se déroule à l’auberge lors de l’arrivée des Bovary, et dans tous les dialogues qui opposent Homais à Bournisien. On en vient donc vite à constater que tous les personnages de ce roman ont une conception de la réalité faussée par des préoccupations aussi exclusives que celles de l’héroïne.
Charles lui-même constitue un exemple d’autant plus frappant de ce phénomène qu’il est sans nul doute le personnage le plus plat, le plus terre à terre du roman. C’est le « bonheur » conjugal qui l’empêche de voir ce qui se passe autour de lui. La perspective de la paternité achève de brouiller les cartes :
« Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité. » (ibid. p. 405).
Antithèse de sa femme, c’est la platitude de ses aspirations qui le trompe, qui l’aveugle. Emma ne pourrait pas le tromper : il est trop heureux. Quand on le pousse à viser plus haut, à tenter la malheureuse opération du pied-bot, et qu’il subit une catastrophe qu’il ne comprend pas, il se rejette, lui aussi, sur une explication stéréotypée qui n’explique rien du tout : la fatalité (ibid. p. 493). Et c’est cette même fatalité qu’il invoquera pour « expliquer » le grand malheur de sa vie : l’infidélité de sa femme (ibid. p. 644). Charles est terre à terre, mais il n’est pas réaliste.
Dans un autre ordre d’idées, cette conception d’une fatalité qui explique tout rend de grands services à Rodolphe quand celui-ci en vient à se débarrasser d’Emma :
« Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il. » (ibid. p. 510).
Rodolphe agit ici cyniquement. Comme aux comices, il n’est pas dupe des idées reçues dont il se sert, de même qu’avant d’entreprendre de séduire Emma, il s’était demandé : « Mais comment s’en débarrasser ensuite ? » (ibid. p. 444). Mais Flaubert ne manque pas de nous démontrer que même Rodolphe n’est pas à l’abri des idées reçues. Vers la fin des comices, on le retrouve qui :
« rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres… des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir. » (ibid. p. 464).
Il est pris au jeu, l’amour chasse la réalité, le problématique remplace le tangible, l’actuel. C’est comme Madame Bovary mère qui, une fois que son mari est mort, oublie le martyre qu’il lui avait fait souffrir :
« Elle pensait à son mari. Les pires moments d’autrefois lui paraissaient enviables. » (ibid. p. 555).
— On pense à l’attitude de Charles lors de la mort de sa première femme (v. ibid. p. 343).
Homais, lui, tue la réalité d’une autre manière encore. Il donne des noms fantaisistes à ses enfants, et sans doute, espère faire vivre par là ses conceptions philosophiques nébuleuses. Mais ces prétentions ne sont que symptomatiques. Ce qui caractérise Homais au fond, on le sait, c’est son égotisme envahissant. Tout ce qu’il fait, dit, voit, n’est qu’un prétexte pour se mettre en avant. Non seulement, donc, il cherche à éblouir avec son affreux jargon scientifique, mais aussi il est prêt à « mentir », donc à nier la réalité, si, en ce faisant, il peut s’associer au caractère admirable de ce qu’il prétend décrire. Qu’on compare, pour s’en rendre compte, la description du feu d’artifice donnée par l’auteur de Madame Bovary : X
« …la poudre humide ne s’enflammait guère et le morceau principal (…) rata complètement. » (ibid. p. 464).
et celle que Homais offrit au « Fanal de Rouen » :
« Le soir un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’opéra, et. un moment, notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des Mille et une Nuits ! » (ibid. 466).
Calcul ou illusion ? Pour nous, du moins. Homais, ici comme ailleurs, parle avec trop de conviction pour n’être pas pris à son propre jeu. C’est comme les idées reçues qu’il débite sur Paris, idées que, soit dit en passant, Flaubert avait flétries très tôt. dans une lettre à Chevalier (v. ibid. p. 436, cf. Correspondance (Conard), vol. I, p. 40). Mais ces idées, Homais n’est pas le seul à les avoir. Léon, lui aussi, dont les aspirations rejoignent par maints endroits celles de Madame Bovary, finit par partir à Paris où il se promet de mener une vie d’artiste (v. Madame Bovary et cit. p. 423).
