Les dessous de la lettre de Flaubert au Conseil Municipal de Rouen

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 17

 

Les dessous de la lettre de Flaubert

au Conseil Municipal de Rouen

Une des rares mais sainte colère littéraire de Gustave Flaubert, fut bien celle qu’il souleva au début de février de 1872, à propos du refus manifesté par la majorité du Conseil Municipal de Rouen, dont le maire et ses six adjoints, d’accorder un emplacement dans le centre de la ville, au comité organisé au lendemain de la mort de Bouilhet en juillet 1869. Flaubert qui le présidait avait en vue de consacrer à son ami un monument qui rappellerait ses succès poétiques et théâtraux dans l’esprit de la population. Il allait édifier un monument sur sa tombe au Cimetière Monumental. La souscription ouverte avait été importante et il lui apparaissait d’utiliser le surplus, à une sorte de fontaine publique surmontée de son buste dans un quartier qui en comptait peu. Proposition ambitieuse certes, conforme à l’esprit du temps : on s’intéressait encore beaucoup aux belles lettres, aux arts, malgré les revers proches du Mexique ou de Sedan.

Cent ans après, maintenant que les passions locales sont oubliées, que les susceptibilités des survivants des familles sont bien éteintes ou ignorées, il apparaît plus facile de rappeler par le détail, ce que les documents écrits ou imprimés nous ont laissé de ce petit événement littéraire qui fut surtout connu à Paris et à Rouen. Les journaux parisiens, toujours friands de nouveautés, se gaussèrent avec plaisir de la contre-attaque bruyante de Flaubert et de l’étroitesse d’esprit du conseil municipal à ce sujet. Par contre les journaux rouennais se montrèrent plutôt gênés pour ne pas  dire honteux. Ils n’en parlèrent qu’avec réticence et seulement quelques jours après ceux de la capitale. En toute logique, le contraire eut été plus naturel : Rouen d’abord, Paris ensuite. Les directeurs des journaux rouennais, plus encore que leurs rédacteurs, malgré leur indépendance affirmée, avaient des raisons financières, des soucis politiques, des craintes judiciaires à modérer toute polémique. On demeure surpris que le Journal de Rouen, considéré comme le plus avancé, n’y ait fait aucune allusion.

On peut aussi se demander si Flaubert avait raison de se montrer si véhément et si dépité en adressant cette lettre ouverte à la municipalité de Rouen qui, comme le dit son titre, était chargé d’humour à la normande : « au sujet de son refus d’accorder un emplacement de quatre mètres à une fontaine surmontée du buste de Louis Bouilhet, dont une souscription publique a fait les frais ». S’il devait avoir raison en esprit, n’avait-il pas considéré son ami Bouilhet à une valeur supérieure à celle que les tirages de ses ouvrages, les présentations de ses pièces et finalement les programmes des facultés lui ont réellement accordés ? La vogue locale ou nationale de Louis Bouilhet s’est éteinte lentement, puisqu’avant la dernière guerre, il se vendait encore une cinquantaine d’exemplaires de ses poésies chaque année. Bouilhet apparaît maintenant comme le cinquième poète de sa génération et certainement le premier pré-parnassien. L’amitié humaine dans sa chaleur réciproque et pour le maintien de son souvenir peut provoquer des excès fâcheux. Malgré tout, Flaubert fort bien renseigné a visé juste.

C’est donc ce problème, avec ses multiples coordonnées apparentes ou dissimulées que nous allons essayer de remettre à jour. Les auteurs qui ont ému leur époque ou qui sont revenus en faveur après un temps d’oubli, s’éloignent finalement de l’engouement qu’ils ont suscité à un certain moment.

Comme Corneille à renommée mondiale, autre Rouennais et homme de théâtre comme Bouilhet, nous paraît maintenant fort éloigné de nous ! Pourtant, une sorte d’admiration s’était maintenue tout au cours du XVIIIe siècle, sans doute davantage à Paris qu’à Rouen et plus à Rouen qu’à Paris au siècle suivant, uniquement par patriotisme local. Des chercheurs rouennais ont maintes fois rappelé son souvenir, redécouvert sa maison natale, celle de la banlieue et les ont fait acheter par la ville ou le département, comme un devoir sacré pour y organiser des musées. Jusqu’à la guerre de 1914, son anniversaire de naissance était marqué au Théâtre des Arts par la représentation d’une de ses pièces, ce à quoi, sauf à Barentin pour l’instant, on ne songe plus guère. Même une société locale, l’Émulation depuis la Révolution Française croyait de son devoir spécifiquement rouennais de tenir sa réunion publique annuelle à cette date et d’y couronner solennellement son buste comme au théâtre. Il est vrai qu’elle avait lancé la souscription, puis assuré l’exécution de son monument, réinstallé aujourd’hui devant le Théâtre Municipal. Mais il s’agissait de Corneille, considéré comme professeur d’énergie physique et morale, ce dont les Rouennais du XIXe siècle devenus timorés dans l’esprit d’initiative et d’aventures avaient besoin.

