Les thèmes chez Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26  – Page 11

 

Les thèmes chez Flaubert

Tout écrivain est un obsédé. Le caractère et la variété, la multiplicité des obsessions changent naturellement, selon l’écrivain. Ces obsessions, qui permettent à l’artiste de donner une forme et une orientation à sa vision, à son interprétation du monde, peuvent, comme chez Shakespeare, qu’on compare Troïlus et Roméo et Juliette, changer d’une œuvre à l’autre. Elles peuvent comme chez Baudelaire, venir, pour ainsi dire après coup, donner à une collection de poèmes sans suite composés au hasard pendant une vingtaine d’années, une signification incomparablement plus riche. Elles peuvent enfin, avec de légères modifications, relier entre elles une série d’œuvres aux intrigues variées. C’est le cas pour Flaubert. Définir ses thèmes, ses obsessions c’est donc définir la conception qu’il se fait du ‘monde. C’est en même temps et avant tout faire le premier pas vers un jugement de valeur, car c’est en grande partie la richesse du thème qui assure la durée de l’œuvre.

Au départ, le monde de Flaubert — et le monde de ses personnages — c’est celui du rêve. En 1863 — ayant déjà écrit « Mme Bovary » et « Salammbô », il affirme à une correspondante, Amélie Bosquet, que « les choses dans l’éloignement seules sont belles » — sa pensée repousse le présent pour rayonner vers le passé et l’avenir — il rêve de grandioses évasions, parle de s’établir sur une île de la Méditerranée, croit qu’il a vécu à Rome au temps de César, entreprend en esprit un voyage en Orient bien longtemps avant de s’y rendre réellement. Aucune différence donc entre le caractère de ces voyages et les évasions romantiques de ses personnages, Emma Bovary, Frédéric Moreau. Mais, et l’intrigue de ses romans le prouve, c’est là un passe -temps douloureux — l’auteur et ses personnages en souffrent beaucoup. Comme Bouvard et Pécuchet, qui, après bien des aventures, se remettent à faire ce qu’ils avaient fait à l’époque où ils avaient été obligés de gagner leur vie, on risque de trouver que le présent, une fois qu’il est devenu le passé, est préférable à cet avenir qui vient de se réaliser. En même temps ces rêves rendent le présent insupportable : — Bouvard et Pécuchet, grâce à un héritage, se proposent de s’installer à la campagne : « Autrefois ils se trouvaient presque heureux, mais leur métier les humiliait maintenant qu’ils s’estimaient davantage ». (Col. Pléiade, vol. II, p. 721).

Que le rêve ait l’air de se réaliser (comme pour Frédéric, ou pour Bouvard et Pécuchet) ou non (comme pour Emma), l’insatisfaction est la même ; il y a toujours un décalage, non seulement entre la réalité telle qu’elle est et la réalité telle qu’elle se conçoit, mais aussi, et surtout (car c’est là le point de départ de tous les maux) entre le personnage tel qu’il est, lui, et le personnage tel qu’il se conçoit. C’est ainsi que Frédéric Moreau, complètement désorienté au début de « l’Éducation sentimentale » (le tableau confus de la première scène le démontre très clairement) croit donner un sens à ses vagues aspirations et à sa vie en les consacrant à Mme Arnoux. Mais cet amour résulte d’une méprise, méprise non seulement en ce qui concerne la valeur de son amour mais aussi en ce qui concerne son intensité : car Frédéric se connaît mal, et donc, en fin de compte Mme Arnoux se révèle être pour lui un obstacle qui prive sa vie de toute signification. La parenté de « l’Éducation sentimentale » et de « Madame Bovary » n’est que trop évidente. Ce qu’il faut noter avant tout, c’est que l’erreur, la méprise sont caractéristiques de toutes les œuvres de Flaubert : dans « Hérodias », on prend Saint Jean-Baptiste pour Elie, et pour compliquer les choses on le tue pour des raisons tout à fait différentes ; Saint Julien croit que sa femme le trompe : il tue ses parents ; Félicité, dans « Un cœur simple » prend son perroquet pour le Saint-Esprit.

