Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 27 – Page 39
Roger Grenier, un émule de Flaubert
Roger Grenier a publié cette année aux éditions Gallimard un roman Le Palais d’hiver. Plusieurs critiques ont cru y voir une sorte d’analogie avec la pensée de Flaubert et notamment Jean-Louis Bory qui écrit dans le Nouvel Observateur (29 avril 1965) : « Malgré nos prétentions nous avons un mal infini à nous convaincre une bonne fois que la vie n’a aucun sens, qu’elle n’est même pas une force amère, qu’il est inutile d’accuser la méchanceté d’un Dieu, que toutes ces larmes nous sont infligées pour rien et par rien ». Cette morose réflexion sur laquelle Grenier ouvre son livre pourrait être signée par Flaubert. Vivre c’est vieillir et vieillir c’est se détruire à petit feu. Et le propre du roman, selon Flaubert, c’est de décrire ce tout petit feu-là, qui se confond avec la durée. Pas de roman sans destinée, pas de destinée sans durée. « Un homme qui se défait, c’est tout le pathétique », Barrès dixit. Ce pathétique nous émeut dans tout roman de destinée destructive, où regarder vivre consiste à mesurer les progrès d’une usure impitoyable. Ainsi dans la littérature russe où la peinture de la décrépitude, de la décomposition s’accompagne souvent d’un renoncement mystique à la vie. Ainsi chez nos naturalistes et parmi les romanciers contemporains, chez Louis Guilloux (Le Sang noir, Le Pain des rêves, Le Jeu de patience, Les Batailles perdues) qui me semble le seul romancier dostoïevskien de notre littérature présente. Tous offrent cette image négative du destin que j’appelle une destinée. Nous ne quittons pas Flaubert et je trouve significative cette réflexion de Guilloux (à travers Cripure), dans Le sang noir : « Le cher Gustave qui en était un (petit bourgeois), a été le premier à tenter et à réussir parfois cette peinture du nom ».
Je crois que dans le Palais d’Hiver, Roger Grenier, par cette peinture du « non » a pris la relève de Flaubert. Avec sa musique, son Gilles-Rodolphe, Lydia qui essaie d’opposer le pain des rêves à la force des choses, est une petite sœur d’Emma qui n’ose pas recourir à l’arsenic. Et comme Flaubert, Roger Grenier, mû par un extrême souci de l’efficacité du langage, cherche à peindre ses personnages par les mots qu’ils emploient et les gestes accompagnant ces mots. Il surprend les mécaniques, les tics, les habitudes, les préjugés, tout ce qui relève la marionnette en l’homme et dénonce la victime des idées reçues.
Pas plus que chez Flaubert, l’amertume de la constatation ne conduit au désespoir nihiliste, mais, sous le masque de la sérénité objective, à une profonde tendresse que nuance un amour à demi-teinté. D’où, comme après la lecture d’Un cœur simple, par exemple, ou après celle (pour quitter un peu Flaubert) de certains textes de Fitzgerald, fasciné lui aussi par les derniers échos des fêtes moribondes dans des palais qu’envahit le gel de la mort — cette impression douce-amère d’une mélancolie un peu souriante et lasse, qui fait le charme envoûtant de ce roman discret et fort ».