Bouilhet, homme de théâtre et poète comme Corneille, mais à une échelle moindre, n’a point connu la même vogue. Sa disparition rapide et en pleine force de l’âge à quarante-huit ans, fut vivement regrettée dans la ville, parmi les intellectuels qui reconnaissaient son talent et tous ceux qui aimaient le théâtre, quels que soient leur condition sociale, étant alors avec les bals de société, le seul divertissement possible d’une société qui travaillait beaucoup et qui avait ses oisifs. À quel titre, sa mort secoua l’opinion rouennaise ? Il avait quitté Rouen pour tenter la conquête de Paris, la ville où l’on perce parfois, où l’on échoue le plus souvent. Après un séjour prolongé à Mantes, à mi-chemin de Rouen et de Paris, il était revenu à Rouen, grâce à Verdrel, maire de la ville, qui l’admirait, pour devenir directeur de la bibliothèque municipale établie au second étage de l’Hôtel de Ville, poste plus honorifique et de repos que maintenant, ce qui lui permettait de conserver toute son activité littéraire, tout en étant dégagé des soucis matériels, qu’il avait malheureusement trop connus, comme la plupart des écrivains du XIXe siècle.

À Rouen, il avait été élu vice-président de l’association des anciens élèves du Lycée Corneille, à sa création, ce qui dénote une considération de la part de ses condisciples et une marque de sociabilité que Flaubert n’avait guère. Les Rouennais toujours reconnus comme amateurs de théâtre — elle en comptait trois alors, un seul aujourd’hui — auraient été certainement heureux de pouvoir compter un nouvel auteur dramatique aussi renommé que Pierre Corneille. Il semble bien que Bouilhet était plus connu dans la ville, à cause de ses succès théâtraux que Flaubert, malgré le succès Littéraire de  « Madame Bovary », qui n’avait pas fait sourire les Rouennaises pour la valeur de leur réputation.

Divers facteurs locaux à ne pas négliger pour comprendre le succès rapide et inattendu en moins de six mois de la souscription ouverte pour son monument qui monta à 14.000 francs-or : 700 louis, plus de 7 millions de francs légers. Bouilhet était très jovial, farceur même à la manière de Maupassant, extrêmement bon et généreux. Il était estimé et admiré à Rouen par tous ceux qui l’avaient connu au collège royal, à l’Hôtel-Dieu comme étudiant en médecine et au théâtre. Dix ans plus tard, quand une autre souscription analogue sera ouverte en faveur de Gustave Flaubert, pourtant de la même génération, l’enthousiasme des milieux cultivés rouennais sera plus limité et beaucoup moins spontané. Les Rouennais ont eu une admiration pour les Flaubert comme chirurgiens et fort peu pour Gustave comme romancier. Était-ce un métier utile, de rapport et bien respectable ? Pourtant, c’est lui qui a fait survivre les deux autres.

Tout compte fait, la reconnaissance posthume à l’égard de Bouilhet allait davantage pour ses pièces de théâtre dont quelques-unes furent jouées durant plusieurs mois à Paris, beaucoup plus que pour ses poésies qui touchaient seulement un public limité. Son théâtre uniquement en vers, genre alors qui faisait prime et était très en vogue, est pratiquement disparu. Les spectateurs ne le  comprendraient guère. Ses poésies figurent parfois dans des anthologies. Aujourd’hui, on le connaît peu même dans les milieux réputés cultivés. Un excellent auteur de la campagne normande, pourtant Cauchois, me disait deux ans avant sa mort, qu’il n’avait pas eu l’occasion de parcourir son œuvre. De nos jours, notre époque conditionnée est rendue plus sensible aux équations mathématiques et aux formules chimiques qu’aux alexandrins qui ravissaient nos pères : ainsi s’estompent les renommées littéraires.

