Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 42, page 26
L’influence a contrario de la presse sur Flaubert :
la création littéraire.
Flaubert et la presse — 12
« La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; malin qui les distingue ».
Flaubert (I).
Introduction
Certes, il n’est pas difficile d’amener Flaubert à se contredire lui-même. Mais, il est insatisfaisant de s’arrêter à ces contradictions entre principes et mode de vie, ou aux incohérences qui subsistent même dans son jugement sur la presse. Il faut voir jusqu’à quel point la presse influence Flaubert, et pas seulement directement — ce qui rend souvent sa théorie inconséquente, on l’a vu. — En s’apposant, avec violence, au principe de la presse, en se révoltant contre la bêtise des journaux, Flaubert est encore obligé de tirer de la presse un aliment à sa colère. On peut s’étonner, en effet, que reviennent si souvent dans ses lettres les allusions aux journaux, aux articles, aux rédacteurs. C’est que la révolte de Flaubert est peu banale. Il pourrait rejeter la presse au néant, s’en détourner complètement, après avoir eu la preuve de son inconsistance, de sa sottise. Mais, au contraire, il la lit avec avidité, il n’arrête pas d’y chercher de nouvelles justifications à sa révolte. L’indignation est chez lui un moteur, certes ; il le reconnaît lui-même :
Il est vrai que beaucoup de choses m’exaspèrent. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton (2).
Beaucoup de choses, sans doute : mais elles ont toutes un point commun, elles sont une forme de la bêtise. La bêtise est pour Flaubert le seul ennemi, le plus grand, celui qui envahit tout. Et si Flaubert met un tel acharnement à lire la presse, à la détruire, c’est qu’elle est pour lui un symbole, un « concentré » de bêtise : elle est au centre de ses rapports avec la bêtise, c’est pourquoi elle est sa cible favorite. Pour la bêtise, il éprouve une attirance presque morbide. Il la vit comme une obsession comme une menace constante. Car elle a pour caractère essentiel de se glisser n’importe où et de menacer l’homme intelligent lui-même. C’est lui-même que Flaubert sent mis en cause dans toute nouvelle forme de bêtise qu’il rencontre. Pour s’en défendre, il faut chercher la bêtise, la cerner, la pourchasser sans cesse et partout : cela demande une vigilance constante. La presse en est le véhicule privilégié : en effet, elle colporte des nouvelles, des idées qui traînent dans le public, ou qui viennent des gens « en place », ceux que Flaubert déteste entre tous ; elle porte témoignage de la bêtise universelle. Au XIXe siècle, les « mass média » (3) sont représentés exclusivement par la presse ; il n’est pas étonnant que la presse, qui est le moyen de diffusion le plus large, soit l’objet particulier de la haine de Flaubert.
Témoin involontaire et « objectif » de la médiocrité, elle est, de plus, vouée par essence à la bêtise. Car elle est parole, chose imprimée : et c’est là qu’aux yeux de Flaubert la bêtise se niche le plus volontiers. C’est le langage, en effet, qui révèle les préjugés, les idées reçues, stéréotypées, les banalités : il est, selon l’expression de Sartre, le « tapis-roulant » de la bêtise. Et la parole, imprimée, devient la concrétisation de ces idées reçues, un témoignage tangible. Flaubert recherche aussi la bêtise dans la « parole prononcée », mais il se rend compte qu’elle ne prend de réalité qu’une fois écrite, et c’est pourquoi elle est si menaçante dans les journaux (4).
Ainsi, la presse peut être maudite par Flaubert comme véhicule le plus représentatif — à deux niveaux : par son contenu, et par sa nature même — de la bêtise. Mais elle est aussi le centre d’attraction dont il ne peut se détourner : car c’est elle qui alimente le plus ses recherches et sa révolte. Elle est bienfaisante dans la mesure où elle alimente son indignation et le rend vigilant. Elle lui servira à dénoncer la bêtise, à l’illustrer, elle nourrira sa création littéraire. En effet, si la bêtise apparaît d’abord dans l’œuvre de Flaubert que dans certains personnages symboliques : le « Commis » d’abord, ou même le Homais de Madame Bovary, elle devient finalement l’ essentiel d’œuvres telles que le Dictionnaire des idées reçues, ou Bouvard et Pécuchet.
La haine que Flaubert exprime contre la presse dans ses lettres est uniquement destructrice et représente alors sa tentative la plus poussée à se dégager de l’ordre bourgeois. Pourtant, cette révolte porte souvent à faux, car elle élude les vrais problèmes : c’est le refus de la seule conscience esthétique, ou même morale — car Flaubert, on l’a vu, assimile souvent le beau à la moralité — mais il évite toute explication d’ordre social, il refuse de se situer dans sa classe, et de voir que sa haine de la presse, sa haine de la bêtise sous toutes ses formes, a des racines sociales. Parce qu’il la transpose dans un autre domaine, sa révolte, uniquement individualiste, risque de n’être jamais finie. Et, il est vrai que jusqu’à la fin de sa vie, Flaubert lutte désespérément contre la bêtise
Mal fondée, mal organisée, sa lutte risque de n’être que destructrice. Il est curieux de voir qu’il s’en rend compte à dix-sept ans :
Si jamais je prends une part active au monde, ce sera comme penseur et démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité, mais elle sera horrible, cruelle et nue (5).
