L’intérêt de Flaubert pour l’actualité

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 24
 

L’intérêt de Flaubert pour l’actualité

Flaubert et la presse — 9

 

Mais à partir de l’examen des lectures journalistiques de Flaubert, il se dégage une autre tendance en lui, qui se trouve elle aussi, en contradiction avec les violentes déclarations de principes qu’il fait à propos de la presse : Flaubert porte un certain intérêt à l’actualité, aux événements politiques, et pas seulement en historien, mais dans la vie quotidienne aussi. Il ne vit pas à l’écart du monde, ¡l ne se coupe pas de son temps, lui qui prétend haïr l’époque moderne. Il le dit à Maurice Schlesinger, s’adaptant peut-être en cela à la personnalité de son interlocuteur, un brasseur d’affaires en somme ; il est certain qu’il ne peut, devant lui, jouer le rôle d’« ascète » de l’Art, comme il le fait souvent avec Louise Colet : « On ne peut malheureusement s’abstraire de son époque » (34). Ce « malheureusement » a beau en dire long sur son dégoût, Flaubert ne se désintéresse pas pour autant de ce qui se passe autour de lui. Même si c’est pour s’en moquer, il connaît les événements et les suit. Son attitude au cours du voyage en Orient est révélatrice de tendances contradictoires en lui. Un pareil éloignement géographique serait une excellente occasion pour Flaubert d’oublier l’actualité et de vivre comme il l’a rêvé, en « aristocrate », en homme détaché des événements.

Or, ce n’est pas ce qui se passe ; au contraire il demande des nouvelles à ses correspondants :

Que dit-on à Paris ? Quant à nous, nous n’avons pas reçu de nouvelles d’Europe depuis la fin de janvier dernier (…) Ce n’est pas le moyen d’être fort en politique ni de se tenir au courant du mouvement social (35).

Même dans le pays (il est alors en Égypte) il recherche les informations venues d’Europe :

De temps à autre, dans les villes, j’ouvre un journal. Il me semble que nous allons rondement (…) L’idée d’étudier la question me préoccupe (36).

Sa curiosité est celle d’un « amateur de pittoresque » (37) en Orient, mais il n’oublie pas les événements d’Europe. Là aussi, une objection se présente. L’Europe, la France en particulier connaît de 1848 à 1850 des bouleversements, tels que personne ne peut les ignorer. Soit, mais Flaubert a proclamé très haut son désintérêt à l’égard des événements, de « l’éphémère ». À cette époque, loin de renforcer son détachement, il demande des renseignements sur ce qui se passe. Sa curiosité est celle d’un historien, il est vrai. Mais on n’est pas historien lorsqu’on vit les événements, ou même lorsqu’on est éloigné du « Théâtre des faits » et qu’on en entend parler. Et d’ailleurs, ce goût de l’histoire n’est-il pas curieux chez un homme que l’actualité rebute ?