Louis Bouilhet est seulement vivant parmi nous, grâce à la fontaine à faible débit où les enfants jouant dans le square voisin viennent parfois se désaltérer, étant adossée au Musée-Bibliothèque à l’encoignure de la rue Thiers. De temps à autre, des passants lèvent la tête vers son buste, mais peu ont lu les titres des ouvrages qui l’entourent. C’est donc cette fontaine que Flaubert ne vit pas réalisée, qui fut inaugurée en 1882, laquelle se trouve être à l’origine de la lettre courroucée au conseil municipal d’alors. Le XIXe siècle a vu se multiplier les statues et bustes de célébrités locales dans les villes et les bourgs, mais toujours à la suite d’une initiative privée et d’une souscription publique. Les statues royales étaient seules autorisées sous l’Ancien Régime et il n’y avait dans la ville, à la mort de Bouilhet que deux statues, celles de Corneille et de Boieldieu, nés à Rouen.

Cette idée d’élever un monument à Louis Bouilhet avait été immédiate. Selon Flaubert, c’est le baron Leroy, préfet du département, qui lui en aurait suggéré ce devoir au cours des funérailles et de lancer une souscription publique dans ce but. Il semble bien qu’à l’origine les membres du comité visaient seulement à placer un monument sur sa tombe au Cimetière Monumental. Seulement les souscriptions abondèrent auxquelles devaient s’ajouter la représentation à l’Odéon de Paris, dont les bénéfices s’élevèrent à plus de 4.000 francs, si bien que la commission se demanda si à un monument sur sa tombe, ne pourrait pas s’ajouter une marque publique dans la ville. La guerre de 1870 suivie de l’occupation allemande mit un arrêt provisoire à cette réalisation.

Ce fut donc en août 1871, le mois suivant le départ des troupes ennemies que Flaubert demanda au maire de Rouen qu’une fontaine fût élevée pour maintenir vivant le souvenir de Bouilhet. Quoi qu’on ait pu dire, il semble que Nétien qui avait remplacé Verdrel comme maire n’était pas véritablement opposé à ce projet. Flaubert d’ailleurs ne l’a jamais mis personnellement en cause. L’opposition véritable est plutôt venue du sein du conseil municipal.

Les maires et adjoints des villes étaient alors désignés par le ministre de l’Intérieur et choisis en fait par le préfet sur la liste des conseillers municipaux. Nétien, négociant en vins était adjoint depuis 1866. Il était riche et l’administration lui accordait 40.000 francs de revenus. Le préfet le jugeait : « essentiellement honorable et offrant les meilleures garanties de capacité et de dévouement ». Sa conduite durant l’occupation avait été fort digne et courageuse. Au renouvellement du 30 avril 1871, dans la ville encore occupée, il fut réélu en tête de sa liste. Tous les conseillers municipaux étaient des notables, le frère de Flaubert fut réélu le neuvième, mais il devait démissionner presque aussitôt. Le motif en est fort mal connu car sa lettre de démission n’a pas été conservée. À un questionnaire général du ministre de l’Intérieur, le préfet lui répondit qu’à ces élections, le parti radical et révolutionnaire n’a eu aucune liste élue dans le département, que le parti républicain et modéré, ami de l’ordre et du gouvernement, a été victorieux dans 747 communes, que les nouveaux conseils municipaux sont presque tous entièrement formés des mêmes membres que ceux élus en août 1870, lesquels avaient été précédemment désignés en 1866. Leurs membres ayant individuellement juré fidélité à la Constitution et à l’Empereur, simple formalité peut-être, exprimée sans conviction, mais quand même geste moral.

Il ne faut pas oublier qu’au moment où Flaubert adresse au maire de Rouen sa demande, le 2 août 1871, la France est à quatre mois de la fin de la Commune, événement parisien certes, mais qui a, par ses suites, troublé politiquement l’opinion et seulement à un mois du départ de Rouen des troupes prussiennes. Sa demande ne vint qu’en décembre devant le conseil municipal. Nétien, maire de la ville, n’y aurait pas été préalablement hostile, puisque selon la correspondance de Flaubert, il aurait accepté que cette fontaine puisse être installée auprès de la gare de la rue Verte. Dans une autre de ses lettres, il est allé voir un terrain près de la gare du Nord. En tout cas, dans sa correspondance, aucune hostilité ultérieure envers Nétien.

