Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 24 – Page 47
Saint Flaubert, le Prophète
« Si l’Empereur, demain, supprimait l’imprimerie, je ferais un voyage à Paris sur les genoux et j’irais lui baiser le c… en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie et de l’abus qu’on en fait. » (À Louise Colet, le 2 juillet 1853.)
Il peut paraître tendancieux de mêler Flaubert aux réflexions qui vont suivre, mais c’est la lecture des extraits de sa correspondance, présentés par Geneviève Bollème, au Seuil, sous le titre Préface à la Vie d’Écrivain, qui les a, en partie, provoquées. On verra combien ses idées vont nous aider.
Malgré les majuscules
On écrit trop, nous dit-on. Tout le monde se plaint. Où qu’on se tourne, c’est la même chanson : les jeunes auteurs pullulent, dans Paris, en province, partout ; ça grouille, ça s’agite. Nous avons vu, qu’on interroge Gallimard ou Julliard, les mêmes réponses désabusées : on écrit trop, on ne lit pas assez, tout ça n’est pas sérieux. Fort bien. Mais nous, écrivains, puisque c’est finalement toujours nous qui sommes mis en cause, ne pourrions-nous demander à nos « grands » éditeurs : pourquoi donc publiez-vous tant ? Qui ou quoi vous oblige ? Pourquoi publier tant de romans, soit qu’ils sont de la plume d’un ex-ambassadeur, soit que Madame Une Telle dîne tous les soirs avec Monsieur Un Tel ?
Je pense qu’on écrit trop dans la mesure où les éditeurs sont coupables de trop publier. Qui donc ne se sentirait pas autorisé à écrire, et partant, à être publié, en parcourant des yeux le catalogue de tel grand éditeur qui sort une fournée de dix à vingt romans tous les mois ?
Revenons à Flaubert. Combien de jeunes auteurs, d’éditeurs et de critiques, arrogants, prétentieux, se croyant le nombril du monde parce qu’ils jonglent avec des idées (celles des autres) qui les dépassent, tireraient profit de cette lecture salutaire ? Si tous nos jeunes auteurs en herbe lisaient (et nos critiques ! et nos éditeurs !) ce livre serait assurément à la première place dans la liste des best-sellers.
Les extraits de cette correspondance étonnante nous donnent des clefs, des indices, des réponses… Mais sont-ils toujours valables ? Un vocabulaire parfois démodé ne va-t-il pas nous égarer, nous faire prendre des vessies pour des lanternes ? Qu’est-ce que c’est l’Art, le Beau, l’Esthétique auxquels Flaubert sacrifie avec une telle ferveur, solitaire, presque dément ?
Je veux dire, aurions-nous encore l’audace de les penser avec une majuscule, c’est-à-dire, en somme, dans un contexte très dix-neuvième ? Non, sans doute. Mais Flaubert s’explique : « Ce qui me soutient, c’est la conviction que je suis dans le vrai, je suis dans le bien, j’accomplis un devoir, j’exécute la justice. » Et encore : « Écrire comme on sent et se foutre de tout le reste. » Quand on sait avec quelle intensité Flaubert vivra cet engagement moral, on ne peut plus guère lui reprocher de ne pas être marxiste, en 1853 ? On aperçoit clairement que sa volonté de se retirer de la mêlée n’a rien à voir avec l’attitude « pacifiste », par exemple, d’un Romain Rolland ; c’est pousser jusque dans ses conséquences extrêmes un choix moral (esthétique dirait Flaubert) qui remonte, si on veut, à 1830, quand Flaubert, qui a neuf ans, écrit à son ami Ernest Chevalier : « Si tu veux nous associer pour écrire moi, j’écrirais des comédies et toi tu écriras tes rêves ; et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours des bêtises, je les écrirait. »
Déjà, à neuf ans, c’est la réalité (ce qu’il appellera le vrai) qui le retient et le fascine ! Les rêves, c’est pour l’ami, lui il a mieux à faire, il écrira des « comédies », il écrira la grande comédie bourgeoise, c’est déjà Madame Bovary qui pointe, mais ce qui l’amuse alors, lui soulèvera le cœur plus tard : « On ne m’y reprendra plus à écrire des choses bourgeoises. La fétidité du fond me fait mal au cœur. »
La quête du vrai
Que faut-il donc attendre de Flaubert ? Qu’il soit aux barricades ? Qu’il soit un Zola avant Dreyfus ? Qu’il soit exilé à Londres, comme le père Hugo ? Ou ministre, comme Lamartine ?