« Démoralisateur », en effet, il le sera : il s’agit bien de détruire l’ordre établi, les idées consacrées, aussi bien que les hommes « arrivés ». Mais, c’est dans son œuvre littéraire qu’il veut « dire la vérité ». Son travail de créateur représente le point d’achèvement de sa révolte, qui n’est plus une explosion de colère désordonnée comme elle apparaît dans la correspondance ; elle apparaît là, au contraire, comme organisée selon des lignes directrices. Et c’est cela qu’il est intéressant d’examiner : comment dire la vérité ? et quelle vérité ? Flaubert dénoncera la bêtise, l’avilissement, la médiocrité, tout ce qui se défait, et qui, dans le monde du XIX’ siècle, est voué à l’échec et au néant. Mais, la dénonciation de la bêtise risque de ne pas aboutir si elle consiste en une accumulation d’exemples. Il faut voir comment la structure même de ses œuvres, la place qu’y tient la dénonciation de la bêtise, sous sa forme privilégiée — celle de la presse — reflètent les mêmes contradictions qui éclatent dans la correspondance de Flaubert, comment elles sont le produit de la même idéologie. Ces contradictions, pour systématisées et voilées qu’elles sont dans l’œuvre littéraire, semblent ne pas permettre à Flaubert d’aboutir. On dirait qu’il accomplit un travail de Sisyphe. Car la bêtise est souvent triomphante : Flaubert ne la peint pas seulement en négatif, mais fort souvent dans son épaisseur et sa vie. C’est là l’envers de la destruction : la machine de guerre que Flaubert emploie contre la bêtise risque de l’écraser lui-même ; il peut être lui-même la victime de la bêtise au moment où il tente de la juguler. Cette ambiguïté apparaît parfois dans son œuvre.
Il convient donc de voir où s’arrête Flaubert, alors qu’il se croit engagé dans un combat sans fin, comment des formes littéraires qu’il emploie, de par leur ambiguïté contiennent en elles-mêmes leurs propres limites, comment la dénonciation, telle qu’elle est organisée, reste au stade d’une révolte individualiste mal fondée, qui veut atteindre à la généralité mais est en fait révélatrice d’un écrivain influencé par l’idéologie de son groupe social. C’est à partir de la presse, puisqu’elle est au centre des rapports de Flaubert avec la bêtise, qu’on peut illustrer les contradictions et les ambiguïtés révélatrices dans l’œuvre de Flaubert ; mais on est obligé aussi de parler du contenu de la presse, des idées qu’elle colporte, en tant que moyen objectif de diffusion.
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Chapitre I
La presse, aliment d’une encyclopédie de la bêtise.
Flaubert voit la bêtise non comme un néant, mais comme une sorte de plénitude : « cette abjecte plénitude triomphe, elle a déjà triomphé et l’artiste se tient sur la défensive », dit Sartre. La bêtise n’est pas le négatif de l’intelligence, une simple privation : en ce cas, elle ne serait pas dangereuse. Elle est au contraire une force positive, toujours menaçante. Elle existe concrètement : elle se rencontre dans les gestes, les automatismes, les rites, mais surtout elle menace l’esprit : elle se glisse dans les idées toutes faites ; le langage, on l’a vu, peut à tout moment lui servir de véhicule. Pour la cerner, il faut donc la pourchasser, et donner d’elle des exemples — les plus nombreux possibles — puisés, en particulier, aux journaux, aux livres, ces témoignages éclatants de son existence.
Pour voir comment travaille Flaubert, on a un instrument de choix : le dossier où il a recueilli les documents nécessaires à l’élaboration de ses romans. On a vu le rôle de documentation historique qu’ont joué de nombreuses coupures de journaux. Mais la plupart des coupures de journaux et des citations — de livres ou d’articles — ont un autre but : celui d’attaquer la bêtise sous toutes ses formes. Il est très probable, d’ailleurs, que ce recueil sert d’abord à l’édification personnelle de l’écrivain : avant de mettre en garde les autres, par ses œuvres, il prétend entretenir sa vigilance et sa révolte, en trouvant sans cesse de nouveaux exemples — qui sont des preuves pour lui — de la bêtise universelle. Même si c’est pour la détruire, Flaubert participe donc à la « cérémonie » de la bêtise.
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Il faut d’abord examiner comment Flaubert accumule les exemples de bêtise dans le « sottisier » de Rouen. La première question qui se pose est de savoir comment il les classe et s’il fait une distinction entre la sottise qu’il découvre dans les livres et celle des journaux. Au point de vue du classement, Flaubert mêle sous la même rubrique les citations extraites de volumes, et les coupures de journaux. On peut aisément le comprendre lorsqu’il s’agit, pour Flaubert, de faire une critique implicite des institutions, du cléricalisme, etc. Mais il est curieux de constater que sous la rubrique : « Esprit des petits journaux » (16), il cite, au milieu de phrases de journaux, des réflexions tirées de volumes. A côté d’un extrait de la Revue indépendante, du 10 décembre 1847 :
Homme heureux qui a obtenu la gloire pendant sa vie, le seul moment où l’on puisse en jouir.
Alfred Michiels.
On trouve une citation de Frédéric Gaillardet :
Les édifices humains ne conservent leur solidité qu’autant qu’ils restent sur leurs bases.
En marge de ces différentes citations, on trouve d’ailleurs la même annotation de Flaubert, au crayon : « jocrisses ». La distinction : livres, journaux n’est que formelle. S’il donne des titres généraux tels que « Style des journaux », « esprit de la petite presse », etc., il semble que ce classement « extérieur » ne soit pas le plus intéressant. Ce qui compte pour Flaubert, c’est la parenté des citations soit dans le style, soit dans l’idée, et souvent les deux à la fois. Le véritable classement des citations tient au mot « jocrisse » ou au mot « imbécille » (sic), c’est le véritable point de repère-analytique de Flaubert. Un fait — malheureusement isolé — semble corroborer l’idée que Flaubert ne découvre pas une forme spécifique de sottise dans les journaux et que volumes et articles lui sont également utiles à dénoncer la bêtise dans la même rubrique, on trouve une citation de journal :
Sitôt qu’un homme a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger.
L. Havin Courrier du dimanche, 15 décembre.
et Flaubert a, après coup sans doute (l’encre n’est pas la même) ajouté en guise de commentaire une autre citation, extraite celle-là d’un volume :
Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.
Ponsard.