Tant qu’il n’est pas directement touché par les événements, Flaubert se comporte en effet en spectateur, et érige son détachement en principe. II se pose des questions sur la situation de la France et son avenir, sur les bienfaits et les méfaits de la République, sur le coup d’état du prince-président. Mais il n’a que des opinions assez confuses. Il n’est pas démocrate, le peuple ne l’intéresse pas sauf « lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges » (38). II admet beaucoup de points de vue, tout en se moquant des convictions fortes. En somme, il se définit comme un libéral : la liberté est pour lui la grande question, on l’a vu. Ne pas se sentir concerné : c’est là l’apanage de l’« aristocrate » qu’il veut être. Suivre l’actualité en « dilettante » fait partie de cette attitude, aussi bien qu’émettre de temps en temps une opinion personnelle. Une lettre adressée à la princesse Mathilde — là aussi, la personnalité de son interlocutrice a son importance — est révélatrice de cette attitude : « Je ne me permets jamais de parler politique parce que c’est trop commun, trop bête (39) ou trop impertinent » (40). Cela n’est d’ailleurs pas exact, car il énonce souvent des idées politiques, on en trouve la trace dans ses lettres. En effet, Il ajoute : « Mais j’ai ma petite opinion (39) comme tout le monde » (40). Avoir une opinion nette et convaincue serait être « commun », dans tous les sens du terme à mon avis : c’est le fait de la foule, c’est vulgaire. Son goût pour le pittoresque, son intérêt intermittent pour l’actualité sont d’un amateur et d’un spectateur. Sa curiosité vaguement amusée de l’actualité politique — telle elle apparaît dans certaines lettres — est-elle en contradiction avec ses foudres contre la presse et son objet, « l’éphémère » ? Oui, et pourtant l’une et l’autre attitude sont liées : de toute façon, Flaubert ne se sent pas concerné. Un bourgeois qui craindrait pour ses intérêts lirait les journaux avec attention et prendrait vivement parti. Flaubert n’a pas conscience d’appartenir à la bourgeoisie ; au contraire, il la honnit. Pour s’en détacher, il doit se placer au-dessus d’elle, et faire partie de I’« élite désintéressée » (41) qui en est issue. Il lui arrive d’aller au bout du refus et de repousser toute appartenance à un groupe quelconque : il refuse aussi la presse et l’idéologie dont elle est le véhicule. Mais cette attitude extrême est celle d’un individualiste : son refus n’est pas cohérent car il n’est pas fondé, si bien que Flaubert ne se détourne pas toujours de l’actualité. L’intérêt modéré et ironique qu’il porte alors aux nouvelles et à la politique est une réalité, le reflet des opinions du cercle qu’il fréquente : un cercle de bourgeois cultivés qui par leur activité intellectuelle se détachent de leur classe sociale (42).

Mais lorsque Flaubert est atteint directement par les événements, il perd son « impassibilité ». S’il n’acquiesce pas à la bourgeoisie, il ne souhaite pas non plus sa destruction. Quand il la sent menacée et qu’il se sent lui-même atteint à travers elle, il ne dédaigne plus de suivre l’actualité et réagit violemment aux événements : à cet égard la guerre de 1870 et la Commune sont un « test ». Au moment de l’arrivée des Prussiens, il a envie de se battre, lui qui ne comprenait pas l’idée de patrie (43). La Commune est pour lui un retour au Moyen-Age ; il suit avec attention et inquiétude les événements ; tout le confirme dans son dégoût de ses contemporains, mais il prend parti. Il ne dit pas un mot de la répression des Versaillais. Et s’il se tourne vers le travail, ce n’est plus parce que la création est le seul but auquel on doit consacrer ses forces, c’est surtout pour oublier les événements. Ainsi :

Quant à moi, je suis soûl de l’insurrection parisienne ! Je n’ai plus le courage de lire le journal. Ces continuelles horreurs me dégoûtent plus encore qu’elles ne m’attristent, et je me plonge de toutes mes forces dans le bon Saint-Antoine (44).

Ainsi, les contradictions de Flaubert à propos de la presse d’actualité sont le reflet de ses contradictions politiques et sociales : ces contradictions sont plus faciles à déceler lorsque les événements le mettent directement en cause et qu’il retrouve les intérêts de sa classe.

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Une autre tendance se dégage de l’examen des lectures de Flaubert. On a remarqué que sa lecture des journaux devient plus régulière au moment où ses amis — Louis Bouilhet, Louise Colet en particulier — publient leurs œuvres, et ensuite lors de la publication de ses propres livres. Il est alors à l’affût du moindre article à ce sujet et paraît dépouiller systématiquement la presse. Ce fait explique en partie l’intérêt qu’il porte aux journaux littéraires. En dehors de la Revue de Paris et de l’Athenaeum, qu’il lit régulièrement, nous l’avons vu, il parle de la Revue contemporaine, de la Revue des Deux-Mondes, de la Revue Germanique, etc. Il parle peu des hebdomadaires littéraires : il fait allusion au Rappel, et il mentionne le Gaulois, c’est qu’il y fait paraître, en 1880, un article en faveur de Guy de Maupassant. Il est à remarquer en effet que très souvent, Flaubert ne parle de ces revues que parce qu’elles ont publié des articles sur ses amis ou sur lui-même, ou qu’il veut y placer un article, soit encore pour raconter et commenter les démêlés qu’il a ou qu’ont ses amis avec les revues. Mais cette tendance qu’on décèle dans le commentaire qu’il fait sur les revues se traduit surtout dans sa vie sociale. Cette nouvelle contradiction en lui : le souci du succès auprès d’un public qu’il méprise fera l’objet du chapitre suivant.

