Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 37
Dîner chez Magny
… « Je dîne, invitée par Mme Sand, chez Magny, avec les Goncourt, Gustave Flaubert, Dumas fils.
On parle de la mort de Baudelaire, Edmond de Goncourt raconte sa folie de jouissance, « sa pourriture », et son frère Jules ajoute une histoire salée qui révolte Mme Sand.
« Vous savez, dit-elle, que je déteste ce genre de conversation, qu’elle me dégoûte.
— Oh ! alors, nous allons la la la recommencer, répète Flaubert.
— Je te le défends ! s’écrie Mme Sand.
Flaubert rit de son beau rire. Il a la tête entre les épaules et de longs cheveux bouclés ; ses grands yeux sont bleus avec une lentille très noire, de longs cils, la figure rouge, une forte moustache à la Vercingétorix, et il porte fièrement sa haute taille.
D’une bonté qui donne à tout instant sa preuve, il est cruellement à l’affût du ridicule. Gare à vous, si vous avez écrit une phrase incorrecte ou sotte, ou à double sens. Il l’a retenue et il vous la répète sur le ton le plus ironique du monde.
Mme Sand, qui veut que l’impitoyable et exquis Flaubert devienne mon ami, lui a donné à lire mes Récits d’une paysanne.
Il les a lus, les goûte et me le prouve d’abord aimablement. Puis, tout à coup, avec ce ton que je n’ai connu qu’à lui, il me dit, à ma grande confusion, personne jusqu’ici ne s’en étant aperçu :
« Mais pourquoi donc votre « batteur en grange », qui a perdu un bras dans l’engrenage d’une machine à battre, prend-il, à un moment donné, une tirelire à deux mains ? »
Rire général. Je ris moi-même de si bon cœur que Flaubert me regarde d’un œil favorable quand je lui dis gaiement :
« Merci, maître ! »
Mme Sand et Dumas ont leur tour, et ils rient d’eux-mêmes comme j’ai ri de moi. Mais les Goncourt prennent un air digne et froissé quand Flaubert leur cite quelques phrases de leur dernier livre ; aussi sommes-nous gênés pour en rire.
Mme Sand parle de mes « Idées antiproudhoniennes » de façon à mettre ma modestie à une trop rude épreuve. Je demande grâce.
« Épargnez-moi, ma grande amie. Comment une pauvre petite recrue peut-elle avoir une valeur à côté de maîtres comme Flaubert, comme vous, comme Dumas fils, comme les Goncourt…
— Attrape ! réplique en riant Mme Sand. Voyez l’insolente jeunesse : elle me place après Flaubert.
— Et moi après vous, reprend Dumas, ce que j’accepte.
— Et nous les derniers, dit Edmond de Goncourt, ce que nous n’admettons pas.
Je ne réponds qu’à Mme Sand.
« Je place Gustave Flaubert avant vous comme perfection de style, mais pas comme imagination…
… La conversation continuant, on en vint à parler de « Mémoires ». Flaubert déclara qu’il détestait ce genre de littérature, que les Mémoires de Mme Sand étaient la plus mauvaise de ses œuvres.
« C’est mon avis, dit Mme Sand, et on ne me ferait pas les relire pour une plante unique à trouver ».
Flaubert, qui avait commencé la conversation que pour la fin, ajouta avec sa brutalité habituelle :
« Les mémoires des Goncourt ne vaudront pas mieux que les autres, quoiqu’on prétende qu’Edmond sténographie la conversation intéressante sous la table et sur le poignet gauche de sa chemise ».
Edmond de Goncourt protesta :
« J’espère vivre assez pour voir si vous publierez votre récolte de ce soir, ajouta Flaubert qui, en bon dogue, ne lâchait pas prise quand il mordait, notre conversation en vaut la peine, surtout la mienne.
— Quand vous aurez fini de nous prendre pour tête de turc, répliqua Jules de Goncourt, je vous promets de vous trouver moins… c’est-à-dire plus amusant ».
« Tais-toi, lui dit Mme Sand ; je vois poindre sous ta moustache une grosse mauvaiseté ».
— Qu’il y aille, dit Edmond de Goncourt en riant, on lui rendra non seulement la monnaie, mais la pièce entière ».
Dumas coupa l’incident par le récit d’une histoire cocasse…
Mes Sentiments et nos Idées avant 1870.
Mme Juliette Adam