Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 45 – Page 27
La Technique romanesque de Flaubert
à propos de Salammbô
Flaubert, dans Madame Bovary, a mis aupoint un certain nombre de techniques romanesques qui constituent des innovations par rapport aux méthodes classiques, nouvelle conception de l’objet romanesque, lui-même, description des lieux et présentation des personnages selon des moyens inédits en ce qui concerne les éclairages successifs. Or, à propos de Salammbô, il indique à Sainte-Beuve l’objectif qu’il s’est proposé. « J’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne ». Mais que faut-il entendre par cette expression ?
1) Les procédés du roman moderne à l’époque de Flaubert doivent être recherchés dans l’arsenal réaliste. Balzac domine de toute évidence cette conception fondée sur la documentation scrupuleuse et sur l’observation. Celle-ci permet de présenter au lecteur les réalités matérielles, trop négligées avant lui (réalités en rapport avec le contexte social donné), les réalités « d’état civil » de ses personnages (physique, habitudes vestimentaires, profession exercée et cadre de vie habituel). Par ailleurs, l’auteur vise à reproduire dans leur enchaînement les idées, les sentiments, les passions en utilisant une langue adaptée à cette conception de l’esthétique et de la psychologie.
Du point de vue de l’invention, Flaubert a utilisé les éléments empruntés à une histoire authentique ; il donne à l’ensemble l’aspect de la vérité, il applique de même les méthodes balzaciennes pour la disposition. Ainsi, le premier chapitre présente la description du palais d’Hamilcar, puis de Carthage. Comme Balzac, il restitue au lecteur la vision des villes, des rues, des maisons, des individus qui y vivent. Il veut « reconstruire… tout le commerce antique de l’Orient », entreprend « de reconstituer un siège ». Dans tous les cas, il s’appuie sur une documentation minutieuse qui donne à la reconstitution son brevet de « vérité ». La description du temple de Tanit, la déesse tutélaire de Carthage, illustre sa façon de procéder, comme il la consigne dans la lettre à Sainte-Beuve. Il l’a reconstruit à partir d’une documentation très étendue, mais aussi en se servant des ruines du temple de Thugga. L’observation vient donc fournir l’appoint nécessaire pour revitaliser les données archéologiques et littéraires.
Mais cela ne va pas plus loin. Flaubert déclare lui-même : « Je me moque de l’archéologie », et convient qu’il a « forcé l’histoire ».
2) Les procédés du roman moderne qu’il utilise pour fixer son mirage sont ceux qu’il a mis au point avec Madame Bovary. Il va procéder à sa reconstruction en présentant l’objet romanesque dans la perspective qu’il croit exacte : « II n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets », devait-il déclarer plus tard à Maupassant. Cette définition correspond à ce que nous appelons le réalisme subjectif. Nous ne pouvons restituer dans son intégrité l’objet, comme prétendait le réalisme objectif, car l’objet lui-même est inconnaissable, nous pouvons par contre exprimer la relation qui nous unit à cet objet. Alain, dans ses Propos de littérature, constate que « rien n’est plus étranger au roman que la peinture des choses comme elles sont ».
De fait, la perception du monde n’est pas comme aboutissement, une reproduction intégrale ni globale dans l’immédiat de l’objet. Elle implique une relation entre le sujet qui perçoit et l’objet perçu. Le romancier exprimera cette relation, restituera à l’objet le mouvement, en fonction de ceux qui le perçoivent, donc situé dans le temps et dans l’espace, intégré dans une prise de conscience évolutive. Cette prise de conscience sera celle des personnages entrant en contact avec l’objet dans la mesure où ils entrent en contact et non plus celle de l’auteur, démiurge tout puissant qui serait le maître absolu de ses créatures.
3) Dans cette perspective, le réalisme n’est pas dans la soumission intégrale au fait historique ni dans la documentation livresque. Il opère des choix, prend des libertés majeures avec la vérité au sens libéral, pratiquant une véritable distorsion de la documentation, enfin grâce à des techniques d’éclairage, il crée cette réalité comme le ferait un romancier moderne ; et il doit entraîner notre adhésion à cette réalité.