Quand on constate, par ailleurs, que les extraits de journaux datent de 1835 aussi bien que de 1877, on peut conclure sans témérité que les journaux alimentent le « Sottisier » de la même façon que les volumes, et que Flaubert ne distingue pas une « qualité » différente de bêtise dans les productions de la presse. S’il mêle citations de journalistes et citations d’écrivains, en les qualifiant de la même façon : de « littérature de « jocrisses », c’est que ce qu’attaque Flaubert, une certaine forme figée de l’expression, qui marque l’absence de pensée vivante, peut se glisser dans toute « parole imprimée ». Flaubert, en fait, attaque ici la bêtise sous sa forme la moins subtile, la plus apparente, celle qui peut faire rire même l’homme qui n’a pas conscience de la bêtise générale et n’est pas sur ses gardes. A ce premier niveau, où il est facile de dénoncer la bêtise, les volumes aussi bien que les journaux peuvent alimenter un recueil de « perles ». La seule différence entre presse et livres réside, peut-être, dans le fait que la presse offre plus d’exemples frappants. La raison en est simple : la fonction de la presse n’est pas la même que celle des livres : ceux-ci n’atteignent qu’une minorité de gens, les journaux sont, au contraire, un large moyen de diffusion : ils ont toutes chances de colporter un plus grand nombre de sottises puisqu’ils sont destinés à la foule et que les articles sont écrits avec moins de soin qu’un livre. Mais Flaubert n’a pas conscience de cette différence, et il semble ignorer le plus souvent la (fonction sociale de la presse. On pourrait penser du moins qu’il fait la distinction entre la presse et les livres qui sont de véritables œuvres d’art à ses yeux. Cette hypothèse même est démentie : « au niveau du style stéréotypé ou ampoulé, il confond encore ses deux sources de « perles ». Ainsi, sous la rubrique « périphrases » (7), il mêle citations de journaux (8) et périphrases tirées des « grands écrivains » qu’il les admire comme Voltaire, ou qu’il les méprise ainsi Lamartine. Nouvelle subtilité : dans le même « chapitre », il recueille des citations de la Découverte de la vaccine, pièce de théâtre qu’il a écrite en collaboration avec Louis Bouilhet. Or, ce n’est pas pour chasser la bêtise de ses propres œuvres, puisque la découverte de vaccine, « tragédie en cinq actes et en vers », était écrite dans une intention parodique, dès 1845 ou 1846, à une époque où Flaubert ne pensait sans doute pas — ou seulement de façon vague — à faire une « encyclopédie de la bêtise ». Peut-être veut-il par-là prouver qu’un certain style périphrastique témoigne contre la bêtise, inconsciemment, autant que des phrases où l’intention parodique est évidente.
Toujours est-il que ce seul exemple montre à quel point Flaubert, en pourchassant la bêtise de tous les côtés, en arrive à être submergé, comment il confond les différents niveaux. Ces ambiguïtés de classement : attaques contre la presse elle-même, attaques contre les idées reçues qu’elle colporte mais que les livres eux-mêmes peuvent contenir, attaques par la parodie ou par la citation d’opinions proches des siennes, on les retrouve à tout moment dans le « sottisier ».
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On ne peut faire un classement de citations du recueil tout entier, mais il est possible de donner un aperçu sur cette absence de classement réel que masquent les titres donnés par Flaubert aux différentes rubriques.
Flaubert attaque la presse en elle-même, comme il le fait dans sa correspondance : il l’attaque comme élément de la bêtise générale, et l’on retrouve les mêmes lignes directrices que dans ses lettres. Son moyen favori est ici la citation sans commentaire d’articles ridicules. Il attaque avant tout le langage des journaux, par exemple sous le titre « Style des journalistes » (9). Il attaque le galimatias, ainsi :
De Fougères, nous viennent de beaux granits et de très bonnes chaussures pour faire d’excellents trottoirs et pour s’en servir.
Le Figaro, s.d. A. d’Aunay.
La citation est parlante… Mais, c’est ici un exemple extrême où éclate la bêtise, dont on ne sait si elle réside dans l’incorrection plus que dans la volonté de lier à tout prix deux notions étrangères l’une à l’autre. C’est de la rhétorique mal comprise…
Flaubert attaque aussi dans cette rubrique le style fleuri et creux :
Les déshérités des plaisirs cynégétiques étaient en liesse, samedi, à Caudebec-lès-Elbeuf, etc.
Nouvelliste de Rouen, 5 octobre 1872.
L’article tout entier est du même style prétentieux : Flaubert aurait bien pu ranger pareille citation sous le titre de « périphrases ». Il note d’ailleurs à côté des expressions du même genre, tirées du Journal de Rouen : par exemple, « les disciples de Saint-Hubert ». Sans aucun doute, Flaubert se réjouit à recueillir une pareille manne.
Mais l’attaque contre la presse peut être plus subtile, à un double niveau : il s’agit alors, de recueillir des articles qui sont une condamnation, consciente ou non, de la presse et de ses activités. Dans la rubrique « Esprit de parti » (10), Flaubert conserve des coupures relatant des événements du monde des journalistes : ainsi sur l’affaire Aurélien Scholl–Du Bisson, en octobre-novembre 1869 (coupures du Gaulois). C’était là une condamnation inconsciente. Mais l’ironie de Flaubert est plus évidente lorsqu’il cite le Figaro (du 17 avril 1869) qu’il a en horreur, pour le faire son porte-parole : celui-ci critique les duels littéraires « dont on abuse volontiers dans le petit monde de la presse où l’on est assoiffé de réclame ». Cette critique du « petit monde de la presse » risque bien de se retourner contre le Figaro lui-même… Un autre exemple de cette critique de la presse par les journalistes eux-mêmes est donné par une lettre d’Eugène Pelletan, journaliste, à Havin, directeur politique du Siècle, et citée dans le Siècle (10 décembre 18161) (11) :
Savez-vous, Monsieur, que vous êtes un type de ce temps-ci, pour le moins autant que le Dr Veron ? (…) Vous regardez l’esprit comme une injure personnelle. Vous comprenez encore moins le talent, mais vous le détestez (…).
Le premier dans le monde, vous avez découvert qu’il y avait un style spécialement affecté au rédacteur en Chef du journal. Vous vous mettez à votre bureau pour annoncer au monde entier que nos soldats ont montré « beaucoup de courage » dans la campagne d’Italie (…)
On croirait que c’est Flaubert lui-même qui écrit : par l’intermédiaire d’un autre, il critique, une fois de plus, la sottise des journalistes et de leur style.
