Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page 11
Flaubert et Spinoza
I
En unissant dans le même titre, le nom d’un romancier moderne et celui d’un philosophe classique, je pourrais être arrêté dès ma première phrase par les nombreux ennemis de la littérature comparée et entendre citer à mon adresse le petit livre bourré d’idées de notre brillant Étiemble : comparaison n’est pas raison. Comment chercher, diront certains, et surtout trouver le moindre rapport entre un homme de tempérament bouillant et se délectant visiblement dans les paradoxes et les excès, et ce sage d’entre tous les sages et si près des anciens ? Selon la légende sacro-sainte de Flaubert, légende qui doit beaucoup à Anatole France et non seulement à Anatole France, Flaubert était un grand artiste, mais n’était pas intelligent, que ses idées, prises de toutes mains, ne sont que « des aphorismes ineptes, des théories obscures, des maximes pitoyables », que par nature il est réfractaire à la manière de penser philosophique et qu’en somme c’était un grand capitaine qui savait remporter des victoires sans pouvoir raisonner sur l’art de la guerre ! Aujourd’hui, je crois, nous sommes de plus en plus nombreux qui refusons cette conception si amusante qu’elle soit et reconnaissons franchement le sens des idées générales chez Flaubert, sa capacité de penser logiquement (malgré ceux qui arguent toujours de sa « maladie » mystérieuse), son amour et son besoin même des grandes conceptions philosophiques de son époque — et cela depuis sa jeunesse jusqu’à ses derniers moments ou presque. M. Jean Bruneau, dans son beau livre sur la jeunesse de Flaubert, énumère plusieurs manuscrits de Flaubert et plusieurs de ses lectures de jeunesse qui témoignent éloquemment des préoccupations du jeune Flaubert : on y voit même une « analyse et des extraits de l’Esthétique de Hegel » vendus en 1931 et disparus depuis dans quelque collection privée, de même que des notes sur Vico et des notes de philosophie englouties également dans les collections d’amateurs plus heureux que les simples chercheurs. Plus tard il devait connaître de près les écrits philosophiques et esthétiques de Victor Cousin, d’une part parce que, dans les années quarante, Cousin régnait à l’Université, à l’Académie et dans l’opinion publique et il aurait été difficile d’échapper à son influence, de l’autre parce que pendant des années Flaubert était l’amant de cœur de la belle Louise Colet qui jouissait en même temps de l’affection paternelle de Cousin, et l’on peut suivre dans la correspondance les échanges d’idées et les rapports indirects entre le jeune débutant et le célèbre philosophe par l’intermédiaire de la poétesse si large de cœur et si étroite d’esprit, selon le témoignage de ses contemporains. En étudiant la correspondance et en lisant les nombreuses lettres où Flaubert rend compte de ses lectures ou propose certains livres à ses correspondants, on découvre souvent le nom de Spinoza, mais aussi celui de Hegel, de Kant, de Haeckel et de tous ceux ou presque qui, à l’époque de Flaubert, s’occupaient spécialement de Spinoza. Dans sa petite bibliothèque conservée à la mairie de Canteleu, près de Rouen, ou plutôt dans ce qui reste de sa bibliothèque mêlée depuis sa mort et par suite de plusieurs déménagements à celle, invendable de sa nièce, on trouve encore aujourd’hui l’édition complète en latin de Spinoza, publiée en 2 volumes en 1802 à Jena par le professeur Paulus, édition contenant à la fin du 2e volume, plusieurs biographies de Spinoza, de plus le livre d’Adolphe Franck : La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux qui contient des parallèles troublants avec les idées de Flaubert, parallèles marqués en marge des pages par les traits d’ongle de l’oncle ? ou de la nièce ? Enfin, dans la Correspondance et dans le Supplément de la Correspondance qui, par les soins de M. Jean Pommier, M. Claude Digeon et M. Dumesnil nous a révélé tant de lettres et de fragments inconnus, je trouve, répétée plus d’une fois, la même remarque lumineuse qui en dit plus long que tant de noms et de titres — remarque concernant l’unité ou la philosophie de tel ou tel roman moderne, deux termes que Flaubert emploie tour à tour et dans le même sens — et qui sait quelles découvertes nous attendent encore dans les lettres non publiées de Flaubert, puisque je connais moi-même l’existence d’une soixantaine de lettres de Flaubert, adressées à la comtesse de Grigneuseville et gardées par le comte de Toulouse-Lautrec qui les publiera certainement un beau jour.
II
Acceptons donc, malgré la légende et les bons mots d’Anatole France, les aptitudes philosophiques de Flaubert et venons-en au deuxième problème : pourquoi, parmi tant de philosophes, a-t-il choisi Spinoza ? Pourquoi cette préférence durable de la part de ce jeune romantique de Rouen ? Comment l’a-t-il découvert pour lui-même et pour ses amis ? Pour quelles raisons a-t-il fait de l’Éthique une espèce de livre de chevet, son guide dans ses troubles et ses tourments, son conseiller spirituel, la source suprême de son esthétique. Car Spinoza fut tout cela et beaucoup plus encore pour Flaubert, dans sa jeunesse et dans son âge mûr, pour sa vie et pour son œuvre, pour sa morale et pour son esthétique.
M. Bruneau que je dois citer plus d’une fois, puisque, de tous les flaubertistes, c’est lui qui traite le plus largement du « panthéisme » ou du « spinozisme » de Flaubert, fait d’une part une distinction entre le spinozisme et le panthéisme et fait sienne l’affirmation, selon laquelle le panthéisme de Flaubert ne vient pas nécessairement de Spinoza et ne vient même pas de ses lectures ; selon lui « il est personnel, le résultat d’expériences vécues que Flaubert a ensuite systématisées ».