La distorsion imposée à la documentation correspond à la conception de l’objet romanesque. Ainsi Hamilcar rentre dans Carthage avant le début du siège, en dépit du témoignage ; Hannon meurt sur la croix à Tunis, alors qu’en fait, il connut ce sort en Sardaigne. Tandis que les Mercenaires crucifièrent un obscur général du nom d’Hamilcar. Spendius, Campanien, devient un Grec rusé et intelligent, tandis que le Baléare Zarxas prend la nationalité libyenne ; pour les besoins de la cause, Flaubert décrit un aqueduc.
4) Mais l’originalité essentielle réside dans les techniques concernant la disposition. La technique descriptive et la technique employée par la représentation des personnages diffèrent totalement de celles des romans contemporains. Flaubert utilise aussi la technique dramatique des préparations, qui établissent à travers l’œuvre une série de subtiles correspondances, enfin, il suggère au moyen de retours en arrière et de coups de sonde dans l’avenir la richesse du temps psychologique.
a) La première technique peut s’appeler technique de la découverte progressive. Elle consiste à ne pas reconstituer l’objet de la manière exhaustive, puisqu’il ne peut être appréhendé que dans un rapport. Ainsi le premier chapitre nous présente le palais d’Hamilcar d’une manière apparemment balzacienne ; ce palais avec ses quatre étages de terrasses, hiératique, impénétrable comme le visage d’Hannibal, expliquerait l’homme. En réalité, nous voyons du palais ce que les Mercenaires en aperçoivent, c’est-à-dire l’extérieur. Puis nous pénétrons dans ce palais à la suite de Mâtho, ou avec Hamilcar quand celui-ci recense ses richesses et pénètre dans les parties les plus secrètes de l’édifice. Les descriptions sont ainsi répétées sous des angles différents, du point de vue des personnages et non plus du point de vue unique de l’auteur. Certes, Flaubert adapte encore par moments la position du romancier souverain-maître, mais la nouvelle technique domine dans l’ensemble.
Ainsi, Carthage apparaît à Mâtho et Spendius dans la splendeur rougeoyante du soleil levant après la nuit d’orage. Au chapitre III, Flaubert nous présente un portrait plus classique de la ville, mais avec une telle profusion de détails qu’il donne de l’ensemble une vue très ample, comme si Carthage se dilatait à volonté avec le scintillement des temples, des masses des jardins, et la mer partout présente. Cette impression se confirme au chapitre IV avec la structure en amphithéâtre, le grouillement des ruelles innombrables, et la foule hétéroclite qui s’y agite. Mais là encore, la description est faite, non pas du point de vue de l’écrivain, mais de celui des Barbares qui regardent de loin, qui admirent et qui détestent à la fois l’inoubliable spectacle qui s’offre à leurs yeux. Plus loin, au chapitre VIII, Carthage s’offre à Hamilcar comme « une corne d’abondance qui s’épanchait vers lui ».
b) Mais l’objet ainsi entendu est sans cesse changeant. De même que Carthage subit une distorsion, ainsi tous les objets participent à cette accommodation. « Les cratères à bordure de miroirs convexes multipliaient l’image élargie des choses » (Ch. 1.). À la limite, l’objet devient création de la conscience dans une saisie hallucinée. Quand Hannon tombe sur l’herbe, peu avant son exécution par les Mercenaires, il voit autour de lui des croix « comme si le supplice dont il allait périr se fût d’avance multiplié », il ne sait plus trop si les croix sont réelles ou si elles sont le produit de son imagination (Ch. XIV). De même les Mercenaires crucifiés sont en proie à une hallucination. Carthage, le golfe, les montagnes, les plaines, « tout leur paraissait tourner, tel qu’une immense roue » (Ch. XIV), enfin Mâtho à l’agonie sent la ville tourbillonner dans sa tête. La séparation entre l’objet extérieur et le sujet appréhendé devient imprécise.