Par la citation d’articles, Flaubert ne se contente pas de viser la presse même. Il vise à travers elle la bêtise universelle qu’il essaie de classer sous diverses rubriques : ainsi, dans le tome I, du recueil, on trouve « l’Exaltation du bas », « Politique : beauté de la rédaction » ; dans le tome III, « style catholique » — qui l’assemble des coupures de journaux, citant Pie IX, ou des mandements d’évêques — « style romanque » — avec une citation de Paul de Saint-Victor, dans la Presse — « style des souverains » — citations de L.-N. Bonaparte.
Il ne s’agit pas là de faire une nomenclature exhaustive, qui demanderait un classement différent : mais ces quelques titres donnent une idée de la chasse de Flaubert à la bêtise, de cette poursuite qui se disperse dans toutes les directions. Les journaux lui servent d’aliment permanent, car ils sont le véhicule de toutes les formes de pensée, ils sont l’instrument d’expression de toutes les catégories sociales, l’aristocratie, la bourgeoisie, le prolétariat aussi. Mais, Flaubert ne fait pas un classement social et disperse son attention. L’exemple le plus frappant en est peut-être le dossier des opinions politiques, réparti en divers endroits du « sottisier ». Flaubert ridiculise les « beautés de la rédaction » (12) : ainsi une coupure relatant un fait de juin 1848 : M. Degunzée, député, demande la déportation en masse de tous les journalistes. Les livres lui fournissent alors aussi des exemples :
Le meilleur des gouvernements est celui à l’ombre duquel on vit.
Molé, Essai de morale et de politique.
Mais la rubrique suivante concerne les « beautés du peuple » et attaque la bêtise révolutionnaire (13). Même si Flaubert ne fait pas de commentaire, par l’accumulation des citations ridicules ou inquiétantes, il a l’air d’attaquer tout à la fois, et même le libéralisme. Le recueil qu’il fait, si comique qu’il soit par moment, est une remise en question de tout : du style, des idées reçues, des banalités, mais aussi de toutes les opinions exprimées avec conviction.
Flaubert attaque sur tous les fronts, par tous les moyens : essentiellement par la presse, son moyen d’information le plus important, par les livres aussi ; enfin, par la parodie, on l’a vu une fois dans les citations de la découverte de la vaccine ; mais, il est à noter qu’on trouve aussi dans le sottisier un recueil de perles plus systématique, sous le titre l’Album de la marquise. Il s’agit de « perles » authentiques, mais le classement est plus réel dans l’ensemble du « sottisier » ; c’est déjà un travail élaboré, explosif autant que le reste du « sottisier ». Mais cette remise en question perd de sa force parce qu’elle est désordonnée et uniquement destructrice. On pourrait croire à du « nihilisme » de la part de Flaubert : sa tâche de « démoralisateur » atteint-elle son but ? Il est un peu troublant que le « sottisier » ne soit rangé qu’en apparence et que les différentes rubriques ne constituent pas un classement de fond. On n’y discerne pas clairement la façon dont Flaubert veut mener son entreprise de destruction : la condamnation est portée contre la bêtise sous toutes ses formes, c’est le seul fait certain, que confirment les lettres de l’écrivain. Ainsi :
Vous me parlez de la bêtise générale, mon cher ami, ah, je la connais, je l’étudie. C’est là l’ennemi, et même il n’y a pas d’autre ennemi. Je m’acharne dessus dans la mesure de mes moyens. L’ouvrage que je fais pourrait avoir comme sous-titre : Encyclopédie de la bêtise humaine. L’entreprise m’accable et mon sujet me pénètre (14).
Cette « encyclopédie », c’est bien le « sottisier », qui était probablement destiné à compléter Bouvard et Pécuchet (15). Ce mot « encyclopédie » en dit beaucoup sur la méthode de Flaubert : il ne peut pas vraiment définir la bêtise, il ne peut que donner un grand nombre d’exemples, souvent d’une manière anarchique. Son accusation est assez précise sur un point : le style. De l’accumulation des phrases se dégage une sorte d’étude de la langue, de ses automatismes, des impropriétés grammaticales, du vocabulaire stéréotypé. Mais au-delà la recherche n’est pas achevée, d’autant plus qu’à s’occuper sans cesse de la bêtise, Flaubert est peut-être de plus en plus sur ses gardes, mais il est aussi de plus en plus menacé par elle.
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Il est malgré tout difficile de juger l’absence d’ordre du « sottisier » : dans son état actuel, il n’est pas destiné au public, comme le serait une œuvre élaborée ; il est plutôt un instrument de travail pour Flaubert. Mais, on a de lui un autre ouvrage qui, pour n’être pas directement appuyé sur des exemples tirés de la presse, renseigne pourtant sur sa manière de travailler. Dans le Dictionnaire des idées reçues, Flaubert attaque, systématiquement avec ordre, la bêtise sous toutes ses formes. Avec ordre ? c’est ce point qui est à étudier, car il révèle particulièrement les contradictions et les ambiguïtés de l’écrivain. Bien sûr, le Dictionnaire et le « sottisier » sont différents dans leur réalisation — en dehors du fait que le « sottisier » ne se présente pas sous sa forme définitive — mais ils ont la même origine dans l’esprit de Flaubert. Monsieur Cento (16) montre que Bouvard et Pécuchet, une fois achevé, aurait pris la place de la Préface au Dictionnaire, que Flaubert projette dès 1852, et qui serait une « apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants » (17)….
Comment se présente le Dictionnaire des idées reçues ? C’est une œuvre impersonnelle, Flaubert essaie d’y mettre le moins possible de lui-même, dans le style (emploi des infinitifs prescriptifs) et dans les idées, qu’il est censé recueillir autour de lui. Il y a un classement, certes, mais le plus extérieur, le plus formel qui soit : le classement alphabétique, qui n’introduit aucune différence, aucun lien non plus entre les divers éléments du livre. Toutes les opinions sont sur le même plan, quelle que soit leur origine. Pourtant le commentaire sur Philippe-Égalité, par exemple, semble le fait d’un aristocrate :
Tonner contre.