Celui-ci a dû se heurter à une opposition sourde d’une partie de son Conseil Municipal. Au préalable, une commission examina sa proposition. Elle fut présidée par Nion, adjoint, frère du camarade de Lycée de Flaubert, et le rapporteur fut Decorde, avocat, poète à ses heures, mais sans éclat, par surcroît membre de l’Académie des Belles Lettres de Rouen. Flaubert devait exercer sa verve vengeresse contre lui et non sans raison, le maintenir ainsi, plus que ses autres confrères dans l’immortalité académique. Malgré l’incendie survenu il y a une cinquantaine d’années aux combles de l’Hôtel de Ville de Rouen où se trouvait le dépôt des archives de la ville, la minute de ce rapport léchée par les flammes est encore partiellement lisible. Son examen fait supposer qu’elle a dû être composée par un rédacteur ayant assisté aux séances de la commission. Elle est fortement raturée et seulement signée par Decorde. Il est certain que ce scribe a cherché à traduire l’opinion entendue au cours des réunions. On peut même remarquer que les mots raturés ont été remplacés par d’autres plus diplomatiques. Aucun des onze membres qui votèrent contre le rapport tel qu’il fut présenté n’appartenait à cette commission de six membres, ce qui fait supposer qu’elle fut sciemment choisie. L’analyse de la minute initiale de ce rapport témoigne de l’embarras de ces six membres de trouver des arguments convaincants et assez nombreux pour justifier son refus à la demande du comité : certains sont vraiment maladroits ; le dernier paragraphe a été complètement barré.

Cette commission finalement proposait en dernier ressort que le comité pour employer les sommes, dont elle disposait, offrît au musée le buste de Bouilhet où il rejoindrait quelques autres enfants célèbres de la ville et « le buste de Bouilhet serait bien placé parmi les illustrations locales ». Il semble bien que les principales raisons, sur lesquelles revint Flaubert dans sa réplique, en cachaient d’autres plus théoriques, voire même politiques et religieuses, qu’on n’osait exprimer en plein jour. Si bien qu’à la séance publique du 8 décembre 1871, le débat fut assez vif.

Trois conseillers défendirent la proposition du comité Bouilhet s’élevant contre les conclusions du rapport. Frédéric Deschamps, avocat, qui, sous le Second Empire avait été à l’origine du rachat du donjon dit Tour Jeanne d’Arc, manifestation des républicains de 1848, contre l’érection du monument de Napoléon Ier, toujours sur la place de l’Hôtel-de-Ville, était l’un des deux vice-présidents du comité Bouilhet. Conseiller minoritaire, il défendit la valeur littéraire de Bouilhet, mise à mal dans le rapport lu par Decorde qui lui répondit aussitôt qu’on demandait pour Bouilhet « un honneur considérable, qu’il ne faut pas prodiguer, un honneur presque unique dans notre ville, où Corneille et Boieldieu ont seuls des statues ». À leur avantage, ceux-ci étaient nés à Rouen, tandis que Bouilhet était né à Cany et n’était pas véritablement enfant da la ville. Il avait certes fait ses études au Lycée de Rouen et son passage avait été fort court à la direction de la bibliothèque municipale, deux ans à peine « fonction, déclara-t-il, dans laquelle M. André Pottier a rendu des services bien plus distingués ». Peu de choses le rattachait à Rouen. « C’est un littérateur distingué, mais son talent n’est pas tellement considérable qu’il mérite cet honneur excessif », ajoutait encore Decorde.

Raoul Duval, député, ancien avocat général et ami de Flaubert, lui répondit finement : « Quand il était vivant, dans la période du succès, nous l’appelions ; notre Bouilhet… Il a été choisi comme bibliothécaire parce que la ville de Rouen l’honorait en l’attachant à elle par cette fonction, à un homme qui avait conquis une situation élevée dans la littérature ». À quoi toujours intarissable, Decorde lui répondit : « Qu’un tel hommage rendu, à Bouilhet était bien prématuré, sa réputation  d’auteur dramatique n’était pas suffisamment faite. Son talent est loin d’être à l’abri des critiques » et qu’à Cany son buste y serait plus logique. « Si l’on ne trouve pas que ce soit un théâtre assez grand pour son mérite, il est à craindre que l’on ne cherche à le placer ici sur un piédestal beaucoup trop considérable pour sa gloire », ce qui paraît démontrer que Decorde avait une hargne personnelle contre Bouilhet et essayait de le rabaisser comme poète pour justifier le refus de la commission. Mais était-ce la véritable raison ?