Ce sont là des erreurs symboliques ; mais ce qui me paraît tout aussi significatif, c’est par exemple la surdité et la cécité qui, à la fin, coupent Félicité du monde. Car, il serait légitime de dire que tous les personnages de Flaubert sont coupés du monde et d’autrui : leurs préoccupations les rendent sourds et aveugles — le cri que pousse Emma avant de mourir est donc significatif. Ils ne s’intéressent pas à la réalité telle qu’elle est — ils l’interprètent selon leurs besoins égocentriques. La maîtresse ne comprend pas que Félicité puisse aimer son neveu autant qu’elle aime son fils — Homais qui parle à Madame Lefrançois au début de la scène des comices agricoles, cherche avant tout à s’épater, en débitant des explications scientifiques qui se veulent compliquées ; Mme Lefrançois, cependant, ne s’intéresse nullement à ce que lui dit son interlocuteur, elle ne cherche même pas à comprendre ce qui se veut incompréhensible : toute son attention se porte sur un cabaret rival. On assiste donc constamment chez Flaubert à des conversations qui sont en réalité des monologues où les personnages ne parlent que pour eux-mêmes. Les besoins de l’un ne coïncident jamais avec ceux de l’autre. De plus ces personnages se rendent impénétrables en s’exprimant d’une manière qui ne correspond jamais à leurs sentiments réels. On constate donc une sorte d’incompatibilité qui ne disparaît pas si l’on essaie en renversant le problème de trouver une interprétation de la réalité susceptible de s’appliquer à tout le monde. C’est un très beau passage de « Madame Bovary » qui fait ressortir tous les aspects de ce problème : Rodolphe se lasse d’Emma, car, « Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres : comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »

(Pléiade, vol. I, p. 500).

Ce sont Bouvard et Pécuchet, qui permettent à Flaubert, à la fin de sa vie, de résumer le caractère plus général de ce dilemme :

« si l’on part des faits, le plus simple exige des raisons compliquées, et en posant des principes, on commence par l’absolu, la foi. »

(Pléiade, vol. II, p. 9639-64).

Il est évident qu’en optant pour les faits on court moins de risques qu’en posant des principes.

Principes et systèmes

Flaubert a dit que le thème de « Bouvard et Pécuchet » c’est « le défaut de méthode dans les sciences » ; on pourrait dire avec plus de netteté que c’est la critique d’un système qui détruit une réalité qui, elle, ne relève jamais du système. Ce problème est d’autant plus compliqué que tous les systèmes se contredisent. C’est là un thème que l’on décèle dans tous les romans de Flaubert : le thème du parti pris de la méthode, de la théorie, du procédé qui fait que l’on interprète la réalité non selon les données de la réalité mais selon les idées préconçues, reçues. Dans les œuvres de Flaubert on n’est jamais bien loin de ce Dictionnaire des idées reçues auquel il consacra, par à-coups, une bonne partie de sa vie. Ce sont les clichés (clichés personnels ou universels) et les poncifs qui dirigent et déterminent la vie de ses personnages : il suffit de penser à Pellerin le peintre de « l’Éducation sentimentale » qui croit que l’élaboration d’un système artistique lui assurerait le génie, il suffit de penser à Madame Bovary qui croit que le bonheur dépend des autres et est une affaire de climat, et à Rodolphe qui, on vient de le voir, la classe parmi les femmes légères ; il suffit de penser à Salammbô et aux habitants de Carthage qui sont persuadés que leur bonheur dépend d’un voile magique, et que l’on meurt si l’on y touche — de là, donc, l’ironie implicite de la fin du roman : « Ainsi mourut la fille d’Hamilcar, pour avoir touché au manteau de Tanit », (Pléiade I, p. 1.028) — pour les Carthaginois c’est la seule explication possible. L’idée reçue est de tous les temps — rien d’étonnant donc si, toujours, sans cesse, Flaubert revient dans ses romans contemporains à ce qui constitue de son temps l’idée reçue par excellence : l’amour romantique…

