Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 27 – Page 4
Flaubert et le style
Au moment où Flaubert parvient à la maturité, le romantisme est bien malade. Il a mal supporté les secousses sociales et psychologiques des années 1848-1852. Il a littéralement éclaté, s’écartelant comme un tronc fendu par l’orage. Une de ses branches, déjà à demi vermoulue, a rejoint le néoclassicisme, et pratique l’art sain et honnête, l’art du « bon sens », exaltant les vertus bourgeoises, l’ascension, la respectabilité, le mariage de raison et d’intérêt, etc. Elle est soutenue par la sévère Revue des Deux Mondes, qui exclut de l’art tout excès de pittoresque, proscrit tout élément politique, affirme le Beau idéal ainsi que la mission morale de l’art.
Une autre branche, plus solide, est demeurée nourrie de la sève saint-simonienne et tente d’entretenir les utopies humanitaires de Lamartine, de Pierre Leroux, de George Sand. Elle recrute ses lecteurs et ses thuriféraires tant parmi les démocrates et les républicains, que parmi les partisans de l’Empire.
Un troisième courant est constitué par les littérateurs et les artistes qui, refusant les conventions et les restrictions académiques, déçus par l’échec de l’idéalisme politique et social, tiennent pour l’autonomie de l’art et pour la primauté du langage. Il y a, de ce côté, un capital d’aspirations communes à la génération née après 1820 : Baudelaire, Flaubert, les Goncourt, puis Mallarmé, Zola, Manet, et bien d’autres. Des ambiguïtés et des dissensions de toutes sortes marquent cette génération sur le plan de la vie quotidienne et de la vie politique. Mais « l’art pour l’art », le « réalisme », le « naturalisme », le « symbolisme » naissant, l’« impressionnisme » en peinture, participent d’une même et nouvelle attitude devant la nature et devant l’art et se heurtent à la même incompréhension d’un public façonné par une esthétique plus vieille que le siècle, et toute-puissante.
Flaubert est sans conteste le chercheur le plus représentatif de cette « nouvelle vague », bien qu’il n’en soit pourtant pas le plus jeune. Et il suffit d’ouvrir les volumes de sa Correspondance, pour constater, plus aisément à coup sûr que ne pouvaient le faire les contemporains, que le stupide Second Empire était tout bonnement en train d’accoucher d’une crise des valeurs esthétiques dont nous subissons encore les contrecoups. Qu’au moins, pour cela, grâces lui soient rendues…
On en a assez de l’enseignement de la rhétorique post-classique, qui survit, vaillante, à l’Académie, à l’École Normale, et dans tous les collèges de l’Empire. On lui reproche d’avoir stérilisé les talents et d’avoir éliminé des lettres le naturel. Flaubert, dans une lettre à Louise Colet, s’écrie : « L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante. On a de plus en plus éliminé des lettres la nature, la franchise, le caprice, la personnalité, et même l’érudition comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque. Et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières et les genres de vie libre, lesquelles sont les fécondes. On s’est guindé vers la décence ! Pour cacher ses écrouelles on a haussé sa cravate. L’idéal jacobin et l’idéal marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore encombrée par cette double poussière. Robespierre et M. de La Harpe nous régentent du fond de leur tombe » (1).
On en a assez, également, du sentimentalisme. Le romantisme avait mis à la mode la littérature d’épanchement, qui conduit, pour Flaubert, comme pour Baudelaire, à une véritable prostitution. La littérature dont se régale la jeune Emma Bovary, dans sa pension, et avec elle toutes les filles, les femmes et les maîtresses des notaires et des pharmaciens de nos provinces, est inondée de pacotille lyrique. Baudelaire en 1866, s’exclamera : « Toutes les élégiaques sont des canailles ». Déclaration vigoureuse que Flaubert, douze années plus tôt, avait paraphrasée par avance : « La personnalité sentimentale sera ce qui plus tard, fera passer pour puérile et un peu niaise une bonne partie de la littérature contemporaine. Que de sentiment, que de sentiment, que de tendresse que de larmes !… Tout se dissout maintenant par le relâchement, par l’élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage. La littérature contemporaine est noyée. Il nous faut à tous prendre du fer pour nous faire passer les chloroses gothiques que Rousseau, Chateaubriand et Lamartine nous ont transmises » (2).