Flaubert suggère, grâce à ce procédé, la notion d’une réalité complexe, fugitive et difficile à reproduire.
c) La technique utilisée pour la représentation des personnages est celle des éclairages successifs. Salammbô est d’abord vue par les Mercenaires, qui remarquent la chevelure, des perles et des diamants. Mais surtout, ils doivent être fascines par la bouche « rose comme une grenade », par les bras nus, et une chaînette d’or qui règle et entrave la marche. Salammbô, en dépit de cette atmosphère de sensualité qu’elle crée autour d’elle, demeure mystérieuse, « personne encore ne la connaissait ». Après avoir reproché aux Mercenaires leurs déprédations, elle chante un chant sacré, tandis que Narr’Havas et Mâtho l’écoutent, subjugués. Puis Salammbô ne sera plus qu’un rêve dans la pensée de Mâtho, avant de redevenir plus proche quand elle fait des confidences à Tanaach, sa nourrice. Le personnage n’est donc pas connu d’emblée, statufié dans un portrait en pied, brossé selon les meilleures méthodes de la rhétorique classique. Nous le connaissons peu à peu, non pas du point de vue de l’auteur, mais du point de vue d’un autre personnage au cours du récit. Quand Mâtho pénètre par effraction dans le palais d’Hamilcar, il vole le zaïmph et veut revoir Salammbô ; celle-ci, endormie, comme elle apparaît à Mâtho dans une atmosphère bleuâtre, propre au rêve et au mystère. Quand elle est éveillée, Mâtho remarque la simarre blanche et les grands yeux ; il contemple dans une habitude religieuse, car il est ébloui « par les splendeurs de sa tête ». Nous la verrons ensuite par les yeux d’Hamilcar ; celui-ci, sur la foi des calomnies, est persuadé que sa fille a été l’amante de Mâtho (Ch. VII). Puis, nous la retrouvons sous la tente de Mâtho (Ch. XI). À la fin, elle sort à nouveau du palais pour s’offrir aux yeux de tout le peuple (Ch. XV). Nous ne saurons rien de plus et nous devrons tenter de percer le secret de cette personnalité dans ses silences, dans ses gestes hiératiques ; elle reste lointaine, gardant dans la mort son mystère de femme orientale.
Cette technique de découverte progressive et d’éclairages successifs est utilisée aussi pour les autres personnages : Mâtho découvre peu à peu les qualités de Spendius, « à la fois si ladre et si terrible » (Ch. VIII), tandis que Spendius apprécie la « volonté superbe » qui se fortifie chez Mâtho, d’ordinaire changeant (Ch. VIII). Donc, en dépit des apparences, le roman n’est pas balzacien. La multiplication des points de vue sur les lieux comme sur les personnages, application pratique de la théorie des rapports, permet une approche plus grande de la réalité.
d) Flaubert emploie la technique dramatique des préparations. Dans le premier chapitre, il décrit minutieusement le festin des Mercenaires, festin sous le signe de la joie. Mais il introduit une fausse note dans cette symphonie, quand les Mercenaires ivres brisent les objets et tuent les esclaves du palais. À ce festin répond celui du dernier chapitre, offert pour célébrer la victoire de Carthage et les noces de Salammbô et de Narr’Havas. La fausse note est introduite par la mort de Salammbô qui constitue un présage menaçant pour l’avenir. Aux flambeaux du premier chapitre correspondent les lampadaires du dernier, tandis que dans les deux cas le soleil descend sur la scène. Cette structure donne à l’ouverture une profonde unité.
La scène du festin contient d’autres éléments relevant de cette technique. Flaubert y mentionne la fameuse chaîne d’or entravant la marche de Salammbô ; lorsque Salammbô quittera Mâtho ; elle constatera que cette chaînette s’est brisée (Ch. XI) ; Spendius et Mâtho observent Carthage ail soleil levant, et plus tard, Spendius rappellera cette vision à Mâtho (Ch. V).
D’autres scènes annoncent d’autres scènes identiques, pour que le lecteur opère le rapprochement ; lorsque les Mercenaires aperçoivent les lions crucifiés, ils sont étonnés par cette pratique barbare (Ch. XII) mais ce jeu cruel prend valeur de présage lorsque les ambassadeurs des Mercenaires ont été crucifiés sur l’ordre d’Hamilcar. Spendius s’adresse à Autharite et lui rappelle cette étrange anecdote « c’étaient nos frères répondit le Gaulois en expirant ».