Dans cette œuvre, inévitablement on assiste au processus par lequel les personnages, se connaissant mal au départ, en viennent à perdre toute individualité, deviennent stéréotypés, finissent par ressembler aux idées reçues qu’ils adoptent. Même Charles Bovary : dans les premières pages du roman, on voit comment, en acceptant les influences conformistes de sa mère et de la société en général, Charles, qui pourtant avait son caractère à lui (mais ce n’était ni un caractère de médecin ni même un caractère d’écolier) est moulé, façonné à tel point qu’il est impossible de le distinguer de ce qu’on appelle à juste titre ses semblables. On se rappelle aussi ce Henry de la première « Éducation sentimentale » dont Flaubert nous dit « qu’on voyait qu’il avait vu le monde, car il se conformait à ses convenances. »

Erreur sur le monde, erreur sur soi — ce thème se développe de mille manières tout en restant permanent : tous les personnages de Flaubert, d’une manière ou d’une autre, se trompent. Et, pourtant la fatalité, elle, ne se trompe pas : la manière dont on vit, soumise à des lois immuables, diffère inévitablement de la manière dont on entend vivre. L’existence n’est pas conforme aux idées reçues. Que l’on songe un instant aux deux visions dans « la Légende de Saint Julien » : celle qui promet une vie de splendeur et celle qui promet une vie de saint. Ces visions paraissent contradictoires, tout en renfermant toutes deux la promesse d’une vie de gloire et de bonheur — et que se passe-t-il en fin de compte ? Les deux prédictions se réalisent, mais avec combien de douleurs, combien de malheurs ! La fatalité ne tient pas compte de la manière dont on l’interprète. C’est d’ailleurs là sans doute la suprême ironie de cette légende de Saint Julien : il devient saint malgré lui (car on s’en souvient, ce n’est pas à lui mais à ses parents que son avenir se révèle et ses parents se taisent — Julien n’y est donc pour rien. Si l’on compare la vie qu’il mène et celle qu’il aurait choisie, on peut dire que comme les autres personnages de Flaubert, il l’a ratée, qu’elle ne rime à rien. C’est du point de vue de la volonté humaine, un fiasco tout comme la vie d’Emma, de Frédéric, de Mâtho est un fiasco. Et la banalité se renforce chez Flaubert avec le temps : si dans « Madame Bovary » on assiste à une tragédie (mais combien dépouillée de tout ce qui d’habitude fait la tragédie !), l’intrigue des autres œuvres n’est au fond que le lent effritement des premières aspirations, l’inertie qui s’installe : même dans « Madame Bovary » cela s’exprime de la manière suivante : « N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ?… Rien… ne valait la peine d’une recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui. » (Pléiade I, p. 584). On trouve des échos du même processus dans « l’Éducation sentimentale », dans cette scène où Frédéric descend les Champs-Élysées en compagnie de Rosanette : « Alors Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures à côté d’une de ces femmes. Il le possédait ce bonheur-là et n’en était pas plus joyeux » (Pléiade II, p. 240).

La même fadeur décevante se retrouve également dans « Salammbô », au moment où l’héroïne a réussi à s’emparer du voile magique : « … quand elle l’eut bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu’elle s’imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêve accompli. » (Pléiade I, p. 927). Ce n’est donc plus l’héroïque et définitive débâcle de la tragédie classique ou même de la tragédie balzacienne (qu’on songe, par exemple à Lucien de Rubempré, à sa « fatale semaine » où tout s’écroule une fois pour toutes autour de lui) — les aspirations des personnages flaubertiens ont pour résultat la trahison de soi-même qui finit dans la perte de soi-même ; la société ne les écrase pas, elle les rappelle plutôt à l’ordre à plusieurs reprises constamment, jusqu’à ce qu’ils se rendent. Et cela même quand, comme Emma, comme Frédéric, ils ont plus ou moins conscience de la bêtise de la société où ils vivent.