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Il y a donc de nombreuses contradictions dans l’attitude intellectuelle de Flaubert à l’égard de la presse. S’il la méprise, II la lit pourtant : preuve qu’il y trouve de l’intérêt.

En tant que romancier-historien, il trouve dans la presse le reflet du climat de l’époque qu’il veut faire vivre. Mais les éléments qu’il y trouve sont divers et ne se situent pas au même niveau : il y a des informations « objectives », des faits historiques, aussi bien que la reproduction des opinions confuses et entachées de bêtise de la foule. Flaubert, tout en se moquant de la presse, s’en sert. Malgré ses affirmations, il s’intéresse aux événements « éphémères », même s’ils appartiennent au passé et sont devenus de l’histoire. Lui qui nie l’intérêt de l’actualité est conduit à la faire revivre dans ses romans, l’Éducation Sentimentale n’étant qu’un exemple parmi d’autres.

Il s’intéresse aussi à l’actualité au jour le jour, mais irrégulièrement, avec un détachement de parade souvent, en membre d’un cénacle de gens cultivés, qui se veulent détachés de la bourgeoisie, de ses goûts et de ses intérêts, et qui n’estiment pas de bon ton une attention trop marquée à l’égard de la presse et des événements politiques. Les « sorties » de Flaubert contre la presse correspondent au moment où il se détache le plus de l’idéologie de sa classe : idéologie qu’il ne repousse pas comme telle, mais qu’il honnit en la faisant partie intégrante de la bêtise. L’attitude de Flaubert apparaît souvent comme contradictoire parce qu’il se révolte plus que ses amis contre la bêtise : cela le pousse à énoncer de violentes déclarations de principe auxquelles il ne peut se conformer : si ses contradictions éclatent particulièrement au moment où il se sent lui-même menacé non plus par la bêtise, mais par un ennemi précis, et où il retrouve les intérêts de sa classe, il est un terrain où elles se montrent aussi : il ne s’agit plus vraiment de contradictions intellectuelles, mais de l’attitude générale de Flaubert dans la vie sociale.

Nicole Frénois

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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

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(34) 24 novembre 1853, C. III, p. 386.

(35) À Emmanuel Vasse, 17 mai 1850, C. II, p. 197.

(36) À Louis Bouilhet, 14 novembre 1850, C. II, p. 253.

(37) Il se définit ainsi dans une lettre à Parain de janvier 1852, C. II, p. 3.

(38) À Louise Colet, 11 décembre 1846, C. I, p. 418.

(39) C’est moi qui souligne.

(40) Août 1868, C. V, p. 401.

(41) Cette expression est de J.-P. Sartre, La conscience de classe chez Flaubert in les temps modernes mai 1966. Je m’inspire ici de l’analyse sartrienne.

(42) II faudrait faire des recherches précises sur les opinions en vogue dans le cercle que fréquente Flaubert. On en a déjà une idée par le ton des lettres qu’il écrit à la princesse Mathilde, à E. Feydeau, aux Goncourt et même à George Sand.

(43) Voir « j’ai sérieusement, bêtement, animalement envie de me battre » à G. Sand, milieu de septembre 1870, C. VI, p. 51. Et par opposition : à L. Colet, 8 août 1846, C. I. p. 220.

(44) À Ernest Feydeau, 30 avril 1871, C. VI, p. 231, voir en général les lettres du printemps 1871.