Il est attentif à tout, à tout ce qu’il peut connaître. Il ne cachera pas son appréhension car « si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques comme il y en a eu à toutes les époques sombres. Ne pouvant s’épancher, l’âme se concentrera. (…) Les uns chercheront dans la chair, d’autres dans les vieilles religions, d’autres dans l’Art ».
Pour lui (nous sommes en 1852, Fourier est mort en 1839, l’anathème de Proud’hon sur la propriété date de 1840), « avec leur éternelle prédication matérialiste », les socialistes « ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois quarts de la poésie moderne, le sang du Christ qui se remue en nous ». Il faudra Marx pour donner au socialisme des valeurs spirituelles qui ne dérivent pas des valeurs religieuses : réinventer, créer, construire l’homme à partir de son existence concrète, cette « confusion » (nous dirions ce chaos), que Flaubert ne fait que pressentir « esthétiquement », c’est-à-dire moralement puisque toujours dans la quête du « vrai ».
Le dégoût et le doute, les deux venins de l’inertie politique, deviennent chez Flaubert, le levain de son activité morale ; « la vie n’est tolérable qu’à condition de n’y jamais être ».
Tendu dans le prodigieux effort d’écrire, effort colossal, il nous surprend, encore aujourd’hui, nous provoque, agit en nous. Quelle action politique « vaut » l’acte d’écrire Madame Bovary ou l’Éducation Sentimentale ? Quel acte eût-il pu accomplir qui nous eût aujourd’hui encore tellement remué ?
Tourné vers l’avenir, il pose, autour de lui, un regard aigu, surprenant. Il démolit Lamartine, Chateaubriand. Il écrit, à propos de Musset : « Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé. »
Lorsqu’il écrit, dépité, à Sainte-Beuve : « Allez-y voir », il remet toute la critique traditionnelle en question. Il exige qu’on se place « du point de vue de l’auteur », non pas d’un point de vue historique ou grammatical. Il veut une critique subjective. S’il parle de l’Histoire, il parle du milieu, des lieux, des dates ; il ne s’agit pas encore de l’évolution ni surtout du « sens » de l’Histoire.
Un roman sans sujet
Il ne comprendra rien à Stendhal (« mal écrit et incompréhensible ») mais il trouvera Zola « fort. Très fort ! ». Bien qu’il écrira, plus tard, à Tourgueniev : « Zola devient une précieuse, à l’inverse. Il a des principes qui lui rétrécissent la cervelle. »
Il admire Baudelaire. Ses vues ne sont-elles pas prophétiques lorsqu’il reproche à Baudelaire de trop blâmer « le haschich, l’opium, l’excès, savez-vous ce qui en sortira plus tard » ? Et lorsqu’il écrit à Louise Colet : « Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style (…), un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins, où le sujet serait presque invisible (…), les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. (…) Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. » Quel est le romancier, contemporain de Flaubert, qui en ait dit autant ?
L’apport de Geneviève Bollème est dans le choix intelligent de ses extraits qu’on lit de suite, comme un texte continu, dans le tri lucide qu’elle a opéré dans la copieuse correspondance de Flaubert, en dégageant tout ce qui se rapporte au métier d’écrivain, à l’écriture.