On revient ainsi à ce thème du rêve qui est le point de départ de ce thème de la déception que Flaubert avait élaboré à l’âge de dix-sept ans (Corr. I, p. 60) : « Hélas — écrit-il à un ami — à mesure que l’objet de nos souhaits approche, la volupté qu’on avait entrevue dans leur accomplissement diminue » — et de même dans un carnet de jeunesse (N.V. I, p. 4) : « Quand nous pensons à quelque événement futur, nous le plaçons dans les lieux où nous le rêvons dans les conditions présentes, et quand il arrive nous sommes dépaysés. » Il est intéressant de constater ici non seulement que Flaubert émet de très bonne heure ce thème du rêve et de la déception qui en découle, mais aussi qu’il put si tôt en percevoir toute la complexité, toute la richesse.

Inévitablement, Flaubert, comme Baudelaire son contemporain, adopte le ton de l’ironie pour exprimer l’idéal et le spleen de ses personnages. Car tout décalage entre la réalité et le rêve doit être ironique. C’est surtout dans les passages d’importance secondaire que l’on constate l’importance et la permanence de ce procédé, la manière dont l’atmosphère même de l’œuvre flaubertienne est caractérisée par la déception ironique. Il y a par exemple le passage où Frédéric, qui vient d’hériter, rentre précipitamment à Paris ; dans la diligence « il arrangea d’avance sa vie. Il l’emplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusqu’au ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si profonde que les objets extérieurs avaient disparu. » [Phrase dont la portée dépasse de loin les circonstances immédiates — seulement, tout de suite, après :] « Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de l’endroit où l’on était. On n’avait fait que cinq kilomètres tout au plus ! Il fut indigné. » (Pléiade II, p. 132). Le ton de l’œuvre est une perpétuelle comparaison où l’auteur non content de présenter de fausses interprétations de la vérité, s’interpose avec une logique qui n’abolit pas l’objectivité, pour briser les rêves de ses personnages en les plaçant brutalement, à plusieurs reprises, devant une réalité impossible à fausser.

Voilà donc comment Flaubert s’y prend pour peindre la sottise humaine. Un problème se pose, cependant, quand l’ironie ne ressort que d’une comparaison entre les rêves de l’œuvre et la réalité d’une pensée que l’auteur exprime non dans l’œuvre mais dans un dictionnaire des idées reçues qu’il n’a jamais publié ou dans une correspondance dont la publication l’aurait fait frémir de rage. L’ironie devient ici un peu perverse, car comment savoir que Homais, aux yeux de Flaubert, débite des idées reçues en parlant de la vie parisienne, que Pellerin profère des idioties en prônant la valeur de l’école artistique ou que Sénécal déraille en prêchant l’art moralisant ? Même si Flaubert souligne dans l’œuvre le ridicule de ces idées (Homais est de tous les points de vue un provincial, Sénécal trahit son passé, Pellerin devient photographe) on ne peut déduire de l’intrigue de l’œuvre la valeur positive de la satire. Que dire d’autre part de l’ironie des romans et contes historiques ? La psychologie de notre auteur devient ici un peu compliquée, car cette partie de l’œuvre naît d’un rêve d’évasion chez Flaubert qu’il n’hésite pas à satiriser chez ses personnages bourgeois ? Nous y reviendrons.

Tels sont dans leurs grandes lignes les thèmes chez Flaubert. On ne laisse pas d’être étonné en constatant que, sans fausser le caractère essentiel de l’œuvre, on peut les réduire à un si petit nombre et démontrer la parfaite interdépendance de l’un vis-à-vis de l’autre. C’est là d’ailleurs un phénomène qui colore non seulement l’œuvre mais aussi la vie de Flaubert. Sa pensée d’artiste, sa vie intellectuelle furent à tel point unilinéaires que son ami Maxime Du Camp (qui l’a beaucoup moins trahi qu’on ne l’a dit) put dire que jusqu’à la fin de sa vie, Flaubert « s’enthousiasmait des mêmes livres, admirait les mêmes vers, recherchait les mêmes effets comiques, avait les mêmes engouements. » (« Souvenirs littéraires », 1882, vol. I, p. 252).

