Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 24 – Page 43
La nomination du père de Flaubert,
en 1806, à l’Hôtel-Dieu de Rouen
On a souvent avancé que le célèbre Dupuytren avait été heureux de faire nommer Achille Flaubert en province, inquiet et jaloux de sa valeur médicale. Les documents officiels font apparaître une toute autre vérité (1). L’École d’Anatomie et de Médecine annexée à l’Hospice d’Humanité, redevenue ensuite l’Hôtel-Dieu de Rouen, fut ouverte le 1er brumaire an VIII. Laumonier fut désigné comme directeur et y enseigna l’anatomie. Il avait été jacobin, dénoncé ensuite comme suspect. Il avait épousé une sœur de Thouret, avocat au Parlement de Normandie, pensionnaire de l’Hôtel de Ville, auteur de la brochure théorique pour les États Généraux Avis aux bons Normands suivie d’une autre plus pratique Suite de l’Avis aux bons Normands. Il fut député du Tiers-État à l’Assemblée Constituante et en devint le président durant un trimestre. Cet orateur remarquable fut décapité en 1794. Le frère de Thouret fut directeur de l’École de Médecine de Paris, dont dépendait l’École de Médecine de Rouen et par conséquent le beau-frère de Laumonier, qui avait épousé une sœur des Thouret.
Achille Flaubert fut nommé en février 1807, prévôt d’anatomie, mais il dut arriver à Rouen à la fin de novembre 1806. Un prévôt d’anatomie était considéré comme le suppléant du professeur ; dans le langage professoral actuel, il serait l’assistant. Un cours public d’anatomie organisé par le département, était donné le plus souvent par le prévôt plutôt que par le professeur qui avait d’autres charges à l’Hôtel-Dieu, étant comme Laumonier, chirurgien en chef. Il devait pour cette raison être nommé par le préfet. Conformément au règlement du 11 juillet 1793, il devait y avoir un prévôt d’anatomie à l’Hospice d’Humanité, être présenté par le chirurgien en chef et choisi par le Conseil d’Administration. Achille Flaubert eut droit aux deux nominations, mais pour le cours public, une nomination préfectorale était nécessaire et grâce au dossier conservé, il est permis de reconstituer les circonstances qui l’amenèrent à Rouen.
Généralement, ces prévôts d’anatomie exerçaient une année ou deux, pour perfectionner leur savoir. Hélie fut prévôt en l’an IX, Cauvière, originaire de Marseille en l’an X, Potel en l’an XI, Delmas en l’an XIII, Legouast devait le remplacer en 1806. Il se récusa au dernier moment et il fallut le remplacer à l’improviste : Achille Flaubert fut alors proposé. Ces prévôts d’anatomie étaient choisis parmi les meilleurs élèves des Facultés de Médecine de France ; c’était pour ceux-ci une sorte de consécration. La distance ne comptait pas : Cauvière venait de Marseille, Delmas de Montpellier. Laumonier avait une réputation nationale et il était considéré comme l’un des meilleurs préparateurs de pièces anatomiques. Il sollicitait chaque année un congé de plusieurs semaines pour aller enseigner à Paris : aussi ne doit-on pas être surpris de voir des élèves de lointaines facultés, solliciter la place de prévôt d’anatomie à Rouen, pour pouvoir se dire élève de Laumonier.
Come, Damiens, Bernard Delmas, probablement fils de médecin, comme le laissent supposer ses prénoms, écrivit le 6 floréal an XIII, à Beugnot, alors préfet : « …obligé de me rendre à Paris, pour terminer mes études, avant de rentrer dans ma patrie où ma famille me rappelle, je vous prie d’agréer ma démission de la place de prévost d’anatomie de l’Hôtel-Dieu… ». Il quitta Rouen, le 20 avril 1806. Il devait être remplacé par Legouast, qui se récusa. Laumonier avisa le 20 octobre 1806, le nouveau préfet, qu’il appelle M. de Rolin (Savoye-Rollin), que M. Delmas n’exerçait plus ses fonctions depuis trois mois, mais il ajoute « Son successeur est en place et M. le Préfet, doit avoir approuvé cette nomination au moins verbalement ». On pourrait croire qu’il peut s’agir de Legouast, mais il est plus plausible de croire qu’il s’agit d’Achille Flaubert, qui a pu accompagner Thouret à Rouen.