Encore une des causes de la Révolution, a commis tous les crimes de cette époque néfaste (18).
Mais dire que la carrière d’ingénieur est « la première des carrières pour un jeune homme » (19) révèle plutôt un bourgeois. Le Dictionnaire est, lui aussi, malgré sa forme apparemment élaborée, une accumulation d’idées diverses que Flaubert a cherchées autour de lui : il ne les situe pas socialement, on vient de le voir. De la même façon, il met sur le même plan des « idées reçues » qui sont datées précisément (par exemple l’article : « Inondés : toujours de la Loire » (20) et d’autres qui sont répandues depuis longtemps. L’attitude qu’il conseille ironiquement d’adopter pour telle ou telle circonstance est le fait tantôt d’un Parisien, tantôt d’un provincial. Ces ambiguïtés de classement apparaissent vite à la lecture : on dirait que Flaubert n’a pas voulu ou pas pu regrouper les idées reçues d’une manière cohérente. Il a voulu être absent de son œuvre peut-être parce qu’il se sent lui-même menacé. Il a voulu « neutraliser » les idées reçues en les mettant toutes sur le même plan, sans les critiquer, puisque, pense-t-il, elles parlent d’elles-mêmes. Mais il est pris lui-même au piège. Car beaucoup des opinions qu’il note ne sont pas, comme il le croit, puisées par lui dans le monde extérieur, mais produites par lui-même. Ou du moins les idées qu’il trouve exprimées par d’autres ont leur reflet dans ses propres opinions. Un exemple frappant en est ce qu’il dit de « l’époque » :
La nôtre
Tonner contre elle, se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique.
L’appeler époque de transition, de décadence (21).
On croirait lire le résumé de sa propre « théorie » sur l’époque moderne, contre laquelle il « tonne » si souvent.
On peut donner de nombreux exemples de ces défaillances de Flaubert, de ces moments où il ne se méfie plus de ses propres opinions. Il se rend pourtant parfois compte de l’usage qu’il fait des idées reçues. Au mot sacerdoce, il écrit : « L’art est un sacerdoce » (23). Cette opinion qu’il classe parmi les idées reçues, il l’exprime pourtant dans ses lettres. Ainsi, à Amélie Bosquet : « Pensez à votre sacerdoce, comme dirait M. Prudhomme » (24). Ici, il a conscience du danger de la formule : la parenthèse allusive semble suffire à exorciser le préjugé latent. Mais est-ce vraiment suffisant ? Flaubert exprime ici consciemment une idée reçue : c’est donc qu’il lui reconnaît une certaine vérité, tout en se méfiant de l’usage qu’en peuvent faire les imbéciles, qui n’ont aucune expérience de l’art. Voudrait-il montrer que toute idée reçue a été, a l’origine, neuve et vraie, qu’elle n’a perdu de son acuité qu’en devenant un lieu commun traînant dans tous les esprits ? C’est possible. Mais ce qui est plus frappant pour le spectateur objectif, c’est le caractère superficiel de la réflexion de Flaubert. A propos d’un exemple précis, on fait la même constatation qu’à propos du classement tout extérieur du Dictionnaire. Flaubert reconnaît que « l’art est un sacerdoce », est une idée reçue. Se demande-t-il qui peut émettre pareille idée ? Monsieur Prudhomme ? Soit, le bourgeois moyen aux nombreux aphorismes, mais si c’est lui qui parle ainsi, ce n’est pas parce que, comme le voudrait Flaubert, il appartient à l’espèce bourgeoise et est donc bête par essence, mais en tant qu’il est soumis à une certaine idéologie. La formule : « L’art est un sacerdoce » fait partie d’une certaine tradition fondée sur des réalités sociales, selon laquelle ne peut être artiste que l’homme qui a des revenus confortables, qui n’a pas besoin de travailler, qui, en conséquence peut — et même doit — consacrer tout son temps, toutes ses forces à l’art, par exemple élaborer dans la solitude et le silence des phrases ciselées, des romans policés. C’est précisément le cas de Flaubert (25). Ainsi, parce que Flaubert ne trouve pas les racines sociales des idées reçues, leur contenu idéologique, il ne peut prévoir à quel moment la bêtise risque de le gagner lui-même. C’est pourquoi, quoiqu’il se veuille à tout moment sur ses gardes, il glisse dans son classement des idées reçues des opinions qui sont les siennes propres : il a parfois conscience que ce sont en effet les siennes propres : il a parfois conscience que ce sont en effet les siennes — tout en se défendant contre elles — mais le plus souvent, il ne s’en rend pas compte.
Que Flaubert attaque les idées reçues ou la presse, c’est au nom de la même haine pour la bêtise, une haine virulente, soit, mais qu’il n’analyse ni ne justifie d’une manière précisé, ce qui l’amène à se contredire. Les contradictions vis-à-vis de la presse et des journalistes sont de même nature que l’ambiguïté de son attitude à l’égard des idées reçues. Il est donc particulièrement intéressant d’étudier ce que dans le Dictionnaire il dénonce comme « idée reçue » à propos des journaux. On doit remarquer d’abord qu’il existe deux versions, fort différentes, de l’article Journaux.La première en date, celle du manuscrit A — si l’on admet le classement de Madame Caminiti — est beaucoup plus courte que la seconde. Sa brièveté et, pourrait-on dire, sa spontanéité, la rendent fort intéressante :
Journaux : Ne pouvoir s’en passer — mais tonner contre.
Ici il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une idée reçue, mais, comme souvent dans le Dictionnaire, de l’attitude conventionnelle qu’il est de bon ton d’adopter. Dans ce seul article Flaubert met sur le même plan, sans explication, deux constatations qui sont de nature différente : l’affirmation, d’un état intérieur, d’un sentiment : « ne pouvoir s’en passer », et la constatation d’une attitude visible en contradiction avec ce sentiment — ou plutôt l’invitation ironique à adopter cette attitude : « tonner contre ». Flaubert sait bien que la conduite de quelqu’un n’est plus nécessairement conforme à ses principes ou à ses sentiments.