Serait-il donc légitime de parler de la stérilité de Flaubert ? Manquait-il d’imagination créatrice ; les intrigues et les personnages qui lui permettent d’illustrer ses thèmes sont-ils aussi peu variés que les thèmes eux-mêmes ? Il est vrai que ses personnages offrent souvent des ressemblances frappantes : une certaine littérature romantique constitue le point de départ des rêves d’évasion d’Emma et de Frédéric — Pellerin poursuit dans le domaine de l’art une aventure qui fait penser à celle de Saint Antoine dans le domaine de la religion (la photographie serait donc une sorte de sagesse…) Et toujours ces idées reçues, tirées directement du dictionnaire, qui relient tant de personnages entre eux.

On remarque aussi que ces thèmes obsessifs imposent à Flaubert des restrictions d’un autre ordre encore — bien souvent afin de maintenir l’unité de sa pensée il invente des épisodes qui risquent fort de fausser sinon la réalité du moins la probabilité. Fallait-il absolument en effet qu’Emma ne rencontrât que des goujats ou des lourdauds, que Mme Arnoux survînt chaque fois que Frédéric était sur le point de donner à sa vie une orientation plus valable ? La vie écrase-t-elle réellement toute aspiration, tout idéalisme ? Ou est-ce que moi, en relevant ce que je trouve être des défauts, je donne dans un bovarysme dont notre auteur n’aurait pas hésité à se moquer ?

C’est bien possible, mais en tout cas il serait très injuste de s’en tenir là. Si Flaubert donne à son œuvre une unité indubitable, on peut en même temps admirer la variété des intrigues inspirées du même thème, faire ressortir la manière dont Flaubert a tiré d’innombrables conclusions de cette unique obsession, souligner donc la profondeur et la pénétration de sa vision du monde. Car, si Emma et Frédéric se ressemblent par certains côtés, il n’en est pas moins vrai que l’héroïne du premier roman de Flaubert échoue parce que, égoïste, cupide, elle fait de tout alors que le héros de « l’Éducation sentimentale », tout bonté et sacrifice, ne parvient à rien parce qu’en fin de compte il ne fait rien. De plus Emma court après les choses alors que Frédéric court après une personne. Même si les actions de l’un et de l’autre se révèlent constamment inefficaces, décevantes, il est clair que le monde de Frédéric est nettement plus réel que celui d’Emma. La différence est donc aussi grande que si l’on voulait comparer ces deux romans et « Bouvard et Pécuchet », où la déception naît d’une tentative pour créer l’idéal, non à partir des données stéréotypées du romantisme mais à partir des données, illusoires puisqu’à la fois trop contradictoires et systématiques, de la science, du savoir.

Inévitablement, donc, le ton varie aussi, énormément, d’une œuvre à l’autre. S’il y a lyrisme dans « Madame Bovary », c’est la fadeur, alliée à une critique nettement plus directe, qui prédomine dans « l’Éducation sentimentale » ; et dans « Bouvard et Pécuchet » ce sont l’humour, des situations franchement cocasses qui donnent le ton soulignant ainsi le dernier stade de cette évolution, décrite par Thibaudet, par laquelle Flaubert passe de personnages à la Jourdain aux personnages à la Figaro.