Tout cela est banal, facile, vulgaire, caduc, et il faut s’en détourner absolument. Comme il faut se détourner aussi d’un autre mythe romantique, celui-là issu de Rousseau : la prétention à régénérer les mœurs de la société. Alexandre Dumas en est, vers 1860, le plus illustre défenseur : « Toute littérature, écrit-il, dans la préface du Fils Naturel, qui n’a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l’idéal, l’utile en un mot, est une littérature rachitique et malsaine » À quoi Baudelaire a répondu : « Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique, et il n’est pas impudent de parier que son œuvre est mauvaise ». Flaubert a usé du sarcasme ironique : « À bas les rêveurs ! À l’œuvre ! Fabriquons la régénération sociale ! L’écrivain a charge d’âmes, etc. Il y a là-dedans un calcul habile. Quand on ne peut pas entraîner la société derrière soi, on se met à sa remorque, comme les chevaux du roulier lorsqu’il s’agit de descendre une côte ; alors la machine en mouvement vous emporte, c’est un moyen d’avancer » (3).
C’est là l’expression absolue, provocatrice même — et l’on s’explique mieux la méfiance des cercles bien pensants devant ces anarchistes de l’art — de la volonté de rendre l’art autonome, d’en faire une activité spécifique. Dans la perspective de l’époque, face aux corsets de toutes sortes que la société officielle impose à l’art, c’est une réaction féconde. Mais elle n’est pas plus comprise par les milieux progressistes que par les conservateurs : on verra des critiques républicains, comme Louis Ulbach ou Paul Meurice, par exemple, dénoncer l’immoralité de Flaubert ou de Zola, Louis Ulbach donnera pour titre à son compte rendu de Thérèse Raquin : « La littérature putride ».
Il est enfin un dernier thème romantique qui subit les coups de la nouvelle critique. C’est celui de l’inspiration, qui a pour une part remplacé, en 1830, l’idée classique du goût, mais qui a autorisé, et continue d’autoriser toutes sortes de faiblesses de facture, et diminue chez l’artiste la part de la discipline formelle du contrôle de soi-même, de l’écriture concertée. « Il faut écrire plus froidement, proclame Flaubert. Méfions-nous de cette espèce d’échauffement, qu’on appelle l’inspiration, et où il entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire… Je connais ces bals masqués de l’imagination d’où l’on revient avant la mort au cœur, épuisé, n’ayant vu que du faux et débité des sottises. Tout doit se faire à froid, posément ». On n’écrit pas avec son cœur mais avec sa tête. Il faut toujours, dit encore Flaubert, « cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot ».
La littérature, ainsi que l’écrit Flaubert à Louise Colet, en novembre 1852, a donc « besoin d’une étrille pour faire tomber les gales qui la dévorent » : les tabous de l’honnêteté classique, de la littérature pour jeunes personnes, qui triomphent chez Jules Sandeau, Octave Feuillet — le « Musset des familles » — Émile Augier et autres ; la sentimentalité bavarde, les désespoirs factices et les confessions abusives ; le mythe proud’honien de la littérature utilitaire. Et Flaubert, cherchant un maître, s’est tourné vers Balzac, certes, mais aussi vers Rabelais : « Je relis Rabelais avec acharnement et il me semble que c’est pour la première fois que je le lis. Voilà la grande fontaine des lettres françaises ; les plus forts y ont puisé à pleine tasse. Il faut en revenir à cette veine-là, aux robustes outrances. Au milieu de toutes les faiblesses de la morale et de l’esprit, aimons le vrai avec l’enthousiasme qu’on a pour le fantastique ». (Lettre à Louise Colet, 16 novembre 1852).