Au cours de mes recherches j’ai souvent rencontré l’une ou l’autre de ces affirmations et pas toujours sous la forme prudente et nuancée de M. Bruneau. Il y a des flaubertistes qui ignorent ou semblent ignorer tout rapport entre Flaubert et Spinoza ; il y en a d’autres qui le mentionnent sans lui attribuer trop d’importance, pas plus qu’à n’importe quelle lecture de hasard, de la part d’un grand liseur romantique ; il y en a enfin qui reconnaissent une certaine importance à ce rapport sans pour autant le rendre exclusif ou décisif ou tout puissant, en délayant cette lecture dans la masse des autres lectures de Flaubert.
Je voudrais apporter à ce débat non pas une solution définitive, mais du moins quelques éclaircissements qui aideront peut-être à préciser davantage la conception philosophique de Flaubert, chose d’autant plus importante que, comme M. Bruneau le prétend lui-même avec une admirable intuition, « la technique de Flaubert est en profond rapport avec sa métaphysique » et, ailleurs, que « son esthétique naît des mêmes expériences et des mêmes méditations que sa philosophie » — ce qui veut dire en d’autres termes que la technique, l’esthétique et la philosophie de Flaubert sont à peu près identiques et doivent venir des mêmes sources. Du moment donc que nous prenons en considération que
a) Flaubert était capable de penser logiquement, philosophiquement, métaphysiquement ;
b) que de ses lectures philosophiques celle de Spinoza a exercé sur lui l’influence la plus durable (rien que la Correspondance mentionne onze fois Spinoza soit comme sa lecture à lui ou bien celle de ses amis, soit pour recommander sa lecture à des amis non initiés) ;
c) que, personnel ou livresque, spinoziste ou romantique, son panthéisme traverse toute son œuvre depuis sa jeunesse jusqu’à sa vieillesse ;
d) et que son art, sa manière de créer lui viennent des mêmes sources que sa pensée ou sa conception du monde — nous ne pouvons plus ignorer le « spinozisme » ou le « panthéisme » de Flaubert et nous devons nous demander : d’où vient ce spinozisme ? de quelles lectures ? de quelles expériences ? de quels courants ? de quelles influences ? comment, sous quelles formes, se reflète-t-il dans la vie, dans le comportement, dans la vision d’art de Flaubert ? et jusqu’à quel point contribue-t-il à la création même de ses chefs-d’œuvre ?
A-t-il compris Spinoza, tel qu’il aurait dû le comprendre selon les historiens de la philosophie ? Certes, il l’a compris à sa façon qui n’était peut-être pas la plus orthodoxe et il l’a interprété à sa façon qui était celle d’un romantique de province dans la première moitié du XIXe siècle. D’autre part un système philosophique ne se répand jamais globalement, excepté peut-être dans le cercle restreint des spécialistes et des connaisseurs, et c’est en se désagrégeant qu’il peut devenir vraiment actif et c’est à force d’interprétations fausses ou vraies qu’il s’infiltre peu à peu dans la littérature : tel est le cas aujourd’hui de l’existentialisme de M. Sartre, tel fut le cas du spinozisme à l’époque du jeune Flaubert. Ce qui importe, c’est qu’à un moment particulièrement réceptif de son existence il a rencontré comme par miracle le philosophe d’Amsterdam, tout comme nous tous, dans notre jeunesse, arrivons à rencontrer l’auteur ou le livre providentiel, puisqu’il répond à notre besoin essentiel, à notre soif de l’absolu, nous rend plus clair ce qu’il y a en nous d’obscur et encore indécis et nous aide à nous mieux comprendre nous-même, à trouver notre place dans l’univers. Le professeur de Flaubert au lycée, Mallet, auteur d’un manuel de philosophie, son grand ami de jeunesse, Alfred Le Poittevin, liseur assidu de Spinoza et inspiré même par le spinozisme dans ses œuvres poétiques et philosophiques, enfin la lecture de Goethe, enthousiaste de l’Éthique, devaient attirer de bonne heure l’attention de Flaubert sur Spinoza — mais à la place de Spinoza, il aurait pu choisir n’importe quel autre philosophe ou penseur, vivant ou mort, français ou étranger, Cousin ou Comte, Kant ou Hegel, et voici qu’il choisit Spinoza.