Il est possible de deviner le schéma de cette nomination. Laumonier a demandé à son beau-frère Thouret de lui trouver un nouveau prévôt d’anatomie. Laumonier devait être un homme exigeant et difficile : pour réussir auprès de lui, il fallait avoir des aptitudes et être doué. Il est probable qu’il devait être irrité d’en changer annuellement. Il est à supposer qu’il s’en ouvrit à Thouret, et que la défection de Legouast le gêna. Thouret dut amener Flaubert avec lui pour le présenter, le mettre à l’essai et essayer de le fixer à Rouen, en lui faisant espérer qu’il pourrait à son départ devenir chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu.
C’est alors que Dupuytren, professeur de chirurgie à l’École de Médecine de Paris, adressa cette lettre de recommandation à Laumonier, en faveur de son élève Achille Flaubert.
Paris, 26 octobre 1806
Monsieur,
J’ai reçu ces jours derniers une lettre de M. Thouret, par laquelle il m’annonce la retraite de M. Legouast et le besoin que vous avez d’un autre prosecteur. Je suis très affligé, comme vous pouvez bien le penser d’un pareil incident, que je n’ai pas pu prévoir et auquel j’étais bien loin de m’attendre. Cependant, tout va être réparé et je crois que sous le rapport de la solidité du caractère, comme sous celui des talents, vous n’aurez qu’à vous féliciter d’avoir M. Flaubert ; c’est le prosecteur nouveau que je vous envoie, d’après l’invitation expresse de M. Thouret.
Si ce dernier était encore à Rouen, je n’aurais rien à vous dire touchant M. Flaubert. M. Thouret vous ferait assez connaître son caractère, ses talens et les grandes espérances qu’il a donné de lui à l’école.
Mais comme il pourrait bien se faire que M. Thouret ne fût plus à Rouen, je dois vous dire que M. Flaubert a été reçu au concours interne dans les hôpitaux de Paris et qu’il a exercé depuis deux ans ces fonctions de la manière la plus honorable ; qu’il a été également admis au concours de l’École Pratique et qu’il a obtenu le premier prix dans chaque classe de cette école, ce qui lui a mérité l’honneur d’être reçu gratuitement, honneur que l’école a pour la première fois accordé à ses élèves ; enfin pour mieux apprécier le mérite de M. Flaubert, je n’ai qu’à vous répéter qu’il a obtenu cette année, dans la grande distribution des prix de l’Institut, le premier prix d’anatomie et de physiologie.
Tel est, Monsieur, le prosecteur que je vous envoie ; j’ajouterai, beaucoup moins pour vous donner une haute opinion de lui, que pour le recommander plus particulièrement à votre bienveillance, qu’il est depuis plusieurs années un de mes élèves et de mes amis particuliers et que je vous saurai un gré infini, de tout ce que vous voudrez bien faire pour son instruction, pour son avancement, ainsi que pour lui procurer l’aisance dont a besoin un jeune homme aussi bien élevé que lui.
Mes respects, je vous prie à Mme Laumonier, à M. et Mme Thouret s’ils sont encore à Rouen.
J’ai l’honneur de vous saluer.
G. Dupuytren.
À moins de couvrir de fleurs, une personne qui vous gêne et dont on veut se débarrasser, la lettre de Dupuytren, qui tenait quand même à sa notoriété, on peut avancer que le dernier paragraphe de cette lettre efface tout ce qu’on a pu écrire à ce sujet. Achille Flaubert était faible des poumons, et une ville provinciale lui convenait mieux que la capitale, du point de vue de la santé. L’envoyer aussi près de Laumonier, pour parfaire son savoir est une autre preuve de l’amitié que Dupuytren avait pour son élève.
Thouret étant encore à Rouen fournit un certificat élogieux :
Je soussigné directeur de l’École de Médecine et membre du Conseil général d’administration des hospices civils de Paris, certifie que M. Flaubert s’est constamment distingué à l’école pendant le cours de ses études, qu’après avoir été admis par la voye du concours à l’école pratique, il a remporté dans chacune des trois sections, le premier prix ; qu’à ce titre, le premier parmi les élèves, il a obtenu l’honneur d’être reçu gratuitement à l’École et que dans la dernière distribution des prix faites à l’Institut par le gouvernement, il a mérité le premier prix d’anatomie et de physiologie.
Je certifie également qu’ayant été nommé au concours d’élève interne, il a fait son service à l’Hôtel-Dieu depuis deux ans avec le plus grand zèle et que sous le rapport de sa conduite et des talens, il ne s’y est pas acquis moins de droits à l’estime générale.
