L’influence directe de la presse sur Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 18
 

L’influence directe de la presse sur Flaubert

Flaubert et la presse — 7

 

Je suis « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictions et d’absurdités (1).
Introduction

On a vu tout au long de ses lettres comment la haine de Flaubert à l’égard de la presse s’exprime violemment, et comment dans sa fureur, elle est souvent aussi cohérente qu’une théorie consciemment élaborée. À retenir ses seules explosions, on a de lui un jugement sur la presse sans nuance, et si intransigeant qu’il semble difficile à soutenir jusqu’au bout : on ne peut oublier que la presse est une force, avec laquelle il a dû compter. Il est donc à propos d’examiner dans quelles conditions peut se faire un examen objectif de son jugement. On a déjà tenté une explication « extérieure » de son opinion ; mais il s’agissait d’abord de décrire ses propres vues telles qu’il les exprime dans ses lettres.

Mais la Correspondance n’est-elle pas sujette à caution ? Il est à remarquer qu’elle n’est pas encore publiée intégralement. De toute façon, des lettres, si nombreuses soient-elles, n’offrent jamais qu’un aperçu fragmentaire et partial d’une évolution. De plus, Flaubert a lui-même détruit une partie des lettres qu’il a échangées avec Du Camp entre 1843 et 1857 (2). C’est d’autant plus regrettable qu’à lire ce qu’il en reste, on se rend compte non seulement que c’est la période décisive pour la formation de Flaubert, pour l’élaboration de ses idées fondamentales (on le remarque à la lecture des lettres adressées à Louise Colet jusqu’en 1854), mais que c’est le moment, particulièrement entre 1853 et 1857 où tout en renforçant son jugement rigide sur la presse, il commence à l’infléchir dans la pratique. L’examen de la chronologie est donc important, et il semble que les lettres manquantes aient été d’un intérêt capital, surtout lorsqu’on voit que ses heurts avec Du Camp sont révélateurs de son dégoût à l’égard du journalisme.

Par ailleurs, la fureur avec laquelle Flaubert exprime ses vues est suspecte. Si elle s’explique en partie par son tempérament nerveux, elle ôte en même temps de la portée à son jugement. On doit examiner les conditions dans lesquelles il écrit : la correspondance, on l’a dit, est son moyen de « défoulement », ses lettres sont le lieu privilégié, où il peut s’exprimer en toute liberté. Mais elles ne sont rien moins qu’un traité théorique. Certaines explosions coïncident avec des moments d’énervement et de fatigue. On peut noter que la plupart de ses lettres à Louise Colet sont écrites la nuit, après une journée de travail intensif. Ses explosions représentent un moment de sincérité certes, mais aussi elles sont l’expression d’un état d’esprit peut-être temporaire. D’ailleurs, ne force-t-il pas parfois sa pensée ? Il est ce caractère « ondoyant » sujet aux emportements, à l’exagération, et porté à la plaisanterie. C’est du moins ce qu’en disent les Goncourt un peu plus tard : « Il y a dans Flaubert de la conviction et de la blague mêlées. Il a des idées qu’il a, des idées qu’il force et des idées qu’il joue » (3). On peut au moins se rendre compte que le ton de ses lettres change selon ses correspondants, même si le sujet est le même. Il parle différemment du procès de Madame Bovary à son frère Achille, à Madame Schlesinger ou à Laurent Pichat (4). Il semble donc capable de modérer son emportement, de s’adapter à l’état d’esprit de son interlocuteur et à la limite, de jouer un rôle devant lui. Sans l’accuser d’insincérité, on peut faire la part des circonstances extérieures qui rendent ses fureurs parfois suspectes.

D’ailleurs, quand il est allé au bout du paradoxe, Flaubert fait machine arrière : son jugement serait trop souvent insoutenable dans la vie. Il s’agit donc de dépasser un point de vue stéréotypé sur Flaubert, selon lequel la presse ne ferait que le dégoûter violemment et l’éloigner et de voir ce qu’il en est dans la pratique, de ses relations avec elle. La lecture de sa Correspondance nous renseigne déjà sur ses changements d’état d’esprit, sur ses incohérences. Mais on doit la compléter par d’autres témoignages, celui de Du Camp, celui des Goncourt. Là non plus, on ne peut se fier entièrement au jugement de ses amis. Les Souvenirs littéraires de Du Camp ont été écrits après la mort de Flaubert ; ils obéissent au souci de passer sous silence des querelles qui ne sont pas toujours à l’honneur de Du Camp et visent à faire croire que l’amitié de celui-ci avec l’écrivain célèbre qu’était devenu Flaubert n’avait connu que des nuages passagers ; il y a aussi, on le sait, chez Du Camp, une jalousie secrète à l’égard de la « réussite » de Flaubert et un désir mesquin de ravaler son génie. Tout cela n’empêche que son témoignage soit un correctif au jugement que Flaubert exprime dans ses lettres. Comment Flaubert pourrait-il mener jusqu’au bout une « théorie » aussi féroce et intransigeante à l’égard de la presse et, en somme, du succès et de la vie sociale ? On doit examiner non seulement son jugement, mais son comportement.

Une constatation s’impose dès la première lecture des lettres de Flaubert. La presse semble la cible favorite de ses explosions. Ainsi au moment où il déclare repousser le journalisme et son abjection il s’en préoccupe, puisqu’il faut qu’il sache comment en parler. C’est une première contradiction essentielle lorsqu’on commence à étudier son comportement. La presse paraît un aliment inépuisable dans ses lettres. Il faut voir dans quelle mesure l’a préoccupé cette force de son temps. Jusqu’au moment où il est mêlé à la vie littéraire, il ne néglige pas la presse. Le contact direct avec elle donnerait peut-être à sa haine une nouvelle vigueur. Il s’agit de déceler alors ses contradictions sur un point qui lui tient à cœur, et peut-être, de déterminer les raisons de ses incohérences, qu’il est difficile de réduire à des questions de caractère.

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Nicole Frénois

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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

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(1) À Louise Colet, 23 novembre 1846, C. I, p. 405.

(2) « Ouf ! j’ai fini mon triste travail (…) Voici les seules lettres que je conserve ». À Du Camp, 3 mars 1877, Suppl. III, p. 319.

(3) E. et J. de Goncourt, Journal – Monaco 1957. Édition de l’imprimerie nationale de Monaco t. v. p. 178, 8 octobre 1862.

(4) Voir C. IV aux environs de février – mars 1857.