Pour comprendre ce choix décisif, il faut se reporter pour un moment à l’atmosphère du romantisme français, plus exactement au romantisme exaspéré en province où les échos de la capitale ou du monde ont des répercussions plus profondes, où les jeunes tempéraments surchauffés par les livres prennent mortellement au sérieux les jeux d’idées et les modes littéraires lancées par leurs aînés à Paris, où l’amour de la littérature, du livre va jusqu’à une espèce de fétichisme. On pourrait fournir beaucoup de preuves de cet état d’esprit en général et du culte romantique de Spinoza et du panthéisme en particulier — mais c’est un sujet trop attachant et aussi d’une trop grande envergure, et puis M. Paul Vernière publiera peut-être bientôt le 4e volume de son Spinozisme en France, celui sur le XIXe siècle qui projettera certainement une lumière complète sur ce sujet. Autant que j’ai pu le constater, Spinoza, son nom, sa légende, ses grandes idées comptaient en toute première ligne parmi les divinités des romantiques, et après avoir été célébrés en Allemagne par Lessing, par Herder, par Goethe, par Schleiermacher, pour ne nommer que les plus grands, après avoir pénétré en Angleterre même dans la poésie de Coleridge ou Byron, cette autre idole du jeune Flaubert, ils se sont répandus également en France dans la poésie et dans la philosophie, dans le roman et même dans la presse et surtout et avant tout dans une certaine littérature catholique et apologétique qui considérait, non sans raison, Spinoza et le panthéisme comme le danger le plus mortel pour l’Église, et le plus séduisant pour ses fidèles, un peu comme la forme moderne à la fois du mysticisme et du matérialisme. Il faudrait citer les pamphlets nombreux, véhéments et injustes de l’abbé Maret, de l’abbé Gratry, ennemi spécial du philosophe Vacherot, de l’abbé Bautain, de l’abbé Gioberti, adversaire acharné de Victor Cousin, et aussi ceux de certains philosophes et de certains critiques trop clairvoyants qui croient découvrir partout les germes d’un panthéisme insaisissable, non seulement chez tel ou tel philosophe contre lesquels ils entrent en lutte ouverte, mais chez presque tous les écrivains, tous les artistes de l’époque, chez Lamartine (dans Jocelyn et surtout dans la Chute d’un Ange), chez George Sand (surtout dans Lélia et Spiridion), chez Michelet, chez Delacroix et même chez le brave Alphonse Karr, à cause de certains lieux communs sur Dieu et l’univers ou sur la nature dont nous faisons partie ou sur le hasard et la nécessité et même dans les paroles de Saint-Paul : « Deus in quo vivimus, movemur et sumus ! » Amis ou ennemis du spinozisme, historiens, prêtres ou philosophes, tous sont d’accord sur l’origine de cette vague panthéiste en France. Selon Tocqueville ce sont les Allemands qui l’ont introduite dans la philosophie, mais ce sont surtout les Français qui l’ont introduite dans la littérature et il en fait même remarquer les signes distinctifs ou les dangers : on oublie, dit-il, les hommes pour ne songer qu’à l’espèce, et il ajoute qu’un tel système, tout en annihilant l’individu, nourrit l’orgueil de notre esprit et flatte en même temps sa paresse. Edgar Quinet que Flaubert connaît bien et qu’il imitera même dans la Tentation, voit dans le panthéisme le résumé de la race et de l’esprit germaniques ; selon lui tous les grands Allemands modernes sont le fruit de l’œuvre de Spinoza. Dans son poème à Goethe, l’ami de Flaubert, Alfred Le Poittevin glorifie le grand Goethe ensemble avec le grand Spinoza ! Victor Cousin qui, dans sa jeunesse, a beaucoup voyagé en Allemagne, dans l’Allemagne de Fichte, de Schelling et surtout de Hegel, doit passer la moitié de sa vie à se défendre constamment contre l’accusation de spinozisme et il faudrait écrire toute une étude à part sur les rapports de Cousin avec le « naturalisme » allemand, puis sur sa manière de répandre son « éclectisme » en France et sur les cheminements de ses idées philosophiques et esthétiques dans les conceptions de Flaubert. Émile Saisset, traducteur et interprète de Spinoza, croit devoir protester dans l’introduction critique de sa traduction, contre l’influence de Spinoza : « toujours et en toute occasion j’ai signalé, dit-il, les progrès du panthéisme et proclamé l’urgente nécessité de combattre l’ennemi… je voudrais croire — continue-t-il — que cette Introduction critique portera un coup contre Spinoza et contre ses nouveaux disciples et qu’elle servira cette noble cause du spiritualisme », etc., manière ambiguë de combattre et de servir à la fois le même ennemi. Pourquoi cette attaque contre Spinoza ou plutôt ce plaidoyer pour soi-même ? C’est que nous sommes en 1861, à l’époque du Second Empire clérical, lorsque Spinoza, déromantisé, ressuscite comme l’idole des positivistes ; cependant, en 1843, lorsque Saisset a publié l’œuvre de Spinoza pour la première fois, lui-même était considéré comme un ardent spinoziste, et Prévost-Paradol, contemporain de Flaubert, parle de lui en termes émus et au nom de toute sa génération : « …notre jeunesse studieuse — dit-il dans son étude sur Spinoza — a gardé à M. Saisset une véritable gratitude pour la traduction des œuvres de Spinoza. — Nous avons vu avec plaisir… revenir vers nous ce simple et redoutable penseur qui vécut si paisiblement et si modestement dans sa cellule… Il a laissé comme une trace éternelle de son passage, un sentier de plus et non pas le moins ingénieux ni le moins fréquenté de nos jours dans le dédale des opinions humaines sur Dieu, sur l’homme et sur l’univers… ». Déclaration précieuse, venue, il est vrai, rétrospectivement, d’un moraliste sérieux et qui explique déjà en partie la genèse de la légende autour de Spinoza, légende née probablement tout d’abord des biographies de Colerus et de Lucas qu’on retrouve, depuis le XVIIe siècle, dans presque toutes les éditions complètes, dans celle de Paulus aussi bien que dans la traduction de Saisset. Une vie de saint ou d’ascète dans sa cellule, doux, simple, patient, travailleur, à une époque particulièrement agitée de son pays, la Hollande, dominant ses besoins aussi bien que ses passions, s’annihilant avec sérénité dans Dieu ou l’Univers, tel qu’on voit le Philosophe de Rembrandt dans l’une des petites salles du Louvre, que les romantiques de l’époque devaient certainement admirer et identifier même à leur philosophe, si émouvant, presque surhumain dans sa petite chambre, au pied de son lit, près de sa table chargée de livres où, à la lumière tremblante d’une unique chandelle, il a l’air de méditer sur l’Éthique ! En tout cas, un long article enthousiaste de l’Encyclopédie nouvelle de l’année 1841 fait directement allusion à cette ressemblance du tableau du Louvre avec le philosophe Spinoza. Ajoutons à la vision de l’homme l’attraction de ses grandes idées sur l’unité avec la nature, sur les rapports de l’un et