Voilà le grand mot proféré : « Aimons le vrai ». Mais le problème du vrai dans l’art n’est pas non plus un de ceux que Flaubert traite à la légère. D’autant moins que pendant ces années où il écrit et publie Madame Bovary, une nouvelle école, aussi sévère que lui pour les travers des romantiques, prétend s’édifier au nom de la vérité. Ceux-là, qui se donnent eux aussi pour des disciples de Balzac, se sont baptisés eux-mêmes les Réalistes. Ils se tournent vers les sujets modernes et populaires ; ils prétendent ne représenter que ce qu’il ont vu, sans altération, sincèrement, avec l’exactitude de la daguerréotypie. Point d’effort vers la plastique et l’harmonie des descriptions. Point de style ! car le style travestit le réel. Peu leur importe que l’on dise leur prose plate ou grise. Ils sont Réalistes, et reproduisent la réalité, voilà tout.
Or, Flaubert les déteste et les méprise, et précisément au nom du style. Il faisait beau voir, vous le savez, qu’on le rapprochât des Réalistes ! Là aussi, ses emportements, ses colères, libres et toutes crues, telles que nous les livre sa correspondance, sont autant de précieuses mises au point, aujourd’hui encore trop négligées, ou mal comprises : « On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre ; car c’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman. Mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité dont nous sommes bernés par le temps qui court ! Fi des Auvergnats et des coiffeurs ! » (Lettre à Mme Roger des Genettes, octobre 1856). C’est que, pour lui, le réel est laid. Et c’est pourquoi il récuse, fondamentalement, l’esthétique du Réalisme au sens historique et étriqué du terme. Il écrit à Laurent Pichat, le 2 octobre 1856 : « Croyez-vous donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte, ne me fasse tout autant qu’à vous, sauter le cœur ? Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que j’ai la vie ordinaire en exécration ». Et à Louis Bonenfant, en décembre de la même année : « La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout le style, et ensuite le Vrai ». La négation du style, que professent Champfleury et Duranty, théoriciens du Réalisme, est la négation de l’art.
Le vrai, dans l’Art, est d’une nature particulière. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les Réalistes, en excluant le style de la reproduction vraie du réel, ont perdu l’art et n’ont pas pour autant trouvé la vérité. Et par le même paradoxe, plus grand est chez l’artiste le souci de représenter la réalité commune, plus ardue doit être sa tâche. La contrainte des recherches formelles est accrue par la médiocrité du thème. Les tourments du style doivent croître avec la volonté de tout dire et de tout peindre. Flaubert est le premier des écrivains modernes à avoir éprouvé ce conflit dans toute son acuité, à en avoir exprimé clairement les données, et à en avoir défini les solutions esthétiques et techniques, dans sa théorie du type. Lettre à Ernest Feydeau, en février 1861 : « Il faut toujours monter ses personnages à la hauteur d’un type, peindre ce qui ne passe pas, tâcher d’écrire pour l’éternité ».
Il y a deux hommes en Flaubert. D’un côté, un robuste amoureux de la vie, de la nature, de la « couleur en mouvement ». Un païen. Un fils de Rabelais, exaltant Physis contre Antiphysis. « La vie ! la vie ! tout est là ! C’est pour cela que j’aime tant le lyrisme » (4).
D’un autre côté, un incurable pessimiste. Un sombre, un solitaire, qui a pris en horreur sa propre classe, qui tient la vie pour un naufrage absolu, et la bêtise universelle pour le levier du monde.
De là les deux tendances contradictoires de son credo esthétique : le réel est exécrable, et pourtant il faut le peindre. Et dans toute sa laideur. À cette contradiction intensément ressentie, tout autre que lui ne trouverait d’autre issue que l’abstention et le silence. Pour Flaubert, elle peut être surmontée si l’artiste réussit à transposer les laideurs du contenu en beautés de la forme. L’amour de l’art fournit au sceptique la compensation dont il a besoin pour croire en la beauté et en l’efficacité de l’effort humain. On voit par là que chez Flaubert le style n’est pas un ornement accessoire de l’œuvre. Ce n’est point affaire de recettes, ni même de talent. Le style est pour lui l’expression même d’une raison et d’une éthique.