S’il manquait à la « jeune » littérature française un bréviaire, le voici. Son dédain de l’arrivisme pourrait nous servir de leçon et je suis convaincu que bon nombre de jeunes gens, oniriques et déjà honorés, tireraient grand profit de la lecture des extraits qui vont suivre.
À Louise Colet, 1846 : « Quand on a quelque râleur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement. »
À la même, 1847 : « Heureux ceux qui ne doutent pas d’eux et qui allongent au courant de la plume tout ce qui leur sort du cerveau. Moi j’hésite, je me trouble, je me dépite, j’ai peur ; (…) je m’afflige beaucoup plus d’un mot louche que je me réjouis de toute bonne page. »
À Louis Bouilhet, 1850 : « Je me demande d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant, à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. »
Arriver, à quoi ?
À Maxime du Camp, 1852 : « Se dépêcher, c’est le moment. Il est temps, place prise, se poser, hors la loi, sont pour moi un vocabulaire vide de sens. C’est comme si tu parlais à un Algonquin. Comprends pas. ARRIVER, à quoi ? À la position de MM. Murger, Feuillet, Monselet, etc., Arsène Houssaye, Taxile Delord, Hippolyte Lucas et soixante-douze autres avec ? Merci. ÊTRE CONNU n’est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. »
Voilà donc un homme qui s’extrait du monde, qui s’ancre furieusement dans l’accomplissement quotidien d’une œuvre gigantesque bien qu’il dise : « Je ne crois à rien, pas même à moi, ce qui est rare, (…) je n’ai aucune foi dans le beau, pas plus que dans le reste. » Alors, pourquoi ? Pourquoi ce travail acharné, cette rageuse et grandiose folie : « On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. » Pourquoi ? Parce que c’est un acte de justice, parce qu’il accomplit le bien, parce qu’il est dans le vrai. Et pour qui si ce n’est pour les autres, pour ses contemporains, pour nous, pour les hommes ? « (…) Si votre œuvre d’art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans, ou après vous. Qu’importe ? »
« Son écho, sa place », nous l’entendons différemment : à ces mots qui ont quelque chose de passif, nous conférons une charge énergétique active, explosive, qui leur donne, singulièrement, une autre profondeur ; « son écho » retentit en nous, avec la force du génie, la « place » qu’il occupe en nous est le centre d’une recherche morale, d’une participation.
À bas les académies
La passivité politique de Flaubert (encore que l’on pourrait en discuter longuement, à la lumière de cette correspondance, parce qu’il faudrait bien distinguer entre engagement politique et engagement moral, ce qui dans le cas de Flaubert n’est pas aussi simple qu’il y paraît à première vue) engendre chez nous un « écho » qui nous déchire entre la participation par l’action et la participation par l’écriture par l’œuvre d’art. (Ou ne peut-on plus séparer l’une de l’autre, et ne doit-on pas considérer l’œuvre d’art une action politique dès qu’elle est morale ?).
Son refus, par exemple, de participer à une revue est d’ordre « esthétique et instinctif, moral ». Le rapport est étroit que Flaubert établit entre esthétique et morale ; ce n’est pas seulement une décision de l’esprit : son être tout entier rechigne « instinctif » et le cloisonne dans un refus qui définit admirablement le respect et le dégoût que Flaubert a des autres.
Pour Flaubert, on n’insistera jamais assez là-dessus, ce qui est beau est vrai : « Quand un vers est bon, iI perd son école. Un bon vers de Boileau est un bon vers d’Hugo. La perfection a partout le même caractère, qui est la précision, la justesse. »
Deux mois avant sa mort, en février 1880, Flaubert écrit : « À bas les Écoles quelles qu’elles soient ! À bas les mots vides de sens ! À bas les Académies, les poétiques, les principes ! »
Puissions-nous tous, critiques, auteurs, éditeurs, nous imprégner de cette saine violence… et retrouver le goût du « vrai », le goût de la vérité vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres.
Guillaume Chaptine
(France-Observateur, 9 janvier 1964).