du tout sur la liberté qui est nécessité suprême, sur sa doctrine des passions sur l’amor dei intellectualis — et alors nous donnerons raison à Goethe qui a trouvé dans l’Éthique l’apaisement des passions, une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral, le désintéressement sans bornes qui éclatait dans chacune de ses pensées, en amour et en amitié. Ou bien écoutons le poète Heine qui, dans son livre sur l’Allemagne écrit à l’usage des Français, ne trouve pas de mots assez enthousiastes pour définir l’effet de sa lecture, son calme vivant, ses idées hautes dans le ciel, cette grandezza de la pensée, ce souffle qui flotte dans ses écrits et qui vous émeut d’une manière indéfinissable ! Lisons Hegel, traduit par Saisset, qui, tout en se donnant prudemment l’air d’un féroce anti-spinoziste, cite abondamment tous les éloges qu’il puisse collectionner sur son demi-dieu : « Voulez-vous être philosophe ? dit Hegel : commencez par être spinoziste ; vous ne pouvez rien sans cela. Il faut avant tout se baigner dans cet Éther sublime de la substance unique, universelle et impersonnelle, où l’âme se purifie de toute particularité et rejette tout ce qu’elle avait cru vrai jusque-là, tout, absolument tout. Il faut être arrivé à cette négation qui est l’émancipation de l’esprit ». Schleiermacher, ami de Victor Cousin, va encore plus loin dans cette déification : « Sacrifiez respectueusement avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint excommunié Spinoza ! Le sublime esprit du monde le pénétra ; l’Infini fut son commencement et sa fin ; l’Univers son unique et éternel amour… ». Et écoutons l’hymne de Victor Cousin, cette ombre errante du panthéisme français, disciple et ami de Schelling et de Hegel — hymne en l’honneur de Spinoza, en 1836, improvisé, paraît-il, pendant un voyage à Amsterdam, dans la synagogue des Juifs portugais : « …Sans cesse en face de l’Infini, il a dédaigné ce monde qui passe… Il a vécu dans un faubourg de cette ville ou dans un coin de La Haye, gagnant, à polir des verres, le peu de pain et de lait dont il avait besoin pour se soutenir… N’échappant aux persécutions et aux outrages qu’en cachant sa vie, humble et silencieux, d’une douceur et d’une patience à toute épreuve… Spinoza est un Mouni indien, un Soufi persan, un moine enthousiaste ; et l’auteur auquel ressemble le plus ce prétendu athée est l’auteur inconnu de l’Imitation de Jésus-Christ… ».
« Ici, continue le même Cousin, sa trace est entièrement effacée. Aujourd’hui même, dans tout l’éclat de sa gloire, quand ses idées se répandent et retentissent dans le monde entier, personne ne sait son nom, personne ne peut me dire où il a vécu et où il est mort, et je suis certainement le seul dans cette synagogue qui pense à Benoît Spinoza… ».
Et Flaubert ? Jeune romantique de Rouen, ami d’Alfred Le Poittevin, admirateur de Goethe, lecteur insatiable de la plupart des penseurs et des écrivains contemporains, de Cousin, de Quinet, de Saisset, aussi bien que de George Sand, de Byron ou de Heine, il ne pouvait ne pas participer à cette ivresse spinoziste, à cet enthousiasme général, qui devait s’emparer de toute sa personne, de tout son tempérament fougueux. La première preuve de cette influence, nous l’avons trouvée dans la Correspondance : il cite les amis qui lisent Spinoza, ! il parle de ses propres lectures, soit de l’Éthique, soit du Tractatus et, au cours de ses excursions philosophiques il revient toujours et avec une joie visible vers Spinoza. Mais nous devons aller plus loin et nous poser la question où et comment se manifeste chez lui cette lecture, cette emprise, cette obsession de Spinoza, en dehors des dix ou onze mentions dans une Correspondance riche, mais incomplète et alors nous verrons les raisons profondes de cet amor intellectualis de Spinoza et aussi les conséquences qui en découlent pour sa vision du monde, pour sa morale personnelle et enfin pour l’esthétique de ses romans.
III
C’est surtout dans ses œuvres de jeunesse que son spinozisme ou son panthéisme affleure pour ainsi dire à l’état brut et sous sa forme la plus superficielle. Je pense avant tout à deux de ses écrits, les plus importants et les plus beaux avant le voyage en Orient et avant Madame Bovary à savoir la première Éducation Sentimentale et son Voyage en Bretagne nommé encore, Par les Champs et par les Grèves, tous les deux restés inédits de son vivant, le premier de 1845 et le second de 1847. Ses œuvres de jeunesse antérieures, historiques ou philosophiques, ses notes de voyage précédant le voyage en Bretagne, ses lettres les plus « littéraires » avant ces deux dates décisives ne montrent encore que peu de traces de ce panthéisme poétique à la mode, de cette expansion dans l’univers, de ce désir de s’abîmer, de s’annihiler dans la nature ou bien dans l’histoire, de cet anéantissement du moi, enfin de tout ce sentimentalisme utopique ou métaphysique que certains critiques de l’époque même trouvaient vulgaire et de mauvais goût, mais qui existait alors un peu partout, chez les poètes et les philosophes, chez les orateurs et les journalistes mêmes et que seul Baudelaire a osé mépriser, mais lui aussi au déclin de cette mode en l’appelant dans une lettre célèbre « la religion des légumes ». À première vue, aucun rapport tangible entre les formules rigidement logiques et mathématiques de Spinoza et ces élans, certes, souvent très éloquents mais toujours trop abondants, trop faciles, trop à fleur de peau, et l’on peut se demander comment le même « panthéisme » pouvait trouver une expression si précise, si concentrée, si fière et si sublime dans l’Éthique et une extension si molle, une rhétorique si sonore, une banalité si rapidement et si complètement épuisée dans les effusions dites panthéistes de la littérature du XIXe siècle. Certes, Spinoza a dû passer par l’Allemagne romantique et philosophique du début du XIXe siècle pour se transformer jusqu’à ce point et il convient d’y ajouter le rousseauisme, Senancour et tout le préromantisme français pour définir à peu près les origines et les linéaments multiples de ce nouveau sentiment de la nature. D’ailleurs dans les Rêveries de Rousseau, dans certaines pages de Maurice de Guérin et dans certains passages du jeune Flaubert, il y a une vision et une poésie authentiques qui ne sont pas vraiment indignes de se réclamer des thèses et des définitions de Spinoza. Écoutons, par exemple, quelques courts passages de la fin de la première Éducation Sentimentale dont le personnage principal Jules, solitaire et provincial, vit constamment dans l’ivresse de la philosophie de Spinoza :
« Alors la suprême poésie, l’intelligence sans limites, la nature sur toutes ses faces, la passion dans tous ses cris, le cœur humain avec tous ses abîmes s’allièrent en une synthèse immense » — passage où nous voyons surtout le désir d’unité du jeune Flaubert.