À de rares. exceptions près (dont notamment Lheureux — nous en reparlerons), tous les personnages de ce roman se révèlent incapables d’accepter le monde tel qu’il est. Même le « perruquier » en souffre :
« lui aussi (…) se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, (rêvait) quelque boutique dans une grande ville, comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du théâtre (….) » ibid. p. 384).
Lui aussi manque de réalisme, tout comme les conseillers municipaux qui, en se ressemblant tous, rejettent leur propre personnalité afin de mieux se conformer à leur conception au conseiller municipal idéal (v. ibid. p. 453).
La variété de ces fausses conceptions de la réalité est étonnante. On peut aller jusqu’à dire que chaque personnage est caractérisé par celle qui lui est particulière : don juanisme, romantisme, marotte, scientisme, religion… Flaubert fait ainsi d’une pierre deux coups. Ou même trois coups, car en rattachant ainsi le caractère de tous ses personnages à celui du personnage central, il assure l’unité profonde de sonœuvre. On voit que c’est uniquement par l’intensité et le caractère tragiquement irréalisable de son rêve que l’héroïne du roman se distingue des autres personnages. C’est pourquoi elle meurt, alors que les autres continuent à « vivre ».
Cependant, cette multiplicité de mondes stéréotypés, si elle sert de lien esthétique entre les personnages, n’a pas du tout le même effet en ce qui concerne les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Une fois de plus, c’est Emma qui nous fournit la clef de cet aspect du roman. On apprend qu’elle était
« incapable (…) de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues. » (ibid. p. 365).
Voilà pourquoi le vieux gâteux entrevu à la Vaubyessard est, pour elle, un objet d’admiration et de rêve. Elle se met pour ainsi dire à la place de l’homme qu’elle observe, elle le remplace, et le passé de celui-ci (encore une fois le présent est aboli…) répond tellement à ses propres aspirations qu’elle ne comprend pas ce personnage tel qu’il est en réalité (ibid. pp. 369-370). C’est là une attitude qui ne diffère en rien de celle qu’elle adopte à l’égard des hommes de sa vie. Chaque fois, elle se montre incapable de comprendre la personnalité de celui qu’il choisit : Charles se révèle être un lourdaud, Rodolphe un brutal, un calculateur, un cynique, Léon un lâche. Ses idées préconçues l’isolent et font du caractère d’autrui quelque chose d’impénétrable.
Un moment on a l’impression que Madame Bovary mère est bien plus perspicace :
« Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme ? (…) Ce serait des occupations forcées, des ouvrages manuels ! Si elle était, comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit. » (ibid. p. 440).
Voilà qui, tout en participant de l’idée reçue, aurait pu contribuer cependant à guérir Emma Bovary. Mais sa belle-mère continue :
« Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion, finit toujours par tourner mal. » (ibid. loc. cit.).
Et Madame Bovary mère, trompée par sa vision stéréotypée du monde, donne ainsi une interprétation du caractère et des activités de sa bru qui est d’autant plus erronée qu’Emma vient de tenter sa malheureuse expérience auprès de Bournisien (ibid. pp. 426-429) : dans un roman qui procède par antithèses, il est certain qu’un tel rapprochement n’est nullement gratuit.
Quant aux rapports de Bournisien et d’Emma, il est clair que le prêtre, lui aussi, est incapable de la comprendre. Toute cette scène, à laquelle nous venons de faire allusion, démontre avant tout que si Bournisien connaît les difficultés matérielles des campagnards, et justement parce que ces difficultés sont pour lui la seule réalité, il lui est impossible de comprendre l’angoisse qu’Emma tente de lui révéler :
« Vous vous trouvez gênée ? fit-il en avançant d’un air inquiet ; c’est la digestion sans doute ? il faut rentrer chez vous, Madame Bovary, boire un peu de thé, ça vous fortifiera, ou bien un peu d’eau fraîche avec de la cassonade » (ibid. p. 428).
Lors d’un autre accès de religion chez Madame Bovary, Bournisien se montrera toujours aussi dénué de compréhension (ibid. p. 521) et le libraire auquel il s’adressera ne comprendra pas non plus :
« …avec autant d’indifférence que s’il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, (il) vous emballa pêle-mêle tout ce qui avait couru pour lors dans le commerce des livres pieux. » (ibid. loc. cit.).