Raison d’abord, et connaissance. Car la littérature doit devenir désormais, selon la définition qu’en propose l’auteur de Mme Bovary, une « littérature exposante ». « L’histoire, l’histoire et l’histoire naturelle ! voilà les deux muses de l’âge moderne. Observons, tout est là » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 23 octobre 1863). Et encore, à Louise Colet, le 6 avril 1853 : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus ». Il ne s’agit donc point de photographier la surface, les apparences des êtres et des choses, mais de comprendre en profondeur les mécanismes physiologiques, psychologiques, sociaux, auxquels ils obéissent : « le dessous et le dessus ». La méthode doit être, selon son mot, « impitoyable ». C’est à cette condition que l’art sera libéré du vague à l’âme, des chaleurs factices, et de la romance. Il faut qu’il acquière « la précision des sciences ». Le phénomène le plus frappant du mouvement des idées littéraires, il y a un siècle, est peut-être cette convergence de la réflexion scientifique — notamment dans le domaine médical — et de la réflexion esthétique — notamment dans le roman. Tous les romanciers de l’époque dont le nom nous est resté familier, Gustave Flaubert, les Goncourt, Émile Zola, ont voulu saisir en profondeur les mécanismes de l’homme. Tous ont fait du roman une recherche, et ce n’est pas l’aspect le moins moderne, ni le moins durable, de leur entreprise.
Une éthique, ensuite ; une règle de vie. Car il ne s’agit rien moins que de donner une très haute idée du langage, et de lui vouer sa vie. « La difficulté capitale, pour moi, n’en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du vrai comme disait Platon » (5). « Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde ! » (6).
Littérature exposante, certes, et fort exigeante, à la manière de la science. Mais Flaubert a parfaitement mesuré la distinction ineffaçable qui subsiste entre eux deux, quoi que l’artiste puisse gagner à s’inspirer des méthodes du savant. Si le romancier, comme le savant, prend pour point de départ la réalité telle quelle, il s’en forme une image qui porte les marques de sa propre sensibilité, et qui épouse les formes, les lignes de force de son imagination. Il traduit cette image dans une œuvre qui n’est point le réel, mais sa fiction, tout entière faite de mots. Il monte l’objet et le transforme, l’accommode à sa vision intérieure, ou encore à celle de ses personnages, et le fait pénétrer dans un espace nouveau qui est celui même de l’œuvre. Le langage romanesque découpe une réalité revue, imaginée, rêvée, et la restitue, porteuse des apparences de la réalité, mais en fait recréée par le langage du romancier. Aussi Flaubert se donne-t-il pour règle, « l’acceptation ironique de l’existence, et sa refonte plastique et complète par l’Art ». Refondre, animer, traduire, transposer — je n’en finirais pas d’énumérer les termes par lesquels le vocabulaire critique de Flaubert exprime cette idée fondamentale de son art. Je n’en finirais pas non plus de le citer ; car il suffit, bien sûr, de lui laisser la parole, et tout commentaire est bien vain. Je m’en tiens sur ce point à une seule page, tirée d’une lettre à Louise Colet, du 2 juillet 1853 : « Condenser et réaliser, sous une forme aristocratique, une histoire commune et dont le fond est à tout le monde. C’est là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature. Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands. Les natures médiocres l’évitent ; elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté… Ce n’est pas une bonne méthode que de voir tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile qui se dégage d’elle, et c’est cela qui doit animer en-dessous le style »…