Et s’il fallait à tout prix démontrer la richesse de ces thèmes, de cette obsession de la réalité, en souligner le caractère pour ainsi dire inépuisable, on pourrait en jetant un regard vers le passé faire remarquer qu’un chef-d’œuvre de la littérature mondiale comme « Don Quichotte » doit son unité et sa verve à cette même lutte de l’illusion et de la réalité (1). S’il fallait à tout prix démontrer la modernité de ces thèmes, il suffirait de se pencher sur ce nouveau roman français dont on fait tant de cas depuis un certain temps. On y découvrirait non point les mêmes thèmes que chez Flaubert, mais ce qui est à mon avis bien plus significatif, une modification de son point de vue qui en fait ressortir l’importance. Chez les nouveaux romanciers, l’obsession de la réalité envahit les personnages tout aussi bien que l’auteur. Dans ces œuvres toutes récentes (et la digression que je vais maintenant entreprendre ne sera pas hors de propos, car, en parlant des nouveaux romanciers, on fait souvent allusion à Flaubert dans ces œuvres), le monde se divise très nettement en deux parties ; il y a d’une part le monde des choses que les auteurs, Robbe-Grillet, Butor, Nathalie Sarraute, et leurs personnages avec eux, décrivent avec une précision parfois scientifique — d’autre part il y a le monde des êtres, et là, la certitude manque tout à fait. L’obsession naît justement de cette incompatibilité des êtres et des choses : les personnages se raccrochent de toutes leurs forces aux objets inanimés qu’ils voient, qu’ils peuvent saisir et délimiter, mais tous leurs efforts sont vains car ces objets ne leur permettent jamais de comprendre les êtres. Chez Robbe-Grillet, il en est toujours ainsi : un homme qui épie sa femme, mais qui, s’il peut compter les bananiers de sa plantation, et détailler avec minutie les divers éléments de sa maison, ne pourra jamais savoir, car le comportement de sa femme est trop ambigu, si elle le trompe ou non. Voilà l’intrigue s’il est permis de l’appeler ainsi, de « la Jalousie », dont même le titre est ambigu, puisqu’on ne sait s’il s’agit d’un état d’esprit ou de volets. Dans ses romans il y a toujours une atmosphère d’enquête qui fait penser à un roman policier, seulement ici le détective échoue toujours.

Michel Butor en se basant sur des principes semblables, procède différemment. Dans « la Modification », Butor analyse la manière dont un homme passe de cette certitude où l’humanité et les choses semblent s’accorder, être pour ainsi dire une clé l’une pour l’autre, à un état d’esprit, né du désespoir, qui lui permet de voir le décalage qui existe, qui doit exister entre ces deux éléments de la réalité, tout en soulignant que d’une manière plus précise les êtres sont inséparables de ce qui les entoure. « Il faut fixer votre attention sur les objets que voient vos yeux, cette poignée, cette étagère, et le filet avec les bagages… afin de mettre un terme à ce remuement intérieur, à ce dangereux brassage de souvenirs. » (« Modification », p. 130). Pour le héros de « la Modification » c’est là le seul moyen de se donner du courage. Dans un autre livre de Butor « l’Emploi du temps », l’auteur et son personnage attaquent la réalité d’un autre point de vue — là c’est la mémoire qui, en tâtonnant, cherche, avec combien moins de certitude et de succès que chez Proust, à reconstituer le passé. Le sens de la structure chez ces auteurs est bien différent de celui que nous observons chez Flaubert. Cette incertitude quant à la signification des actions humaines ne leur permet guère d’insister sur la relation de cause à effet, de donner à leurs romans cet air de certitude et de logique qui ressort toujours d’une intrigue dont le commencement, le développement et la fin sont bien délimités. Comme nous l’avons déjà fait remarquer le problème de la réalité tourmente non seulement les auteurs mais leurs personnages aussi — chez Flaubert, par contre, si les personnages ne pénètrent pas la réalité (sans en avoir conscience), l’auteur, lui, la domine, comprend tous les mobiles, toutes les influences. De là, clarté totale alors que chez les nouveaux romanciers, c’est l’incohérence qui prédomine — l’impression fondamentale est celle d’une avalanche de mots — on a toujours l’impression d’ailleurs que ce qui se produit avant et après est tout aussi important que ce qui se passe dans le roman. Tout ordre, toute chronologie disparaît. L’auteur moderne, sans doute, aurait peur de fausser la réalité en lui donnant cette harmonie que Flaubert croyait indispensable.