Vaucquier du Traversin défendit encore la cause du comité : « La gloire littéraire de Bouilhet était rouennaise au temps de son triomphe, Rouen le revendiquait comme un de ses enfants, c’est à ce titre que nous avons applaudi à ses succès ». Rien ne fit, le siège était fait. Aucun autre membre de la commission ni davantage de la municipalité ne crut devoir prendre la parole, si bien que Décorde apparaît comme le seul maître d’œuvres de cette affaire. Finalement, à la demande de Deschamps, le vote eut lieu par appel nominal : 13 voix pour l’adoption du rapport rejetant la demande du comité Bouilhet dont celles du maire et des six adjoints, mais 11 voix contre et 1 abstention ; 10 conseillers étaient absents. On peut se demander si le Conseil Municipal n’a pas voulu créer un précédent ou s’il a voulu pour des raisons politiques refuser cette proposition qui ne devait financièrement rien coûter à la ville ? Aussi, Flaubert ne s’est pas montré injuste à l’égard de Decorde en l’attaquant et le critiquant dans son œuvre littéraire et en publiant la lettre publique adressée au Conseil Municipal.

La correspondance de Flaubert nous éclaire sur ses démarches. Entre les 5 et 12 décembre 1871 il écrivait à Madame Roger des Genettes : « Vous savez que nous allons faire, à Rouen, un petit monument à Bouilhet. De ce côté-là, j’ai encore des embarras graves. Il me semble que je manie son cadavre tout le long de la journée. Jamais plus large dégoût ne m’a submergé. Tant que je suis dans l’action, je m’y livre avec furie et sans la moindre sensibilité. Mais j’ai des heures dans le silence du cabinet qui ne sont pas drôles ». Confession intéressante dans la mesure qu’on devine l’hypersensibilité naturelle ou acquise de Flaubert. On le pense uniquement attaché à la littérature, désintéressé des problèmes de la vie courante et on le voit ici opiniâtre et tenace pour un sujet qu’il a à cœur de voir réussir. En affaires, non pour lui mais pour une cause, il se montrait Normand, n’aimant pas perdre. D’ailleurs, les lettres publiées qu’il adressa à son éditeur Michel Levy laissent apparaître qu’il était moins désintéressé pour ses intérêts qu’on l’avance généralement. Il demande à Philippe Leparfait, héritier seulement littéraire de Bouilhet, étant alors à Paris, vers la fin de l’année 1871, de lui adresser le rapport complet de Decorde et aussi la copie de la lettre de Baudry, dont il avait besoin pour préparer sa réponse. Il a essayé par l’un de ses amis que Cusson, avocat et en même temps secrétaire général de la mairie, consentît à en lui donner une copie et il écrit encore à Philippe Leparfait : « J’en aurai besoin, car mystère, je veux cingler jusqu’au sang les fesses du Conseil Municipal » et toujours au même, comme son frère Achille venait de lui écrire : « Que la décision du Conseil Municipal fait très mauvais effet dans la ville et que l’association des anciens élèves du Lycée, qui va se réunir bientôt, se propose de faire une demande au Conseil municipal ». Il conclut : « Il faut que tout leur tombe sur la crête ». La fureur outragée se manifeste dans son opuscule. Il est alors à Paris pour les dernières répétitions de « Mademoiselle Aïssé », et pour l’édition du volume des « Dernières Chansons ». Bouilhet l’occupe sur plusieurs points.

 

***

Ainsi sa réponse au vote du Conseil Municipal est apparemment personnelle, mais en réalité au nom du comité où il faisait sans doute la pluie et le beau temps. Sa lettre répond sur quatre points aux termes du compte rendu analytique paru dans les journaux rouennais. En premier, le comité a-t-il détourné en droit les souscriptions et la pensée des donateurs en substituant une fontaine dans la ville à un monument sur son tombeau ? Ceux-ci accepteront-ils cette transformation ? Flaubert rappelle que la souscription a produit 14.000 francs-or, que le marbre a été promis par le ministère des Beaux-arts, que le sculpteur choisi par eux renonçait par avance à toute rémunération. « Tous ces gens-là, répond Flaubert, grands ou petits, illustres et inconnus, n’ont pas donné leur temps, leur talent et leur argent, pour construire dans un cimetière un tombeau aussi dispendieux, un de ces édicules grotesques où l’orgueil tâche d’empiéter sur le néant et qui sont contraires à l’esprit de toute religion comme de toute philosophie ». Lorsqu’on connaît le Cimetière Monumental de Rouen, équivalent du Père-Lachaise de Paris, où l’orgueil et la vanité des solides familles bourgeoises du XIXe siècle ont rivalisé de grandeur, et de faste, la remarque de Flaubert prend une valeur supplémentaire pour la hiérarchie des fortunes provisoires.