Rouen, le 29 octobre 1806
Thouret
Ces deux attestations montrent le talent reconnu d’Achille Flaubert, par ses maîtres avec leur souci d’ouvrir les voies à ce jeune homme pauvre, qui le méritait.
Le même jour, Laumônier écrivait au préfet :
Des affaires de famille ont forcé M. Legouast désigné pour la place de prévost d’anatomie de l’école spéciale de médecine de Rouen, à retourner dans ses foyers et à quitter sa place, j’ai l’honneur de présenter à votre nomination le sieur Achille Cléophas Flaubert dont les talents distingués et la moralité sont attestés par la lettre de M. Dupuytren, chef des travaux anatomiques de l’École de Médecine et chirurgien-adjoint du chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Paris et par le certificat du directeur de l’École de Médecine de Paris, cy-joints.
Votre amour pour le progrès des sciences et leur propagation m’est un sûr garant que vous accueillerez ma demande et que vous me permettrez de vous renouveler l’expression du respect avec qui je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Laumônier
La Commission administrative de l’Hôtel-Dieu se réunit le même jour, et l’on trouve en marge de l’attestation de Laumônier :
Vu par la commission administrative des hospices civils de Rouen, la pétition ci-contre, ensemble le certificat qui constate la capacité et les bonnes mœurs du sieur Achille CLEOPATRE Flaubert — c’est nous qui soulignons ce second prénom, — est d’avis de sa nomination et invite Monsieur le Préfet, à se faire rendre compte des documents enseignés par le prévôt d’anatomie, sur la partie curative.
Délibéré en bureau assemblé, le 29 octobre 1806
Bourgeois père, De Fonvilly, A. Méry
L’arrêté préfectoral nommant officiellement Achille « Cléopâtre » Flaubert, prévôt d’anatomie est du 27 février 1807. Il lui fut remis un diplôme officiel de sa fonction, lequel est maintenant exposé au Musée de la Médecine, installé, dans l’appartement où naquit le romancier rouennais. Il porte les prénoms d’Achille Cléopâtre, étourderie du secrétaire du bureau du conseil d’administration, à qui le prénom de Cléophas devait être inconnu. Il ne se soucia pas que Cléopâtre ne pouvait être qu’un prénom féminin. Sans doute, ignorait-il la célèbre reine d’Égypte à laquelle dut songer Gustave Flaubert, pour composer la figure de Salammbô ? À sa décharge, on avait abusé durant la période révolutionnaire d’une variété de prénoms les plus inattendus, que celui-ci put lui paraître avoir été choisi par les parents champenois d’Achille !
Cette fonction de prévôt d’anatomie ne semble pas avoir été fort goûtée. En l’an X le Conseil d’Administration des Hospices demandait le remplacement du citoyen Hélie dans cette fonction. Il suggérait de la faire remplir désormais par « un élève avancé à qui l’on donnerait le logement pour forme d’indemnité ». S’agit-il d’une marque de ladrerie rouennaise ou d’une vengeance à l’égard de Laumonier ? Il trouvait exorbitant que « le professeur en titre touche 2.400 F pour ce cours peu fatigant » et pour se justifier il ajoutait « Il est temps de faire passer le niveau d’une juste économie sur toutes les parties de l’administration publique ». Le traitement prévu pour le prévôt fut maintenu à 1.200 livres. Une main anonyme a écrit : « mais si on remplace une fois, il sera plus difficile de supprimer ». Au bas de la lettre, on trouve cette remarque, concernant Laumonier : « Le professeur crie comme un aigle, laissez subsister ». Grâce à l’entêtement de celui-ci, il y eut d’autres prévôts d’anatomie, dont Achille Flaubert.
Ce dossier administratif détruit la légende concernant Dupuytren. Elle nous avait toujours surpris. L’initiative de la venue à Rouen d’Achille Flaubert semble revenir à Thouret, qui songeait peut-être, en l’attirant à Rouen, à Mlle Fleuriot, la nièce orpheline de son beau-frère Laumonier qui vivait chez lui et qui devait quelques années plus tard devenir Mme Achille Flaubert. À quoi tiennent finalement l’existence et la vie des grands hommes !
André Dubuc.
(1) Cet article est tiré du dossier des Archives départementales de la Seine-Maritime T 5. École de Médecine).