Je n’entrerai pas dans le détail des conditions que Flaubert juge indispensables à la capture de ce qu’il appelle sa « chimère de style ». Les unes sont psychologiques : l’instinct d’abord, « l’innéité ». « Le secret des chefs-d’œuvre est là, dans la concordance du sujet et du tempérament de l’auteur ». Le calcul, d’autre part ; la rigueur qui naît d’une distance critique soigneusement prise et conservée, tant à l’égard de son sujet, qu’à l’égard des modèles réels dont s’inspire l’artiste, et aussi de son propre cœur. Les autres sont des conditions techniques : et sur ce point, la correspondance de Flaubert contient une véritable problématique du roman. Questions de composition : « J’ai peur, note Flaubert à propos de Madame Bovary, qu’il n’y ait pas grande proportion, car pour le corps même du roman, pour l’action, pour la passion agissante, il ne me restera guère que 120 à 140 pages, tandis que les préliminaires en auront plus du double… J’ai suivi, j’en suis sûr, l’ordre vrai, l’ordre naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante qui n’agit qu’un seul jour et meurt… Ce qui me rassure, c’est que ce livre est une biographie plutôt qu’une péripétie développée » (Lettres à Louise Colet, mai-juin 1853). Problèmes du dialogue : Flaubert observe que dans le roman les personnages ne parlent pas, ne peuvent pas parler comme dans la vie — sinon ils parleraient faux : « Un dialogue, dans un livre, ne représente pas plus la vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans successifs, des gradations, et des demi-teintes, comme dans une description ». (Lettre à Ernest Feydeau, décembre 1858). « Peindre par le dialogue et qu’il n’en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal, cela est monstrueux, et je ne sache personne qui l’ait fait dans un livre ». (Lettre à Louise Colet, septembre 1853). Et à propos de Madame Bovary encore : « Dieu que ma Bovary m’embête ! J’en arrive à la conviction qu’il est impossible d’écrire. J’ai à faire un dialogue de ma petite femme avec un curé, dialogue canaille et épais, et, parce que le fonds est commun, il faut que le langage soit d’autant plus propre ». (Lettre à Louise Colet, avril 1853). On atteint ici au problème du mot et de la phrase, et à cette recherche du mot tout à la fois exact et écrit, banal et stylisé, vrai et inédit, qui, ainsi que l’écrivit Albert Thibaudet, « transpose la nature des choses en natures de phrases ». On surprend ce travail harassant de polissage dans lequel Flaubert a usé ses forces et sa vie, jusqu’à s’arracher ces plaintes inouïes : « La tête me tourne et la gorge me brûle d’avoir cherché, bêché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé, de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j’en réponds, mais ça n’a pas été sans mal ! » (7).
Le résultat ? Eh bien, le paradoxe de ce réalisme bien compris est que le comble de l’illusion y est en même temps le comble de l’exactitude. Car Flaubert n’est pas seulement un théoricien et un critique prodigieusement intelligent. Cela ne suffit point à faire un romancier, pas plus d’ailleurs que l’acharnement à écrire ; et la qualité d’un style ne tient ni aux principes, ni à la durée, ni aux efforts de son élaboration. « Il y a une chose triste, écrit Flaubert, c’est de voir combien les grands hommes arrivent aisément à l’effet en dehors de l’Art même ». C’est-à-dire en dehors du métier, et de l’effort. Cette réflexion s’applique fort bien au roman flaubertien. Car les vraies sources de l’effet doivent y être cherchées bien en deçà d’une esthétique, et d’une technique : dans la finesse et la lucidité du regard, dans la justesse de l’oreille et dans l’intuition de la langue — trois dons qui sont de nature, et d’où naissent, selon le moment, le burlesque ou la poésie. Rappelez-vous, par exemple, le discours du conseiller du gouvernement, au milieu du tableau des comices :
« M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit :
« Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? »…
Personne ne peut lire ce texte sans se trouver paralysé à l’idée de parler en public, car personne n’est à l’abri de ces clichés, de ces platitudes, de ces cadences boiteuses que Flaubert entend mieux que personne, et qui transforment l’éloquence en bouffonnerie. Rappelez-vous également, dans le même ordre d’observations, les personnages de l’Éducation sentimentale : Sénécal, l’extrémiste doctrinaire et fanatiquement ambitieux, qui finira commissaire de police de Napoléon III ; de Cisy, l’aristocrate paternaliste et fat ; Frédéric, le petit bourgeois apeuré ; Hussonet et Pellerin, les fantaisistes, les amateurs de folklore, qui, eux aussi, sous l’Empire, feront une fin honorable. Chacun a son langage, qui révèle, mieux que de longs récits, son caractère, et laisse prévoir sa fin. Chacun parle selon les mythes que lui a transmis le groupe social auquel, organiquement, il appartient. Chacun récite, à sa manière, le Dictionnaire des idées reçues. Le pessimisme, chez Flaubert, c’est, d’abord, une question d’oreille.