Mais les autres événements se trouvent également préparés avec la même minutie : la promenade de Mâtho et de Spendius (Ch. V) annonce la marche à la mort de Mâtho (Ch. XV), l’apparition du grand serpent noir (Ch. V) préfigure le chapitre consacré au serpent (Ch. X) lorsque Salammbô veut voir le voile de Tanit (Ch. III) le grand prêtre la met en garde « jamais, ne sais-tu pas qu’on en meurt ? », mais comme elle transgresse l’ordre, elle reçoit le châtiment « pour avoir touché au manteau de Tanit ».
Les correspondances portent également sur les objets matériels ; après le festin, Mâtho est fasciné par la « porte rouge à croix » (Ch. 1). Lorsqu’il cherche à s’introduire auprès de Salammbô, il reconnaît cette même porte (Ch. X). Les relations s’établissent aussi entre des faits moins importants pour l’évolution de l’ensemble, par exemple, lorsque les Barbares entendent un grand cri, après le départ de Carthage, ils ne remarquent qu’à Tunis l’absence d’une troupe de frondeurs baléares, ce n’est qu’alors qu’ils « se rappellent un grand cri ». Lorsque Hannon menace les prisonniers (Ch. VI), il ignore que cette menace préfigure sa propre fin (Ch. XIV), la famine des assiégés à Carthage correspond à celle des prisonniers dans le Défilé de la Hache. La promenade de Mâtho revêtu du zaïmph aura comme réplique sa marche à la mort dans le dernier chapitre. Une prémonition de nature religieuse revêt un caractère particulier, lorsque Tanaach regarde Salammbô partir pour récupérer le zaïmph, elle aperçoit une ombre gigantesque marchant à la gauche de Salammbô obliquement, ce qui était un présage de mort. À travers toute l’œuvre s’établit donc un réseau serré de subtiles correspondances qui s’allient aux effets produits par les voyages dans le temps.
e) En effet la matière romanesque n’est pas figée dans le présent. La transcription réaliste de l’objet tient compte de la distorsion temporelle. Rarement Flaubert utilise le retour en arrière comme le ferait Balzac, en passant simplement à l’imparfait. Une telle technique est le fait du prince et apparaît toute gratuite. Toutefois, il nous présente Spendius de cette façon : « C’était le fils d’un chrétien et d’une prostituée campanienne » (Ch. 11).
Le rappel du passé peut être brutal et prend alors l’aspect du regret : ainsi les Carthaginois regrettent « leurs familles, leurs maisons » (Ch. IX).
Ils s’efforcent de maintenir ces lambeaux de passé dans le présent. « Pour mieux descendre dans cette pensée, afin d’en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières ». Mais ce moment privilégié ne saurait durer : la douleur d’une blessure les réintègre dans le présent (Ch. IX). Plus tard ce sera au tour des Mercenaires de se rappeler leurs villes, leurs campagnes (Ch., XIV) Le passé devient dans ces cas le paradis perdu, la terre du regret et du désir.
Dans d’autres cas, le retour au passé s’effectue par suite d’un trouble, d’un choc ou par association d’idées ; les Mercenaires à mesure qu’augmentait leur ivresse se « rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage » (Ch. 1). Mais ce retour en arrière aura pour effet de relancer l’action en allumant leur colère. Quand Spendius voit Mâtho pleurer parce qu’il est amoureux sans espoir de Salammbô, il se souvient de ces jeunes hommes qui venaient le supplier jadis, lorsqu’il était le maître d’un « troupeau de courtisanes » (Ch. II).
Le plus souvent le retour au passé s’opère à partir d’un signe inscrit dans le présent. Par exemple Mâtho et Spendius sont réunis après la bataille de Macar ; « Cependant des soupirs, des râles arrivaient jusqu’à eux. Mâtho entr’ouvrit la toile. Alors le spectacle des soldats lui rappela un autre désastre, au même endroit » (Ch. VIII). La charnière chronologique est très souvent la conjonction de coordination, tandis qu’à la durée soulignée par l’imparfait s’oppose le passé, dont l’irruption est marquée par le passé simple.
Flaubert aime utiliser dans ce cas le terme de « fulgurations » qui exprime fort bien la brièveté et la soudaineté de cette projection temporelle. Par exemple lorsque Hamilcar découvre les irrégularités de l’administration de Giddenem « comme aux fulgurations d’un orage, il revoyait d’un seul coup tous ses désastres à la fois » (Ch. VIII).