II dénonce la même contradiction dans l’article Académie :
La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut. (26)
Mais ce qu’il décèle chez les autres lui échappe souvent quand il s’agit de lui. S’il est logique avec lui-même vis-à-vis de l’Académie — il la dénigre, soit, mais ne voudrait pour rien au monde en faire partie — en revanche l’article Journaux décrit si exactement son comportement que c’en est comique. Il n’en a pourtant pas conscience : jamais il ne reconnaît qu’au fond, malgré sa haine envers eux, il a besoin des journaux, fût-ce seulement pour alimenter cette haine ! Que dénonce-t-il dans l’article Journaux : sans doute les contradictions qui imprègnent l’attitude du bourgeois moyen, peut-être aussi son hypocrisie ou du moins son affectation à dénigrer ce qui lui tient malgré tout à cœur. Flaubert sait reconnaître les contradictions qui marquent le bourgeois en générai : il condamne l’idéologie bourgeoise, mais sans s’en rendre compte car il ne la dénonce pas en tant qu’idéologie, il décrit seulement ses manifestations. Mais il s’agit ici du sujet privilégié qu’est la presse. Les journaux sont, avant tout, un moyen de diffusion, le véhicule d’une certaine idéologie. Et ce que méconnaît Flaubert, c’est que les journaux sont aux mains de la classe sociale qui détient le pouvoir de fait, dès avant le Second Empire. La presse n’est pas l’instrument de n’importe quelle idéologie : elle représente l’idéologie bourgeoise. Ce sont bien les journaux bourgeois qu’attaque Flaubert. Il est à remarquer que dans ses lettres ou dans le « sottisier » il ne fait que très rarement allusion aux journaux qui se réclament d’une idéologie différente : les journaux royalistes, la presse socialiste, qui ont d’ailleurs une audience beaucoup moins large. Plus simplement il suffit de reprendre les exemples de journaux que Flaubert donne dans la deuxième version de son article du Dictionnaire : le Figaro, qu’il exècre entre tous, type du journal à fort tirage (surtout après 1866) qui, par son contenu est destiné d’abord à la petite bourgeoisie, et surtout la Revue des Deux Mondes, le Journal des Débats, l’Economiste, qui, malgré leurs nuances politiques — de l’orléanisme au libéralisme, et l’on sait que la différence n’est pas grande à la fin du Second Empire — sont pratiquement écrits à l’usage de la bourgeoisie d’affaires. Ainsi, quand Flaubert juge la presse dans ses lettres, ou, quand, dans l’article Journaux du Dictionnaire, il révèle involontairement son attitude à leur égard, il juge en réalité l’idéologie bourgeoise, l’idéologie de la classe à laquelle il appartient. Et il « tonne », en effet, contre elle, il refuse d’y être lui aussi soumis. Mais, comme il ne peut pas la dénoncer comme idéologie de classe, sa condamnation reste imprécise. Il tente au contraire de faire du bourgeois une espèce dont les caractères de bêtise, d’hypocrisie, d’arrivisme… sont des tares originelles.
En condamnant d’une manière absolue le bourgeois et la bêtise qui lui est propre — et qui se manifeste en particulier dans la façon dont il lit la presse — Flaubert espère se mettre lui-même à l’abri. Parce qu’il voudrait échapper à la bêtise, il imagine que son combat incessant contre elle le protège. Il peut ainsi consacrer ses forces à ce combat, et même, laisser paraître la curieuse attirance qu’il éprouve pour la bêtise. Car il est vrai aussi qu’il « ne peut se passer » des journaux, il est vrai aussi qu’il ne peut se passer de l’idéologie de sa classe, répandue autour de lui de façon diffuse, si bien qu’il ne sait pas la reconnaître lorsqu’elle se déguise, lorsqu’elle est trop proche de lui, ou en lui-même. « Il n’arrive pas plus à définir l’idéologie réelle de sa classe qu’à reconnaître clairement les caractères essentiels de cette classe elle-même » écrit Sartre (27). De la sorte, il se bat obscurément contre elle, sous une forme qu’il qualifie indistinctement de « bêtise » et qu’il croit reconnaître aussi bien chez le prolétaire que chez le bourgeois. Mais il est à remarquer que tous les exemples de sottise qu’il donne dans ses lettres, il les a recueillis de la bouche de bourgeois au sens strictement social du mot, de gens établis, intégrés à la société du Second Empire. Notons aussi que Homais qui, pour Flaubert, est l’un des symboles de la bêtise, n’est qu’un bourgeois arriviste et imbu de lui-même, qui se fraie son chemin à force d’habileté et de rouerie. Car, il faut encore le souligner, la bêtise pour Flaubert n’est pas l’absence d’intelligence. La plupart du temps il s’agit d’autre chose : arrivisme, infatuation de soi-même, bassesse, habileté et hypocrisie mises au service de l’ambition, en un mot, sous toutes ses formes, la faculté de s’intégrer à la société bourgeoise, d’assimiler l’idéologie qui lui est propre. Ces défauts sont aussi ceux que Flaubert stigmatise chez les journalistes de son temps, et nous avons vu que le mot « bêtise » revient souvent sous sa plume pour les qualifier. Ainsi, par le mot passe-partout de « bêtise », Flaubert stigmatise les défauts propres à la classe sociale qui s’affirme comme classe dominante. L’« intellectuel » à l’esprit critique se révolte en lui. Mais ses liens avec la bourgeoisie sont trop forts (28) pour qu’il arrive à la révolte consciente et cohérente contre l’ordre social responsable de ces défauts. Il se contente de la colère ou de l’ironie, quitte à tomber lui-même dans les dangers qu’il signale et qui le guettent à tout moment puisqu’il n’a pas reconnu qu’il était lui aussi soumis à la même idéologie. « Ne pouvoir s’en passer, mais tonner contre » : on est là au cœur des contradictions de Flaubert. La presse est l’objet particulier de ses attaques parce qu’elle est le véhicule de l’idéologie bourgeoise : Flaubert ne peut pas plus la rejeter au néant qu’il ne peut l’accepter tout entière.