Ou bien : « …Il y avait pour lui un sentiment dans les choses mêmes et les passions humaines suivaient en se développant des paraboles mathématiques. Quant à ses passions à lui, il les réduisait à des formules » — où, en dehors de ce même désir d’union, il y a des allusions à la méthode spinoziste.
Ou encore, tout à la fin du roman, en guise de conclusion générale : « Et lui-même tout entier il se concrétise dans sa vocation… Panthéisme immense qui passe par lui et réapparaît dans l’art…
Ces mêmes états d’âme s’orchestrent pompeusement dans les grandes descriptions du Voyage de Bretagne où le jeune Flaubert est constamment enivré soit de l’histoire, soit de la nature.
Exemples : « … Quelque chose de la vie des éléments, émanant d’eux-mêmes, sous l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée… et, dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous eussions voulu que notre âme, s’irradiant partout, allât vivre toute cette vie pour revêtir toutes formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses… »
Ou bien : « … L’émotion qui nous prend sur tous les sommets élevés : malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement ; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents… ».
On pourrait encore ajouter à ces passages soit quelques pages étonnamment pareilles dans les trois versions de la Tentation de Saint-Antoine qui, comme on le sait, a hanté Flaubert depuis sa jeunesse jusqu’à sa fin ou presque et puis quelques lettres splendides soit de Trouville, à la vue de la mer et aux souvenirs de la jeunesse, soit surtout de l’Orient où les monuments historiques ou le désert lui inspirent des pages hautement lyriques et toujours sur les mêmes motifs : la sympathie universelle, l’union avec tous les hommes, toute la nature, toute l’histoire humaine, l’épanouissement de son être dans toutes les métamorphoses de la vie, la curiosité de tout connaître, de tout pénétrer, de tout éprouver — et si tout cela ne vient pas toujours directement de Spinoza, l’essentiel en doit venir du « spinozisme » de l’époque, un des courants les plus forts du romantisme flamboyant.
Mais ce qu’il y a d’ambigu dans ce désir de dominer et d’être dominé, ce qu’il y a de contradictoire dans le tempérament même de Flaubert, plein de désirs et de vitalité d’une part et soumis, de l’autre, à des dépressions sans fond, himmelhoch jauchzend, zum Tode betrübt, comme le chante Claire dans l’Egmont de Goethe — demande un remède, une solution, une morale, une philosophie et cette fois-ci, sans aucun doute, il la trouvera directement non pas dans le spinozisme, mais dans l’Éthique même de Spinoza. Si nous lisons sa Correspondance, nous y trouvons sa lettre fameuse à Mlle Leroyer de Chantepie, une vieille fille vivant au fond de la province à qui Flaubert recommande comme guide, comme consolation, comme directeur d’âme, son « trois fois cher » Spinoza. Dans une autre lettre à Maxime Du Camp, il raconte la mort de Le Poittevin qui, dans sa dernière nuit même, feuilletait encore l’Éthique de Spinoza. Ailleurs, il cite l’exemple de Goethe qui, toutes les fois qu’il se sentait troublé, cherchait son apaisement dans Spinoza. Est-ce que Flaubert a pu trouver ce même apaisement dans cette même lecture ? On dirait que, même extérieurement, il imitait la vie de Spinoza et, entre l’ermite de Croisset et le solitaire d Amsterdam, on peut trouver plus d’une ressemblance dans leur vie, leur caractère et leur manière de penser — si toutefois on en déduit les différences inévitables entre un romancier français du milieu du XIXe siècle et un polisseur de verres hollandais au milieu du XVIIe siècle et si l’on prend garde suffisamment au tempérament débordant de l’un et à l’égalité d’humeur de l’autre. Tout comme le Jules de la première Éducation, Flaubert aime la vie simple, la solitude, le travail, la méditation ; malgré sa princesse, ses Muses et ses anges gardiens, malgré ses mondanités et ses campagnes de presse, il mène une vie infiniment plus calme que ses bruyants confrères parisiens et, sans être ascète, il réalisait assez bien, du moins à la campagne, à Croisset, l’idéal relatif d’un ermite moderne en France. Plus il souffre dans son ambiance immédiate de ce besoin dévorant d’activité extérieure, de cette soif immense de jouissances terrestres, plus il songe avec nostalgie à une existence sans désir, sans ambition, sans trouble, à celle d’un Sage, à celle de Spinoza.