Car Flaubert, lui, s’il a peur de trahir la réalité est hanté par la beauté. Et cette beauté réclamait une clarté, une logique auxquelles la foi scientifique du XIXe siècle lui permettait ; de croire. De plus s’il analyse des vies de ratés, il tient à donner aux mots dont il se sert, à sa prose et à la structure de l’œuvre une beauté qui, elle, n’a rien de morne. Et même, grâce à l’ironie, il peut parfois se permettre des descriptions dont la beauté exotique (dans « Madame Bovary », « l‘Education », « Salammbô » et ainsi de suite) dépasse de loin la fadeur ou l’horreur sans gloire que vivent ses personnages. Flaubert contourne ainsi l’un des plus grands problèmes que lui pose son art : faire beau tout en faisant vrai, décrire avec art cette vie bourgeoise qui est au fond la négation même de l’art. Même le style devient donc en quelque sorte un thème qui confère à son œuvre entière un ton, une atmosphère qui la caractérisent aussi sûrement que la psychologie de ses personnages.

Mais on prétend que Flaubert est allé trop loin. Un critique a écrit récemment : « Que reste-t-il à Flaubert ? L’art. Mais un art qui se coupe volontairement de toute signification humaine. » (Calmy : Flaubert et le nihilisme de gauche – Esprit, février 1963, p. 258). Naturellement, l’auteur que je viens de citer, méprise Flaubert de ne pas avoir voulu corriger les hommes, de s’être contenté de les observer d’une certaine manière. Mais sans aller jusqu’à se demander ce que sont devenus, dans la mémoire des hommes, ceux qui, de son temps, se sont proposé avant tout de redresser leurs contemporains, il ne serait pas hors de propos d’examiner la portée morale de cette œuvre, qui est que, pour Flaubert, la signification humaine c’est l’art. L’art pour lui c’est une manière, la seule manière de vivre. Il ne s’agit pas là d’une conclusion tirée exclusivement de données biographiques. Flaubert, malgré le principe de l’objectivité, se raconte dans ses œuvres. On a bien fait de dire que « toute [son œuvre] est nourrie des expériences de la première période de sa vie » (Bruneau : « Les débuts littéraires de Flaubert », A Colin, 1962, p. 484), on a bien fait de faire ressortir que ses romans contemporains décrivent l’époque, les lieux, les événements qu’il a connus, et présentent des personnages principaux qui lui ressemblent. La seule, la grande différence c’est que si ses personnages ne parviennent à rien, lui, Flaubert, ne rate pas sa vie. Si ses personnages ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, Flaubert, lui, préconise un art qui, tout en utilisant un matériel qui ne peut éviter d’être personnel, interdit la confession, impose l’objectivité. Flaubert ne se chasse donc pas de son œuvre, il approfondit de la manière la plus sage l’étude de sa propre personnalité, c’est-à-dire dans ses rapports réels avec le monde extérieur. Il évite ainsi de se dépersonnaliser, de devenir stéréotypé comme ses personnages. Sa nostalgie à lui, ses rêves d’évasion, au lieu de le miner et de le détruire, lui permettent de créer, d’écrire « Salammbô » au lieu de se détruire. C’est ainsi donc que Flaubert trouve la formule qui reste cachée à tous ses personnages (sauf un : le Jules de la première « Education sentimentale ») : — le seul moyen de vaincre cette insatisfaction, cette fadeur des choses qu’est le bovarysme, c’est de comprendre et de décrire ce qui ne peut être vécu (2). Flaubert peint la sottise humaine au lieu de la vivre. C’est là pour lui la seule manière d’aspirer à l’absolu, car (la comparaison de l’homme et de l’œuvre en témoigne) l’art seul peut réussir : au lieu de s’accrocher aux rêves, Flaubert se fie à la réalité des mots et à la logique des faits. Le but de l’art est donc ce qui manque à ses personnages : on accepte la vie telle qu’elle est et on en fait de l’art. Voilà donc comment Flaubert aborde ce problème que Montaigne avait résolu en disant qu’il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée comme l’harmonie du monde, de choses contraires. » (Essais III, XIII). Flaubert, comme Montaigne décrit sa souffrance afin de mieux la comprendre. De cette compréhension naît une compassion qui, grâce à l’objectivité, s’étend aux habitants du monde qu’il observe.