On croirait que Flaubert a senti combien il se révélait involontairement dans cette première version de l’article Journaux du Dictionnaire… La deuxième version, du manuscrit c, est beaucoup plus longue et, en un certain sens, édulcorée. La forme en est aussi plus élaborée, plus littéraire peut-être.
Journal : Son importance dans la société moderne.
Ex. : le Figaro.
Il faut toujours déclamer contre eux, tout en croyant ce qu’ils disent.
Les journaux « sérieux » : La Revue des Deux-Mondes, L’économiste,
Le journal des Débats. Il faut les laisser traîner sur la table de son salon, mais en ayant bien soin de les couper avant. Marquer quelques passages au crayon rouge fait aussi un très bon effet.
Lire le matin un article de ces feuilles sérieuses et graves, et le soir en société, amener adroitement la conversation sur le sujet étudié afin de pouvoir briller. (29)
Cet article est beaucoup plus proche que le premier de ce qu’on attend en général du Dictionnaire des idées reçues. Parce qu’il est plus développé, il est plus explicite, mais il est peut-être moins révélateur de la personnalité de Flaubert. Ainsi la première phrase : « son importance dans la société moderne » a la banalité des lieux communs. On retrouve la même idée que dans le premier article : « Il faut toujours déclamer contre eux, tout en croyant ce qu’ils disent », mais elle est moins explosive. C’est l’attitude du bourgeois, ce n’est pas celle de Flaubert. Il serait trop simple de dire qu’il croit ce que disent les journaux. Au contraire, il s’en prend à leur sottise, leur banalité, leur style ridicule. Mais là encore, il ne conteste pas en général l’idéologie diffuse qui les imprègne. Il est soumis inconsciemment à la conception du monde qui les inspire, tout en croyant qu’il rejette leurs propos. Cette phrase, moins concise que la première version de l’article, voile les contradictions de Flaubert. Mais si ce second article éclaire moins l’attitude de l’écrivain, il est très intéressant d’un autre point de vue. Il contient, en effet, une ébauche de situations, il indique en germe des tableaux de roman. Les conseils ironiques de Flaubert sont très précis : « laisser traîner les journaux sur la table de son salon », « marquer quelques passages au crayon rouge », etc., toutes ces indications sont révélatrices de la sottise et de la prétention bourgeoises, mais d’une manière concrète. On voit mieux comment, peut-être à partir d’une idée directrice, Flaubert met en scène ses personnages. A partir du moment où il s’agit d’un roman ; de situations qui se veulent réelles, et non plus du recueil d’« idées reçues » exprimées plus ou moins abstraitement, les contradictions sont enveloppées : contradictions de personnages vivant dans un certain milieux, soumis à une certaine idéologie, mais aussi contradictions de l’auteur qui s’exprime au travers de ses personnages, ou qui exprime par eux ses obsessions, ses ambiguïtés. La forme de ce second article est donc intéressante en tant qu’elle est une transition vers une situation romanesque. Il faudra voir ce qui reste dans les personnages de Flaubert, dans leur bêtise et précisément dans leurs rapports avec la presse, des contradictions de l’écrivain.
Nous avons vu que, dans l’esprit de Flaubert, le « Sottisier » et le Dictionnaire des idées reçues avaient une origine semblable : il s’agit dans un cas comme dans l’autre de dénoncer la bêtise. Plus qu’une parenté d’origine, il y a dans les deux recueils une parenté d’esprit et d’inspiration. Et cela s’explique bien ; toutes les idées reçues, tous les automatismes de la bêtise que Flaubert collectionne dans le Dictionnaire, il pourrait les retrouver — et il les retrouve, en effet, parfois : pensons simplement aux phrases toutes faites, aux clichés — dans les journaux, qui sont la principale source du « Sottisier ». Il y a là deux manières de montrer du doigt la bêtise : le « Sottisier » concerne la bêtise imprimée, le Dictionnaire, lui, s’en prend aussi à la bêtise faite chair, celle des paroles, des gestes, des comportements. Si le Dictionnaire a des ambitions plus vastes que le « Sottisier » inachevé, il reste que dans l’un et l’autre, Flaubert dénonce avant tout, nous l’avons vu, la bêtise dans le langage, et, partant, dans l’idéologie qui l’anime.
Pas plus que le « Sottisier » n’est organisé, les titres de rubriques : « Esprit des petits journaux », « style clérical », etc., n’indiquant qu’un découpage formel, le Dictionnaire n’est, lui non plus, ordonné selon une méthode stricte. Il s’agit, là aussi, d’un classement tout extérieur : les idées ne sont pas ordonnées selon les liens internes qui les apparentent. Ni le « Sottisier », ni le Dictionnaire ne sont analytiques. Flaubert s’attaque à la « bêtise », concept commode et vague qui lui évite un examen plus approfondi. Car sa cible, c’est en fait l’idéologie bourgeoise. Nous l’avons dit, ce n’est pas un hasard si la presse est l’objet particulier de ses haines. Il n’a pas une conscience claire que la presse est par excellence le véhicule de l’idéologie, et précisément l’idéologie de la classe dominante, qu’elle condense cette « bêtise » dont il voit des manifestations partout, dans les paroles, les attitudes, et même le caractère de ceux qu’il rencontre : arrivisme, goût de l’argent. Pourtant dans les faits, c’est bien cette idéologie qu’il vise — et même, en allant plus loin, les bases sociales sur lesquelles elle repose : mais il le fait d’une manière fragmentaire, disparate. Il ne recherche pas les racines sociales de la bêtise — et particulièrement celle des journalistes et des journaux — il n’a pas de méthode pour l’attaquer. Ainsi « l’encyclopédie de la bêtise » ne pourra jamais atteindre son objet, ni même le cerner. Dans le Dictionnaire, il mêle lieux communs, préjugés, citations éculées, indications d’attitudes conventionnelles ; dans le « Sottisier » il accumule des exemples tirés des journaux. Que ces citations, ces constatations soient « ironiques et hurlantes », soit, mais ni la colère, ni l’ironie ne constituent une méthode, elles ne peuvent l’aider à atteindre son but, qui serait de définir précisément la bêtise afin de s’en protéger. Ce Protée qu’est pour lui la bêtise, c’est lui-même qui le crée, en refusant de reconnaître sa véritable origine. Faire de la bêtise une tare originelle, faire du journaliste ou du bourgeois une race aux défauts semblables, c’est mettre des étiquettes sur une réalité dont on évite d’approfondir la nature.
