Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 42
Fragments de lettres de Flaubert.
Le bulletin de la librairie Charavay (n° 715 juin 1964) donne comme à l’ordinaire une partie des lettres manuscrites qu’elle met en vente.
La première (1 page in 8) dans laquelle Flaubert prévient son correspondant qu’il attend M. Boulet chez lui samedi prochain, car il ne peut sortir en ce moment : « … (j’ai un clou au visage), autre raison : une lecture de trois heures est fatigante, il me serait pénible de la faire autre part que chez moi… Ne m’avez-vous pas demandé à en être ? En ce cas-là, regardez-vous comme invité. Alexandre Dumas ne désire-t-il pas entendre la chose ?… »
Une autre (4 pages in 8) écrite à son ami Ernest Feydeau après la mort de sa femme ( ?) :
« Tu m’as écrit une très belle et très navrante, très lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! Quand ta douleur sera plus sourde, nous en recauserons. Mais, au nom de la seule chose respectable en ce monde, au nom du beau, cramponne-toi des deux mains, bondis furieusement de tes deux talons et sors de là ! Je sais bien que la douleur est un plaisir et qu’on jouit de pleurer. Mais l’âme s’y dissout, l’esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude, et une manière de voir la vie qui la rend intolérable.
As-tu maintenant cuvé ton chagrin ? As-tu bien « ruminé l’amère pâture de ses souvenirs », t’es-tu fait une grande orgie avec ta tristesse étalée ? Depuis quinze jours, je peux dire que je songe à toi — à travers tout — et je te vois seul — dans ta maison — allant et revenant par les appartements vides — et t’asseyant devant la table et mettant dans tes deux mains ta tête plus lourde qu’une montagne et brûlante comme une forge.
Ne te révolte pas devant l’idée de l’Oubli. Appelle-le plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion du Désespoir. Il faut qu’il soit à la hauteur du Destin, c’est-à-dire impassible comme lui… Et je te prie de remarquer que je ne te donne aucune consolation. Je regarde ce genre de Choses comme une injure… »
Il l’entretient aussi de ses projets d’avenir :
« Quittes-tu la Bourse ?… S’il en est ainsi, cherche quelque chose d’analogue. Tu connais l’Argent, ne le quitte pas, bien qu’il te quitte momentanément. Car tu es sous ce rapport un monsieur à retomber toujours sur ses pattes. Quant à la littérature, je crois qu’elle pourrait te rapporter suffisamment. Mais (et le mais est gros) en travaillant d’une manière hâtive et commerciale où tu finirais bientôt par perdre ton talent. Les plus forts y ont péri. L’Art est un luxe. Il veut des mains blanches et calmes. On fait d’abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s’illusionne sur sa moralité pendant longtemps, puis on s’en fout complètement. Et puis, on devient imbécile, tout à fait, ou approchant. Tu n’es pas né journaliste, dieu merci. Donc, je t’en supplie ! continue comme tu as fait jusqu’à présent… »