M. Bruneau a retrouvé, dans la collection Lovenjoul, un fragment de lettre extrêmement caractéristique à cet égard : « L’amour charnel ne m’apprend plus rien, mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs ». Plus il voit autour de lui, et même dans sa propre famille, l’utilitarisme bourgeois et le finalisme exaspéré de la mentalité moderne, et plus il s’accroche à ces thèses de l’Éthique qui rejettent les causes finales, le but en toutes choses et pour toute action et il admire au-dessus de tout la phrase célèbre de l’Éthique : Qui Deum amat conari non potest ut Deus ipsum contra amet (celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi à son tour) — phrase qu’il admet, qu’il voudrait admettre avec toutes ses prémisses et avec toutes ses conséquences. Déchiré par mille tendances intimes et contradictoires, Flaubert, comme beaucoup de ses jeunes contemporains, devait chercher l’union avec le monde, avec la Nature, et plus son moi s’exaspérait, plus son individualité s’exacerbait, et plus il trouvait le calme complet dans l’anéantissement de ce moi rebelle pour ne plus se sentir isolé comme imperium in imperio, comme un empire dans un empire. Pour un jeune romantique en lutte sourde ou franche avec son milieu social et qui croit fervemment à la toute puissance du Livre, quel est le livre qui puisse verser plus de force et plus de sagesse à son cœur que précisément l’Éthique, le chef-d’œuvre du philosophe le plus combattu du siècle et aussi le plus souvent nommé ? Si le spinozisme à la mode a pu inspirer à Flaubert tant de belles pages éloquentes ou lyriques, c’est Spinoza lui-même qui lui a donné sa morale, l’a aidé dans ses mauvais moments et l’a élevé à une hauteur d’où il pouvait contempler avec un peu plus de clarté et avec un peu plus d’assurance sa situation dans le monde et son moi dans l’univers.
IV
Mais Flaubert n’est pas seulement un homme, pas seulement un romantique désabusé, mais aussi un artiste, un créateur, un romancier qui, grâce à sa vision et à son style tout personnels, a su transformer le roman, espèce de chronique fictive ou de documentation informe jusqu’à lui, en une œuvre d’art durable et bien formée, et ici la question se pose de nouveau jusqu’à quel point son spinozisme a pu contribuer à la formation de son esthétique. Quelles sont les grandes idées de Flaubert concernant l’art et la réalité, l’artiste par rapport à son œuvre, la distinction de la forme et du fond, la méthode à suivre dans la composition, le but de l’art et la mission de l’artiste — idées qu’il répète le long de sa vie avec une conviction toujours croissante, soit comme des aveux lyriques, soit comme des conseils critiques et qu’on a considérées longtemps et considère toujours un peu comme des boutades saugrenues, comme des cris de cœur mal étouffés, comme les restes de son romantisme attardé et excessif ? Eh bien, en les examinant de plus près, on est étonné et ravi, d’une part de leur dépendance de l’époque, de l’autre de l’interdépendance entre elles et leur origine commune : le spinozisme. Voyons quelques parallèles entre les idées d’art de Flaubert et les thèses de Spinoza, et nous serons sinon persuadés, du moins ébranlés dans notre scepticisme. On sait que les manuels d’histoire littéraire rangent Flaubert, pour plus de simplicité, sous l’étiquette de l’art pour l’art, à côté de Gautier et de Baudelaire et non sans raison ; mais nous ne devons pas oublier que l’art pour l’art, à son origine, a été un cri de guerre passionné, une résistance forte et spontanée contre l’art utilitaire de la bourgeoisie, tout comme le spinozisme ou le panthéisme a été surtout une protestation contre toute philosophie finaliste ; de même et dans le même ordre d’idées, l’artiste absorbé par l’art correspond philosophiquement à l’homme absorbé par l’Univers. « Pourquoi l’Océan remue-t-il ? Quel est le but de la nature ? Eh bien ! Je crois le but de l’humanité exactement le même » — écrit Flaubert en 1854. Et dans la IIIe Tentation, le Diable répond, presque comme Spizona à Antoine qui lui demande quel est le but de tout cela : « Il n’y a pas de but ! Comment Dieu aurait-il un but ?… Sa volonté n’est pas séparable de son essence… ». Ou bien en 1857 : « L’infini submerge toutes nos conceptions et du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous ? ». De même que l’art n’a pas de but (tout comme la création de Dieu), il n’y a pas non plus de conclusions à tirer d’une œuvre d’art : « Observons, dit Flaubert en 1863, tout est là… La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité… ». À la même correspondante, en 1857 : « Aucun grand génie n’a conclu et aucun grand livre ne conclut, parce que l’humanité est toujours en marche et qu’elle ne conclut pas… ». — « L’ineptie consiste, écrit-il de Damas en 1850, à vouloir conclure… Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame… Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, en commençant par Homère ? ».
Un autre lien commun pour désigner un précepte d’art attribué à Flaubert, c’est la fameuse impersonnalité, autrement l’effort constant de l’artiste de se cacher derrière son œuvre, de ne rien montrer de ses propres sentiments, attitude qui s’explique par la réaction contre l’individualisme romantique excessif, mais aussi et surtout par la nature de Dieu par rapport à sa propre création : « Un romancier selon moi, dit-il en 1866, n’a pas le droit de dire son avis sur les choses de ce monde. Il doit dans sa création imiter Dieu dans la sienne, c’est-à-dire faire et se taire ». Ou encore dans la même année à George Sand : « Le premier venu est plus intéressant que Monsieur Gustave Flaubert parce qu’il est plus général et par conséquent plus typique ». Ou bien en 1857 : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas… ». Ou encore en 1852 : « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. L’Art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues. Que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie… ».
Impassibilité, impersonnalité, ce sont deux termes pour la même attitude, celle du Dieu de Spinoza à l’égard de la nature ou de l’univers, celle de l’artiste à l’égard de la création. De la contemplation des ruines et des arbres, écrit-il en 1851, de Patras… « Résulte en vous une pitié tranquille et indifférente, sérénité rêveuse qui promène son regard sans s’attacher sur rien, parce que tout nous est égal et qu’on se sent aimer autant les bêtes que les hommes et les galets de la mer autant que les maisons des villes… ». En 1846, il écrit à la Muse de sa jeunesse, à la poétesse Louise Colet : « … Il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celle des autres, ils reproduisent l’Univers qui se reflète dans les œuvres… Comme un ciel entier qui se mire dans la mer… ». Et en 1877 il cite dans une lettre une strophe de Leconte de Lisle qui exprime à ses yeux à la fois l’indifférence de la nature et l’impassibilité de l’artiste :
« La nature se rit des souffrances humaines
Ne contemplant jamais que sa propre grandeur
Elle dispense à tous ses forces souveraines
Et garde pour sa part le calme et la splendeur… ».