Comme le Conseil Municipal de 1869 avait accordé dix mètres carrés de terrain et une souscription de 500 francs pour le monument, avec sa superbe, il la refuse et il s’offre de payer à la ville le terrain, puisque « nous sommes dans un siècle de gros sous ». Il rappelle que le monument érigé sur la tombe de Bouilhet a été réglé par le comité. Il est revenu à 3.000 francs avec le médaillon en profil, si bien qu’il lui reste 11.000 francs de boni et à utiliser autrement.

La seconde remarque relevée par Flaubert tient à l’hypothèse amorcée dans le rapport de Decorde visant le cas possible, où faute de subsides, le comité laisserait la fontaine inachevée. Le procédé était plutôt mesquin et semblait manquer d’élégance ou d’intelligence. Dans ce cas, la ville serait contrainte de le terminer au détriment de son budget et des impôts des contribuables. Avec sa superbe, Flaubert y répondit : « Nous sommes tous assez riches pour tenir à notre parole ».

À la troisième objection concernant le refus du Conseil Municipal à la demande du comité, Flaubert rappela que l’ancien maire Verdrel, dans un banquet offert à Paris à Louis Bouilhet, à la suite d’un de ses premiers succès théâtraux, y ayant amené soixante Rouennais par le chemin de fer, celui-ci l’avait appelé dans son enthousiasme : « une des gloires de Rouen ». Par nature, les Rouennais ne sont pas facilement prodigues en compliments. Alors, la petite presse parisienne s’était longuement moquée de l’engouement des Rouennais pour leur compatriote Bouilhet, demeurant alors à Mantes. Le Charivari, sorte de Canard Enchaîné de cette époque, avait caricaturé sa pièce d’Hélène Peyron recevant les hommages des Rouennais lui apportant des gros bâtons de sucre de pomme et des chemineaux, cette pâtisserie disparue que Homais venant à Rouen rapportait, dans son mouchoir noué aux quatre coins, à sa chère épouse. Sur cette caricature, Flaubert y était même représenté conduisant le « char des Rouennais ». Alors Bouilhet était considéré comme un vrai Rouennais et l’on se serait battu si l’on avait soutenu le contraire. Hélas, après sa mort, Bouilhet n’était plus pour certains « natif » de Rouen ; le rapport le rappelait et en faisait même l’argument central de son refus, ce à quoi Flaubert répliqua : « N’importe d’après vous, il s’ensuivrait que si un homme éminent est né dans un village de trente cabanes, il faudrait lui élever un monument dans ce village, plutôt que dans le chef-lieu de son département et pourquoi pas dans le faubourg, dans la rue, dans la maison, dans la chambre où il est né ». On retrouve le procédé de l’outrance qui est bien dans la ligne flaubertienne et notamment dans son livre inachevé de Bouvard et Pécuchet.

La quatrième remarque de Flaubert, la plus intéressante et la plus vengeresse concerne les doutes émis par le rapporteur concernant le « mérite littéraire » de Bouilhet. La réponse représente le tiers de l’opuscule. C’est ce qui avait dû vexer le plus Gustave Flaubert, pour qui les véritables amis étaient jugés intouchables et probablement ce passage : « Rouen est un piédestal trop grand pour sa gloire », l’appelant comme Corneille une « illustration rouennaise » de même que Fontenelle, Boieldieu et le peintre Court. Les gardiens vigilants du budget municipal se transformant en censeurs amers avaient oublié malgré leur souci de précision quelques autres « illustrations rouennaises » que Flaubert leur rappela : Géricault, Saint-Amant, Boisguilbert, Cavelier de la Salle, Louis Poterat. Il oublia Thomas Corneille dont on ne parle d’ailleurs jamais à Rouen. Tous auraient pu avoir à Rouen, ou leur statue ou leur fontaine, si un comité semblable à celui formé en faveur de Bouilhet avait été créé par leurs admirateurs.