Le caractère de Madame Bovary change pour chacun des personnages qu’elle rencontre. Tout comme Madame Bovary, elle-même « modifie » le caractère des hommes qu’elle choisit.
Quelle ironie donc quand, pour Léon, l’arrivée de Madame Bovary à Yonville offre la perspective d’une vie nouvelle, plus riche, plus « poétique » ! (ibid. p. 413). Car Léon, pas plus que les autres, ne comprend Emma. Quand, pour réprimer son amour naissant, elle s’efforce d’être à nouveau bonne ménagère et vertueuse, elle devient un ange pour lui (ibid. p. 422). Et pourtant :
« …elle était pleine de convoitises, de rage, de haine », (ibid. p. 423).
Homais, pour sa part, en examinant ce même comportement, déclare que : « — C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture. » (ibid. loc. cit.).
Homais ne comprend pas plus le caractère d’Emma qu’il ne comprend celui de Mme Lefrançois, à qui il fait un discours sur la science de l’agriculture, alors que Mme Lefrançois s’intéresse uniquement à la concurrence qu’on lui fait (ibid. pp. 446-448). De part et d’autre, il y a incompréhension totale, et une fois de plus on a affaire à une attitude qui révèle le caractère de celui qui parle, jamais le caractère de celui dont il parle. C’est comme Binet qui croit que, pour être heureux, Léon n’aurait qu’à s’acheter un tour (ibid. p. 432).
Les répercussions d’une telle attitude donnent l’impression que nous avons affaire àun phénomène généralisé. C’est ainsi que Charles, qui ne connaît pas du tout sa femme, se perdant dans des spéculations sur un avenir problématique, voudrait que sa fille ressemblât à Emma, et, n’ayant aucune idée des dangers du mariage, se dit que le futur mari de Berthe « la rendrait heureuse ; cela durera toujours » (ibid. pp. 503-504). Et toujours c’est l’ironie des contrastes qui révèle la cécité psychologique des personnages. Pendant que Charles rêve à l’avenir de sa fille, Emma rêve au bonheur qu’elle goûtera après sa fuite avec Rodolphe (il y a donc double ironie ici). De même, tout de suite après le discours des comices, qui avait peint un tableau si idéaliste des rapports entre maîtres et employés :
« Chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents… » (ibid. p. 463).
Visiblement donc, nous avons affaire à une constante qui nous permet de mieux comprendre d’autres épisodes du livre, qui, au début du moins, pourraient bien nous paraître superflus. Pourquoi Flaubert consacre-t-il plus de deux pages (pp. 545-547) à la scène qui se déroule dans la cathédrale de Rouen ? Non seulement pour augmenter la tension dramatique de l’épisode de la deuxième séduction, mais aussi pour démontrer que le suisse ne diffère nullement des autres — d’ailleurs que Flaubert ait consacré tant de temps à souligner ce trait chez un personnage si peu important démontre combien notre auteur s’intéressait à ce thème. Pour le suisse, le monde, c’est la cathédrale — il n’existe que par elle. Donc, les gens qu’il y rencontre n’existent que dans la mesure où ils sont dans la cathédrale. Pour lui, il est inconcevable qu’ils pensent à autre chose qu’aux curiosités du lieu. Il ne comprend donc pas plus Emma que le matelot qui lui raconte les exploits de Rodolphe : celui-ci serait quelqu’un :
« qui ne doit pas manquer de femmes non plus, ajouta le vieux matelot, croyant dire une politesse à l’étranger. » (ibid. P 560, c’est nous qui soulignons).
Il s’adresse à Léon (qui, évidemment, n’apprécie pas l’allusion) et il ne voit pas qu’il fait souffrir Emma. Encore une fois, c’est l’absence de contact, de compréhension qui préoccupe Flaubert ici. Ne s’agit-il pas du même phénomène quand Justin, qui pleure sur la tombe d’Emma, est surpris par Lestiboudois :
« (Lestiboudois) (le) reconnut (…) escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui luidérobait ses pommes de terre. » (ibid. p. 637).