En ce qui concerne la forme et le fond, Flaubert ne les sépare jamais et les considère comme les attributs d’une même substance unique. « Pour moi, dit-il en 1846, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes et réciproquement… L’idée n’existe qu’en vertu de sa forme… ». Ou bien dans une lettre de 1857 : « Hélas ! C’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce que c’est l’un sans l’autre… ». Ou encore dans une lettre, de 1852 : « La forme est comme, la sueur de la pensée ; quand elle s’agite en nous, elle transpire en poésie… ».
Enfin, ce que Flaubert demande à l’œuvre d’art, c’est l’unité complète de toutes les parties. Déjà, la grande découverte de Jules, dans la 1ère Éducation, c’est une synthèse, une harmonie, une symétrie miraculeuse dans l’univers : « …la nature se prêtait à ce concert et le monde entier lui apparut reproduisant l’infini et reflétant la face de Dieu ; l’art dessinait toutes ces lignes, chantait tous ces sons, sculptait toutes ces formes… » — « Le monde, lisons-nous dans la Tentation définitive, celle de 1874, le monde, ainsi qu’un philosophe me l’a expliqué, forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres comme les organes d’un seul corps… » — « L’unité, l’unité, tout est là ! s’écrie-t-il dans une lettre de 1846 — l’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui ! » — Et, en 1876, à la vieille George Sand : « Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? » — passage qui reflète si bien, dans une transposition esthétique, la phrase d’une lettre de Spinoza : facies totius universi quae eadem manet… »
Ayant ainsi énuméré dans ses grandes lignes les principes esthétiques les plus connus de Flaubert, je voudrais les mettre en parallèle avec les thèses métaphysiques de Spinoza. Nous avons pu déjà remarquer en passant que l’unité tant désirée de Flaubert ressemble à l’unité de la substance (Praeter Deum nulla dari neque concipi potest substantia) ; que l’identité de la forme et du fond, c’est comme les deux attributs de la même substance la pensée et l’étendue ; et l’on peut y rapporter cette autre thèse : (Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum ) que l’impersonnalité de l’artiste dans son œuvre, c’est le Dieu sans passions de Spinoza qui ne connaît ni gaieté ni tristesse (Deus expers est passionum, nec ullo Laetitiae aut Tristitiae affectu afficitur) à quoi on peut ajouter encore cette phrase hautaine dans le chapitre de l’Éthique sur les passions : Commiseratio per se mala et inutilis est. — Deus sive Natura, c’est l’artiste identique à son œuvre — à tel point qu’il doit s’arranger, dit Flaubert, de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécue. Et si Flaubert a lu, comme il l’affirme, trois fois l’Éthique, combien de fois ne devait-il pas méditer sur de tels passages qui contiennent pour ainsi dire en germe le grand roman réaliste de XIXe siècle :
Per realitatem et perfectionem idem intelligo.
Et l’autre : Quo magis res singulares intelligimus, eo magis Deum intelligimus ?
Toute l’Esthétique ou presque de Flaubert est contenue dans l’Éthique et l’on n’a qu’à solliciter doucement les phrases latines de l’Éthique en apparence si dures, si impitoyables, pour en déduire, comme Flaubert, toutes les conséquences esthétiques. M. Nàdor, philosophe hongrois, disciple de Georges Lukàcs, a publié deux petits essais, l’un sur les vues esthétiques de Spinoza (1958), l’autre une esthétique à base spinoziste (1962) (ce dernier à propos de l’article de Montesquieu sur le goût) où, sans rien reconnaître ni citer de Flaubert ou de la littérature romantique il s’occupe seulement des virtualités esthétiques de l’Éthique, en énumérant les rapports possibles de Spinoza avec la renaissance et en analysant certains passages esthétisants de l’Éthique d’où, avec un certain effort, on pourrait dégager sinon un système, du moins quelques vues générales applicables à l’esthétique. L’historien littéraire Reizov de Léningrad, auteur d’un livre sur l’historisme romantique, d’un autre sur Balzac et d’un troisième sur Flaubert, consacre dans ce dernier ouvrage tout un chapitre au panthéisme de Flaubert — et je ne parle même pas de tant de flaubertistes, y compris M. Jean Bruneau, qui tous ont traité de cette question, mais presque toujours sceptiquement, ou bien en s’arrêtant à mi-chemin. Je suis sûr que ce que je ne fais qu’effleurer rapidement et superficiellement sera continué et approfondi par des chercheurs mieux armés qui ne reculeront pas devant les difficultés de leur tâche. Mais, comme le dit Spinoza lui-même : « Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt »
V
Le dernier et suprême degré du profond spinozisme de Flaubert — après son panthéisme lyrique, après sa morale tirée de l’Éthique, après sa conception esthétique — nous devons le chercher dans ses chefs-d’œuvre mêmes qui tous reflètent la transsubstantiation complète d’une conception métaphysique en vision artistique. Dans Madame Bovary comme d’ailleurs dans tous les grands romans de Flaubert, c’est la richesse infinie des détails qui convergent tous vers l’ensemble, c’est la réalité quotidienne transformée en perfection, pour la première fois, de la personnalité de l’auteur par son œuvre, c’est le déterminisme le plus rigoureux où les passions humaines se développent en paraboles et où le récit le plus romantique finit par être discipliné avec une rigueur presque géométrique. C’est à propos de Madame Bovary, au beau milieu de la longue genèse du roman que l’auteur se laisse entraîner, dans une lettre à sa confession la plus panthéiste :
« N’importe, écrit-il en 1853, quand le roman est encore loin d’être achevé dans sa forme définitive, n’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. »