*
Une dernière lecture nous permettra de mieux saisir l’étendue, la finesse et la poésie singulière du regard de Flaubert, ainsi que la virtuosité étourdissante de ses techniques. Il s’agit, dans l’Éducation sentimentale, à la fin du tableau des courses, de la rentrée des équipages vers les Champs-Elysées. C’est un thème familier aux artistes du XIXe siècle : Balzac l’a traité dans le Père Goriot, lui-même l’a esquissé au début de l’Éducation Sentimentale, Zola le développera à son tour dans la Curée. Devéria et Constantin Guys, et d’autres peintres, l’ont aimé, pour les jeux de couleurs et de formes auxquels il se prêtait, et pour son pittoresque mondain. Flaubert y voit tout cela, et puis aussi autre chose, qui appartient en propre à l’écrivain : il y voit la matière de cette expérience, prodigieuse si l’on y réfléchit bien, qui consiste à rendre sensible, par le moyen indirect des mots les multiples aspects d’un espace et d’une durée étrangers au lecteur, et, qui plus est, en perpétuelle modification :
« La berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wurts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ; ou bien un stopper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l’habit noir d’un dandy. L’averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh, on se criait de loin : « Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — À tantôt ! » et les figures se succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux continuellement toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées, s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d’un bond, pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait. »
C’est là un de ces textes qui rendent Flaubert si proche des recherches de l’art contemporain. Les images se multiplient ou se raréfient, ralentissent ou accélèrent ou s’arrêtent même, selon un rythme qui varie selon la nature et l’intensité des impressions ressenties par un observateur lui-même toujours en mouvement, tantôt confondu avec Frédéric et Rosanette perdus et alanguis au milieu de la foule, tantôt fictivement extérieur au tableau et comme le survolant. Les plans rapprochés contrastent avec les reculs soudains et vertigineux de la perspective. L’écrivain juxtapose selon un ordre de description absolument inédit les détails de physionomie violemment expressifs, à la Daumier, et les vues panoramiques d’un coucher de soleil sur Paris. La phrase elle-même s’amincit ou s’amplifie selon que diminue ou grandit la profondeur du champ. Et le miracle est que chaque notation, inscrite dans ce découpage rigoureux du temps et de l’espace, ne sacrifie pas pour autant aux séductions de la pure géométrie, et conserve la richesse suggestive du détail vu. Le défilement des attitudes entrevues, des visions fugitives, s’il se modèle, dans sa forme, sur les données élémentaires de la perception, reflète dans son contenu toute la diversité psychologique et sociale d’une époque.
Voilà ce qui fait que, parmi les dizaines de romanciers de l’autre siècle, celui-là a survécu. Il sacrifiait les succès faciles et l’approbation tant des pontifes que du grand public, à la lente mise au point de ses expériences littéraires. De ces années de travail, de ce long itinéraire en quête d’une représentation à la fois vraie et inouïe du monde, naissait une œuvre dont la densité humaine et la maîtrise du langage sont inépuisables. « Dans l’Éducation Sentimentale, écrit Arthur Adamov, il y a tout. Il y a la vie, l’amour, la tendresse, l’état de fortune, l’état intérieur de chaque personne ; il y a tout ce qui est douloureux, terrible, merveilleux. C’est la grande littérature française ».
Henri Mitterand.
(1) Lettre à Louise Colet, janvier 1854.
(2) Lettre à Louise Colet, janvier 1854.
(3) Lettre à Louis Bouilhet, 30 septembre 1855.
(4) Lettre à Louise Colet, 15 juillet 1853.
(5) et (6) Lettres à Mlle Leroyer de Chantepie (18 mars 1857 et 29 janvier 1854). (7) Lettre à Louise Colet, 26 mars 1854.