Comme je l’ai déjà dit, l’unité de cette œuvre et de cette vie étonne. Et encore, il ne suffit pas de dire que les personnages de Flaubert sont tous en quelque sorte des Flaubert ratés, car on peut sans difficulté expliquer ses personnages en examinant les grandes lignes de son esthétique. Il ne se contente pas de faire ressortir la manière dont Frédéric et Emma se trompent sur la réalité et sur eux-mêmes — le plaidoyer pour la vie artistique prend un caractère encore plus détaillé dès que l’on se penche sur la Correspondance. Flaubert fuit l’idée reçue en l’art, d’abord, en refusant de faire partie d’aucune école. Construire une œuvre d’après des principes préétablis, ce serait inévitablement fausser la réalité — l’artiste risquerait constamment de sacrifier les exigences de ce qu’il observe aux nécessités de son crédo. C’est ainsi qu’il en est venu à formuler ce qui pour moi est le principe fondamental de toute sa pensée littéraire : la théorie selon laquelle toute œuvre d’art a une esthétique particulière, que l’écrivain se doit de trouver. C’est l’œuvre qui définit l’esthétique et non l’esthétique qui définit l’œuvre. Encore une parenté avec le nouveau roman. Dans la mesure où le nouveau roman est non seulement une création mais une création qui se regarde faire (le personnage principal étant souvent soit un homme qui écrit (et qui parle de la manière dont il s’y prend) soit un homme qui tente consciemment de percer la réalité), Butor, Robbe-Grillet et Cie réalisent le précepte de Flaubert selon lequel l’esthétique ressort de l’œuvre — c’est l’œuvre qui crée l’esthétique et non l’esthétique qui crée l’œuvre. Si donc on décèle une évolution dans l’œuvre de Flaubert, il est légitime de dire que cette évolution résulte non d’un changement de principes mais bien plutôt d’un changement de sujets — Flaubert n’aurait pas pu écrire « Bouvard et Pécuchet », ou même « Un cœur simple » en employant les mêmes procédés que dans « Madame Bovary ». La permanence des thèmes ne correspond donc pas à une permanence de l’esthétique. À cette théorie de la haine des écoles, et à la théorie de l’esthétique qui change selon les exigences de l’œuvre vient s’ajouter tout naturellement celle de l’objectivité, à laquelle j’ai déjà fait allusion en parlant de refus de l’égoïsme chez Flaubert. L’objectivité lui interdit de voir la réalité en fonction d’un système. Ici pourtant il faut souligner la valeur pour ainsi dire professionnelle, plus proprement artistique de ce principe célèbre, et faire remarquer que l’auteur en se cachant assure à son œuvre une vérité plus générale.

Autour de ce principe, de cette obsession de la vérité, il vient grouper le principe du mot juste, du caractère inséparable de la forme et du fond. Si la vérité est une, il est évident qu’il n’y a qu’une manière de la décrire.

De là ces tâtonnements, cette angoisse, ces affres de l’art qui caractérisent la composition de chacune des œuvres de Flaubert. Flaubert travaille, il sait que ce n’est qu’au prix d’énormes efforts qu’il parviendra à définir cette vérité qui l’obsède — voilà une qualité de plus qui le distingue de ses personnages principaux qui, eux, croient tous que leurs rêves se réaliseront comme par magie, indépendamment de leurs efforts. « Tout artiste vient au monde pour dire une seule chose, une seule toute petite chose, c’est cela qu’il s’agit de trouver en groupant toute le reste autour. » Dans cette étude, j’ai tenté de suivre le principe que Paul Claudel élabore ici dans une lettre à Jacques Rivière (10 déc. 1910). Cette toute petite chose (qui est pourtant une grande chose, à notre avis), c’est dans le cas de Flaubert l’honnêteté, une honnêteté qui permet de voir sans œillères, de refuser les prétentions qu’on est incapable de réaliser, de travailler et de vivre sans préjugés.

P.M. Wetherill.

 

(1) Maupassant : « Ces deux bonshommes (Bouvard et Pécuchet) me font l’effet des Don Quichotte modernes ».

(2) V. Bruneau : « Débuts litts. » A. Colin, 1962, p. 465.