Flaubert, fort bien renseigné, cite d’autres auteurs célèbres qui, à cette époque, n’avaient pas non plus leur statue dans leur ville natale : Rabelais, Montaigne, Ronsard, Pascal, Balzac. Par contre, on pouvait voir à Nogent-le-Rotrou, à Gisors, à Pontoise, les statues des généraux de Saint-Pal, Blammont, Leclerc, parfaitement inconnus de nos jours, mais aussi celle de Morny à Deauville et devant la cathédrale de Sées, celle de Conté, inventeur bien connu d’une marque de crayons. Flaubert n’oubliant pas le souci financier des édiles rouennais ajoute ironiquement : « Cela est fort bien, si les deniers publics n’en ont pas souffert. Ceux qui aiment la gloire doivent la payer ». Il y a peut-être dans sa remarque un autre souci : rappeler sans l’exprimer la statue équestre de Napoléon Ier sur la place de l’Hôtel-de-Ville, élevée sous le Second Empire et qui, malgré une souscription publique, avait finalement coûté fort cher au budget municipal.

Flaubert ne goûta pas la remarque que la dernière pièce écrite par Bouilhet, encore non représentée mais en répétition, pourrait connaître un échec et il répondit par un argument : « Si la pièce fait de l’argent, Bouilhet est un grand homme, si elle tombe, il ne l’est plus ».

Bien entendu, la majorité du Conseil Municipal ayant obtenu ce vote se tint coi et s’abstint de répondre, ce qui est une stratégie mais ce silence devant une attaque aussi brûlante a peut-être caché son embarras. À l’analyse du rapport, on s’aperçoit que Decorde et ses amis avaient avancé des arguments sérieux qui dépassaient la défense de « gros sous ». Aussi la charge de Flaubert contre Decorde, le principal instigateur, n’est pas aussi exagérée qu’on pourrait l’admettre à première vue. Il l’attaqua surtout comme poète, puisque les applaudissements de ses confrères avocats, académiciens ne lui avaient pas manqué.

Decorde devait mourir âgé en 1901, comptant soixante-trois années d’inscription au Barreau de Rouen, ayant été formé par Senard, l’avocat de Flaubert pour « Madame Bovary ». Ses collègues du Barreau lui avaient fêté ses cinquante années d’avocat et l’un d’entre eux crut devoir le complimenter en vers de circonstance, commençant par ce quatrain :

Prix d’honneur Rhétorique ! Au concours du collège

Decorde lauréat ! Longs applaudissements,

Puis, nous tous à l’envi, nous lui faisons cortège

Et cela fait déjà plus que la cinquantaine.

Les avocats rouennais de 1880 avaient des loisirs et pouvaient interroger les Muses qui se montraient plutôt ingrates à leur égard. L’opinion d’un autre avocat, Homais au nom prédestiné, en prose semble plus retors et malicieux : « Vous vous êtes même quelquefois livré, au milieu de nous, avec succès, aux inspirations de la Muse et vous n’avez pas tenté de la conduire sur les hauts sommets… Vous avez été souvent le poète agréable de la fine observation et du bon sens ».

Decorde versifiait, rimaillait agréablement, mais n’était pas doté du don de poète qui est inné et que l’on peut seulement perfectionner par le travail. Pour son malheur, il avait publié ses œuvres dans le précis de l’Académie de Rouen où il était entré en 1859. Dans cette collection on y retrouve six poèmes aux titres édifiants : La réception académique, les importations anglaises, un cours de cuisine, la conversation, les petits cadeaux et un bourg en progrès. Leur lecture fait penser que Decorde offrait des analogies avec les créateurs de scènes de revues locales ou de poètes de salons. Flaubert a repris quelques vers du bourg en progrès de Saint-Tard…

Dont le nom peu connu

Sans doute, jusqu’à vous n’était jamais venu !

Il possédait pourtant, chose digne d’envie,

Un bureau de police et de gendarmerie

La justice de paix et l’enregistrement

Un hospice assez grand, légué par testament

En dépit de l’octroi, contre lequel ils grondent

Les débits de liqueurs et les cafés abondent.

Sa primesauterie ne s’élevait guère au-dessus du sol. Combien de sociétés savantes ont abusé dans leurs recueils de ces sortes de poésies qui nous paraissent aujourd’hui à la fois comiques et burlesques, ternissant d’autres articles sérieux auxquels on se réfère encore volontiers de temps à autre. Les poésies de Bouilhet sont tout de même d’une autre veine. Il aurait été donc plus prudent que Decorde se garde de son jugement, vengeance, de jaloux peut-être mais non de connaisseur à l’égard d’un auteur plus doué que lui, ce qui n’explique pas tout. Dans la circonstance, Flaubert, outré sinon furieux, s’éleva en moraliste avec sa célèbre boutade qui a fait fortune : « Conservateurs qui ne conservez rien », recommandant au Conseil Municipal de Rouen de marcher dans une autre voie, de changer d’esprit et d’avoir quelque initiative enfin : « Tout votre effort intellectuel consiste à trembler devant l’avenir » forme remarquée du caractère rouennais depuis des siècles.