Pourquoi Flaubert se comporte-t-il ainsi ? C’est qu’il est lui-même impliqué dans l’affaire. Un seul homme est visé, lui-même, fait remarquer Sartre à propos du Dictionnaire (30). Flaubert le sent obscurément puisqu’il avoue qu’il est menacé par la bêtise. Mais il ne pousse pas plus loin l’analyse, il ne va pas jusqu’au bout de la révolte, qui le remettrait, lui aussi, en question. « La curiosité maligne de l’observateur est désarmée par la peur de se reconnaître », dit encore Sartre. Flaubert se refuse comme bourgeois : pour ne pas se reconnaître dans le bourgeois, il en fait une espèce et non une classe. Au lieu de rejeter une certaine presse, instrument de classe, il rejette la presse dans son ensemble ; comme si elle était corrompue dans son principe. Il ne peut ainsi en voir que le côté négatif, toxique ; il méconnaît le pouvoir de contestation que pourraient avoir les journaux. Leur formidable puissance, il ne la voit qu’en noir. Mais il ignore que rejeter la presse, ce n’est pas rejeter l’idéologie bourgeoise dont il est imprégné.
Toutes ces contradictions se révèlent pourtant, malgré la forme impersonnelle que Flaubert donne au Dictionnaire : parmi tous les exemples qu’il donne, il s’en trouvera bien un qui, finalement, le visera lui-même. Et, en effet, on l’a vu, il se « dénonce » lorsqu’il présente ses propres opinions — non ressenties comme telles — comme des idées reçues. La forme même qu’il adopte — et d’une manière plus large, le désir qu’il a d’être « absent » de ses romans — révèle sa crainte inconsciente : il refuse de s’« engager ». Aller jusqu’au bout, ce serait renoncer à ce qui l’attache, une certaine forme de pensée bourgeoise, pour laquelle il montre son inclination quand il se livre à son goût pour la parodie. Sa position d’ « intellectuel bourgeois » est ambiguë. En marge de la bourgeoisie d’affaires il ne peut pourtant pas renier la situation sociale à laquelle il doit sa liberté et ses possibilités : contradiction qui le jette tantôt dans la révolte, tantôt dans l’acceptation.
Mais qu’il refuse de contester l’idéologie de sa classe, à laquelle il est soumis, qu’il ne remette pas en cause l’ordre social, qui autorise et encourage l’arrivisme, le goût de l’argent, la « bêtise », tout cela n’empêche que le « Sottisier » et le Dictionnaire offrent matière à réflexion sociale, qu’ils soient en maints endroits un témoignage accusateur. Il reste à voir ce qui, peut-être, est le plus intéressant : comment dans son œuvre romanesque, la seule qui ait reçu sa forme définitive, il met en scène ses personnages dans la société de son temps, quels rapports il établit entre eux et la presse, cette « pierre de touche » des contradictions de Flaubert.
Nicole Frénois.
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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi : Flaubert et la presse – La haine de Flaubert pour les journaux – Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presse – La critique journalistique – L’influence directe de la presse sur Flaubert – Information et documentation – L’intérêt de Flaubert pour l’actualité – Publication et vie sociale 1 – Publication et vie sociale 2 – L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraire – Les personnages romanesques et la presse – La presse dans L’Éducation sentimentale – Conclusion
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(1) A Louis Bouilhet, 2 août 1855, C. IV, p. 83.
(2) A George Sand vers le 15 juin 1867, C. V., p. 309-310.
(3) Cette expression des sociologues est reprise par L. Goldmann in Pour une sociologie du roman, p. 370.
(4) Cf. « La Parole imprimée ne devrait pas avoir plus d’importance que la Parole prononcée ». A la princesse Mathilde, 10 janvier 1867, C. V., p. 265-6.
(5) A Ernest Chevalier, 24 février 1839, C. I., p. 41.
(6) Dossiers de Rouen, t. I, f° 80 bis.
(7) « Sottisier », t. III, f° 2-9.
(8) Cf. la phrase déjà citée du Journal des Débats, p. 48 de cette étude.
(9) Tome IV, aux environs du f° 50 jusqu’au f° 73.
(10) Tome IV, f° 74-77.
(11) T. II, f° 25.
(12) T. I, f° 180 environ.
(13) T. I, f° 190-7.
(14) A Raoul Duval, mi-février 1879. Suppl. IV, p. 170.
(15) Sur cette question, voir l’édition critique de Bouvard et Pécuchet, par A. Cento, Introduction, p. XLIX-LIX.
(16) A. Cento, op. cit., Introduction p. XVII.
(17) A Louise Colet, 17 décembre 1852, C. III, p. 66.
(18) Dict. p. 108, manuscrit A.
(19) Ibid. p. 92.
(20) Ibid. p. 94.
(21) Dict. p. 77, manuscrit
(22) Dans son Appendice au Dictionnaire (p. 266-268), Mme Léa Caminiti donne de nombreux exemples des foudres de Flaubert contre « l’époque » : foudres qui s’expriment tout au long de la correspondance, en 1878 aussi bien qu’en 1848. Ainsi : « Nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons tout ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition ». C. II, p. 279, 19 déc. 1850 à L. Bouilhet.
(23) Dict. p. 204, manuscrit C.
(24) C. V., p. 153, 9 août 1864.
(25) Le fait qu’au XIXe siècle se développe un nouveau « type » d’artiste : le bohème, qui vit au jour le jour, ou l’homme qui s’acharne à vaincre ses entraves sociales (un Vallès, un Zola) est bien entendu une autre question. Il reste que la culture, la possibilité de développer ses dons artistiques sont le privilège d’une minorité.
(26) Dict. p. 49, manuscrit A.
(27) Article cité, La conscience de classe chez Flaubert.
(28) Rappelons son attitude en 1870-1871.
(29) Dict. p. 192.
(30) Article cité.