Lorsque Mâtho a dérobé le zaïmph il veut revoir Salammbô. Il s’élance alors sur l’escalier : « En se retrouvant aux places où il l’avait déjà vue, l’intervalle des jours écoulés s’effaça dans sa mémoire. Tout à l’heure elle chantait entre les tables ; elle avait disparu, et depuis lors il montait continuellement cet escalier » (Ch. V). L’espace et le temps se réunissant en quelque sorte dans cette illusion de durée, dans une dimension extra-temporelle.
Flaubert se risque aussi à allier passé et futur : lorsque Hamilcar revient à Carthage , « tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait vu se déroula dans sa mémoire… Ses projets, ses souvenirs bourdonnaient dans sa tête » (Ch. VIII).
Le voyage dans le futur à l’état pur s’opère sous forme de prédiction : « Tu tomberas Carthage » (Ch. VII), menace Hamilcar. Le temps psychologique se trouve ainsi restitué. Cette découverte progressive des choses, des êtres, le plus souvent du point de vue du personnage, constitue une transformation en profondeur, de la technique romanesque. Le réalisme n’est pas dans la copie certifiée conforme du monde extérieur ; il est dans la transcription du mouvement, à la fois dans le temps et dans l’espace. L’esthétique de Flaubert est liée à une conception relativiste de l’univers et de l’être humain.
Nature de l’œuvre
1. Dans ces conditions, se pose alors le problème de la nature de l’œuvre. Le roman historique à l’époque de Flaubert a été marqué par les succès faciles du roman romantique, celui d’Alexandre Dumas père et de Victor Hugo. Leurs œuvres reposent sur une érudition superficielle et, surtout celles de Hugo veulent démontrer quelque chose. Certes, on peut relever dans Salammbô des traits de romanesque proprement dit. Mais alors que ses prédécesseurs cherchent à montrer les continuités, Flaubert est attiré par la rupture. Il ne cherche aucun sens à l’histoire : « Ça ne prouve rien, ça ne dit rien, ce n’est ni historique, ni satirique, ni humoristique » écrit-il aux Goncourt. On peut toutefois objecter qu’il dénonce les méfaits de l’impérialisme carthaginois (Ch. VI) ; qu’il présente des châteaux des riches en train de brûler (Ch. VI) avec une secrète satisfaction. Mais l’essentiel de l’œuvre n’est pas là.
— C’est l’aspect religieux qui donne la solution au problème qui se pose à propos de la nature de l’œuvre. Flaubert note dans sa Correspondance (IV, 170) « ce qui m’attire par dessus tout, c’est la religion ». La religion en effet informe tout le comportement humain : Mâtho redoute la colère des dieux car ceux-ci lui ont inspiré sa folle passion pour Salammbô (Ch. Il). Le châtiment infligé par Hamilcar revêt un caractère sacré : « Tous furent placés la face vers le soleil, du côté de Moloch-dévorateur » (Ch. VII). Salammbô avant de partir pour reprendre le zaïmph s’enlace au python, cette union symbolique est expliquée par Flaubert lui-même dans sa lettre à Sainte-Beuve. « Salammbô avant de quitter sa maison, s’enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie, en son symbole le plus antique ». La religion est bien au sens étymologique un lien.
2. Mais surtout l’œuvre est le récit entre Salammbô et Mâtho, lutte qui est sur le plan humain à l’image de la lutte entre Tanit et Moloch. Cette lutte de caractère épique a pour enjeu le zaïmph, c’est-à-dire Carthage.
Devant nous, les deux protagonistes subissent une véritable métamorphose. Mâtho dans le temple de Tanit assimile Salammbô à la déesse Tanit, quand il s’est emparé du zaïmph, il s’écrie triomphalement « Me voilà plus qu’un homme maintenant » (Ch. V). Cette métamorphose a été rendue possible grâce au zaïmph, car « il est divin lui-même ». Si Carthage a été puissante, c’est parce qu’elle possédait le simulacre de la déesse, et Mâtho a hérité de cette puissance en s’emparant de l’objet sacré. Il apparaît à Salammbô quand elle l’aperçoit revêtu du voile comme « un dieu sidéral tout environné du firmament ». Mais elle se ressaisit vite. La lutte épique commence alors entre la femme et l’homme dieu. Elle appelle sur lui la malédiction de Moloch « Que l’Autre — celui qu’il ne faut pas nommer — te brûle » (Ch. V). Désormais les dimensions du conflit vont changer. Flaubert lui-même facilite l’interprétation « Notes… que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre » (Lettre citée à Sainte-Beuve).