Même la petite Berthe fait preuve de tendances semblables : elle croit que c’est pour ses étrennes qu’on l’appelle au chevet de sa mère mourante (ibid. p. 616).
Il est donc permis de se demander si, à aucun moment, un personnage se montre perspicace, d’une perspicacité non-stéréotypée, vis-à-vis de ceux qui l’entourent. Peut-on même dire que Lheureux constitue à ce sujet une exception notable ? Lheureux réussit, ne se trompe jamais ; en contribuant à la tragédie d’Emma Bovary, il s’enrichit. On n’est pas dupe de la tristesse qu’il prétend ressentir devant la tombe de sa victime. Mais évidemment il n’a pas plus voulu sa mort que les autres personnages qui en sont en partie responsables (Charles, Rodolphe, Homais, Léon…) et on peut se demander s’il eût été si dur s’il avait su ce qui allait se passer. Lheureux accule Emma au suicide parce qu’il ne la comprend pas.
Dans Madame Bovary, chaque personnage évolue dans un isolement total, incapable d’atteindre le monde extérieur, incapable de pénétrer la personnalité intime de ceux qui l’entourent. Ces personnages sont impénétrables, incompréhensibles aussi parce qu’ils ne savent pas se faire comprendre. Leur véritable caractère se cache sous des attitudes stéréotypées. C’est Flaubert lui-même qui, dans un passage (le plus important du roman, à notre avis), où il examine la désillusion de Rodolphe, analyse ce double aspect du problème en des termes d’une généralité très révélatrice :
« Emma ressemblait à toutes les maîtresses (…) Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là (…) : comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser des ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » (ibid. p. 500).
Hanté toute sa vie par le problème de la réalité, Flaubert, dans son plus grand chef-d’œuvre, fait de ce problème le thème fondamental. Phénomène complexe pourtant que celui qui nous montre un écrivain « réaliste » découvrant dans tous ses personnages un manque total de réalisme I On est amené à se demander ce que c’est que la réalité pour Flaubert. L’explication en est pour nous dans l’attitude de notre auteur à l’égard de l’art et de la vie. L’art pour Flaubert étant la négation de la vie (l’artiste, pour réussir, doit se retrancher des hommes), il est évident que pour atteindre à cette réalité (non pas une réalité supérieure, absolue, mais la réalité tout court) il faut avoir recours à l’art. Les personnages de Madame Bovary échouent parce qu’ils ne sont pas des artistes, parce qu’ils ne sont pas Flaubert. Voilà pourquoi Flaubert a eu tort de dire : « Madame Bovary, c’est moi ». Flaubert n’est pas Madame Bovary parce qu’il domine et dissèque une réalité dont Emma ne s’aperçoit même pas, et parce qu’il sait communiquer cette réalité avec une précision, une pénétration dont ni Emma ni aucun autre personnage du roman n’aurait été capable.
Il y a, pour terminer, une autre raison pour que nous prenions la boutade de Flaubert avec un grain de sel, et qui se rattache très étroitement à ce que nous venons de dire. Le manque de compréhension provoque chez les personnages de Madame Bovary (même Charles, même le père Rouault…) une indifférence profonde à l’égard des émotions d’autrui. La douleur des autres ne les atteint que dans la mesure où ils en souffrent eux-mêmes. Quel contraste avec Flaubert lui-même ! :
« Si la « Bovary » vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur ».
(Correspondance (Conard) vol. II. p. 407).
« Ma Pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France… » (ibid. vol. III, p. 291).
Qu’on se souvienne du goût de l’arsenic que Flaubert avait dans la bouche en décrivant l’agonie d’Emma. Qu’on se souvienne de la vieille paysanne des comices agricoles. Qu’on se souvienne enfin de Berthe, d’Emma Bovary elle-même qui aurait bien pu rester simplement ridicule, mais dont Flaubert a préféré faire un personnage profondément tragique. Voilà la véritable portée de cette recherche acharnée de la réalité qui préoccupa Flaubert toute sa vie. Voilà pourquoi, malgré l’obsession de l’objectivité, (Madame Bovary) est moral, archi-moral (ibid. vol. IV, p. 147).
P. M. Wetherill
University of Leeds.