Salammbô, c’est la résurrection d’un peuple et d’une civilisation disparue et cela par la puissance du panthéisme historique. « Associez-vous, écrit-il à Mlle de Chantepie, associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans… une sympathie profonde et démesurée enveloppera comme un manteau tous les fantômes et tous les êtres. » — Et à Sainte-Beuve qui n’est pas très content de cette excursion archéologique de Flaubert, il riposte ainsi en 1862 : « La curiosité, l’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble. » Songeons, par exemple, parmi tant de belles pages, au départ des Mercenaires de Carthage, dans le deuxième chapitre, à cette foule de fourmis écrasées par les guerres, le climat, les débauches et l’esclavage, à ces parcelles inconscientes de l’univers où elles vont se perdre misérablement, sans conscience de leur être, sans connaître leur liberté, c’est-à-dire la libre nécessité. Songeons, dans le même roman, le plus purement épique de Flaubert, à la fusion presque toujours complète des hommes, des événements et des paysages, à cette égalité ou unanimité des bêtes, des arbres, des pierres et des êtres humains où, à travers les horreurs les plus variées, on ne perd jamais le sentiment que l’auteur se sait vraiment frère de tout ce qui vit et souffre dans l’univers, avec les esclaves torturés, cette moisissure humaine dans la riche Carthage, avec les éléphants mutilés, avec les lions crucifiés — et, comment ne pas évoquer, à propos d’une telle composition, cette grande vision panthéiste qui respire dans tout le roman, depuis le festin des soldats jusqu’à la délivrance de Carthage et comment ne pas songer en même temps à la petite phrase de l’Éthique : Omnia quamvis diversis gradibus animata tamen sunt.
L’Éducation Sentimentale, la véritable, la définitive, illustre de nouveau, et avec quelle maîtrise, l’enchaînement des passions, des événements et des paysages aux environs de 48, la logique rigoureuse et implacable dans les rapports entre les faits historiques et les destins individuels, l’amour et la révolution, les rêves et les actions, dans un cadre encore plus sévère que dans Madame Bovary. Pour l’atmosphère panthéiste de ce roman, je n’ai qu’à citer quelques passages, tous tellement fondus dans l’ensemble qu’il est difficile et, presque douloureux de les présenter séparément. Je songe, entre autres, à la forêt de Fontainebleau où Frédéric et Rosanette s’identifient, comme degré par degré, aux plantes, à la forêt, à la nature, et où leur idylle s’accompagne de souvenirs historiques et de bruits révolutionnaires dans une seule et même symphonie. Je songe à la promenade de Frédéric dans le Paris en pleine guerre civile cependant que le soleil brille, la Seine coule paisiblement entre ses rives et que les nuages au ciel semblent contempler dédaigneusement toute cette agitation humaine. Je songe encore à la mort et à l’enterrement du banquier Dambreuse, si important de son vivant, si peu de chose une fois mort, à peine plus qu’un arbre qui tombe dans la forêt de Fontainebleau — et je ne peux m’imaginer l’unité merveilleuse de ce roman que grâce à une vision supérieure qui embrasse et élève à la fois les mille parcelles disparates de son action.
La Tentation de Saint-Antoine, c’est la profession de foi panthéiste, l’hymne ou si l’on veut l’élégie de l’artiste moderne identifié à l’ermite de la Thébaïde où toutes les idées de Flaubert reparaissent sur l’art, la morale, la métaphysique et où tout semble venir directement et plus spontanément que partout ailleurs du grand courant spinoziste de l’époque, — non seulement tel ou tel passage, mais le fil même de l’ensemble et surtout la conclusion qui, malgré le décor et le ton lyrique, ressemble tellement à la conclusion de Bouvard et Pécuchet et à celle de la vie même de Flaubert.
Bouvard et Pécuchet, comme nous le savons, arrivent au cours de leurs expériences et de leurs lectures philosophiques à l’étude de Spinoza : l’Éthique les effraie, comme il fallait s’y attendre, avec ses axiomes et ses corollaires, mais ils continuent à la lire, rouges d’attention et sans y comprendre grand-chose. « Il leur semblait — dit Flaubert — être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncèrent. » — Serait-ce l’opinion du vieux Flaubert ? C’est peu probable, car il n’y renonça jamais, à savoir à la lecture de l’Éthique, mais, en bon romancier réaliste, il a voulu essayer l’effet d’une telle lecture sur le cerveau de ses deux bonshommes. Si je veux chercher à tout prix quelque rapport entre ce roman et Spinoza, je le trouve — peut-être — dans la soif de nos deux hommes de tout connaître, de tout essayer dans la vie, puis dans le style sec et rapide de cette revue des efforts humains, style lapidaire qui ressemble de moins en moins au lyrisme à peine étouffé de Madame Bovary ou à la chaleur jamais éteinte de l’Éducation Sentimentale et qui montre le triomphe trop complet d’une discipline à la Spinoza. D’ailleurs, dans le Recueil de documents pour Bouvard et Pécuchet (Msg 226_6), documents mis en ordre par les soins de la Bibliothèque de Rouen, ce foyer si vivant et si accueillant du culte de Flaubert, il y a non seulement un chapitre entier sur Spinoza, mais mille autres allusions et des extraits de lectures se rapportant à ce sujet ; comme Flaubert a réuni dans ces notes toutes les contradictions ou presque en cours à son époque sur Spinoza, la question pourrait se poser s’il les a réunies uniquement en vue et à la mesure de Bouvard et Pécuchet ou bien s’il a voulu noter en même temps, d’accord avec les sentiments de ses deux bonshommes, son attitude finale à l’égard de Spinoza…
Albert Gyergyai
Rouen – Budapest.