Lorsqu’elle se prépare pour rechercher le zaïmph, elle est épouvantée, car Mâtho domine Tanit autant que Baal (Ch. X). Lorsque Salammbô s’achemine vers le camp des Mercenaires, les colombes oiseaux de Tanit volent vers l’horizon couleur de sang et tombent dans la gueule du soleil, elles symbolisent le départ de Salammbô vouée à Tanit vers Mâtho. Lorsqu’elle pénètre sous la tente de Mâtho, elle se fait peut-être plus forte qu’elle n’est réellement. Mais « elle se tenait comme appuyée sur la force des dieux » (Ch, XI). Alors la partie se décide ; Salammbô évoque à propos de Mâtho le feu dévorateur « J’ai subi la trace de tes feux comme si je marchais derrière Moloch ». Cette assimilation remplit Mâtho de joie et d’orgueil. « II se trouvait haussé à la taille d’un dieu » (Ch. XI). Mâtho émet l’idée que Salammbô pourrait être Tanit elle-même, « À moins peut-être que tu ne sois Tanit ». Salammbô faiblit alors devant la force ; « C’était le châtiment de la Déesse ou l’influence de Moloch circulant autour d’elle ». La lassitude s’empare d’elle et Mâtho se fait de plus en plus menaçant « N’essaye pas de t’enfuir, je te tue ». Puis il crie son amour. Mais la lutte dépasse leur drame d’humains, quand Mâtho la dévore de baisers, elle éprouve les brûlures de Moloch « Moloch, tu me brûles ». Son union physique avec Mâtho représente symboliquement celle de Tanit et de Moloch.
Plus tard, lorsque les Mercenaires assiègent Carthage, c’est Moloch qui assiège Tanit : « Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu’aux cadavres » (Ch. XIII). Posséder, étreindre ; les 2 verbes suggèrent une possession — prolongement de celle de Salammbô par Mâtho. L’holocauste d’enfants offerts à Moloch provoque la réponse : le tonnerre « c’était la voix de Moloch, il avait vaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein » (Ch. XIV), Salammbô réclame tous les jours à Tanit la mort de Mâtho ; ultime tentative de Tanit pour vaincre Moloch. Derrière cette lutte, on décèle l’antagonisme de Tanit, le principe du liquide et de Moloch, le feu : l’épopée prend les dimensions d’un drame cosmique.
Mais au bout de ce choc il y a la mort. Flaubert est fasciné par le néant. Il se complaît dans une description des massacres et des tortures d’un groupe de Barbares attardés dans Carthage (Ch. II), supplice de deux mille Barbares attachés dans les Mappales contre les stèles des tombeaux (Ch. IX), spectacle de désolation qui s’offre aux yeux (une mosaïque, seul vestige d’un château) (au Ch. XI), supplice des prisonniers carthaginois jetés par les Mercenaires dans la fosse aux immondices (Ch. XI), extermination lente des Barbares piétinés par les éléphants, mort de nombreux Carthaginois pendant le siège (Ch. XII), Barbares tués en foule pendant le même siège, lentes agonies et scènes de cannibalisme dans le Défilé de la Hache : toute l’œuvre débouche sur la mort. Jamais Flaubert n’avait laissé autant percer son mépris pour l’être humain. La scène finale raconte avec maints détails, l’agonie de Mâtho « lubricité vague épandue dans l’air c’est la revanche de Tanit, le pendant au sacrifice de Moloch » dit Flaubert, à ce propos. Carthage célèbre l’ordre rétabli ; « La civilisation reprend le dessus, impassibilité de la nature, pas une protestation pour la liberté et la justice, ce qui doit être la moralité du livre ». Mais Salammbô meurt comme Mâtho et Hamilcar a prédit la ruine de la patrie. Flaubert a ainsi de façon saisissante, donné la poésie du « néant vivant », baignée dans la gloire rougeoyante de ce soleil couchant qui éclaire le cœur de Mâtho quand le prêtre l’a arraché de la poitrine encore chaude.
Paul Jolas