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Flaubert aurait aimé que sa lettre fût publiée dans l’un des trois quotidiens rouennais. Il comptait sur le Nouvelliste dont le directeur était alors Charles Lapierre. Celui-ci, ami du romancier, n’osa la publier complètement. Grâce à un intermédiaire il réussit à la faire paraître intégralement dans le Temps de Paris, à la date du 28 janvier 1872. Elle fut reprise en partie dans le Nouvelliste de Rouen du lendemain, mais tronquée de toute la partie concernant les talents de poète et de critique de l’académicien Decorde. Il est vraiment regrettable que Charles Lapierre, dans ses souvenirs sur Flaubert qui parurent seulement après sa mort, ait glissé sur ce point et ne nous ait point relaté par le détail les raisons professionnelles ou judiciaires de son refus. Car celui-ci, dès le 7 janvier, avait regretté le vote malheureux d’une faible majorité. Il avait suggéré que la proposition fût reprise à une séance où le Conseil Municipal aurait été davantage plus au complet. Il avait évoqué les banderilles de la presse parisienne du Gaulois, du Figaro, du Petit Journal, du Français qui en avaient parlé « en termes assez durs pour notre amour-propre local ». Le Moniteur du 5 janvier, sorte de journal officiel non seulement administratif, mais publiant également des articles littéraires et scientifiques, avait été le plus dur, reprochant au Conseil Municipal « bien que la ville manque absolument d’eau » de refuser cette fontaine gratuite, pour le seul motif que Bouilhet n’était pas né à Rouen, et qu’il considérait que son mérite littéraire n’était pas suffisant, « raisons qui lui paraissaient bien faibles ». Le Journal du Havre s’était emparé du même sujet et suprême offense départementale disait « gracieusement », en parlant des objections municipales : « Voilà bien trois raisons rouennaises ». De quoi ulcérer davantage l’orgueil de la ville ! Lapierre, mal à l’aise, lui répondit : « Nous prendrons la liberté de faire observer à notre confrère (havrais) qu’il se hâte un peu trop de mettre sur le compte du public ce qui doit être exclusivement porté au passif de treize conseillers municipaux ». La lettre de Flaubert avait donc porté et les treize conseillers mis en cause savouraient silencieusement, et sans doute honteusement, leur étrange succès.

Le Journal de Rouen ne prit pas part à ce débat, ni d’un côté ni de l’autre.

Outre la parution de l’analytique de la séance, envoyée par la mairie, la seule allusion relevée se borne à une remarque de son habituel correspondant parisien, à la suite de la première représentation d’Aïssé au théâtre de l’Odéon. Paul de Brescy, devant le refus manifesté par le Conseil Municipal d’autoriser la pose d’une fontaine, proposait une édition complète des œuvres de Bouilhet parues dans diverses revues, sous différents formats, sur du papier de luxe, laquelle serait toujours prisée des nombreux collectionneurs rouennais, ainsi Bouilhet « se serait élevé un monument à lui-même ». Ce silence, certainement voulu, dans le journal considéré comme le plus avancé demeure surprenant pour diverses raisons. Le plus curieux est de constater que la lettre, telle qu’elle a paru dans le Temps, a été imprimée sur les presses du Nouvelliste de Rouen, quelques jours plus tard, pour le compte de Michel Levy. Elle fut tirée à 1.000 exemplaires et vendue 0,50 F pièce. Il est impossible de savoir si elle fut recherchée dans la ville. Toutefois, Raoul Aubé, qui devait être jusqu’après la guerre de 1914, avec Pinchon, dit la Toque, l’un des amis de Maupassant, l’un des deux sous-bibliothécaires de la ville, écrivait dans le Tam-Tam, hebdomadaire des théâtres rouennais : « L’auteur de « Madame Bovary » vient de publier un petit opuscule où il fustige de la belle façon le vote si regrettable de notre Conseil Municipal relatif au projet concernant Louis Bouilhet », et comme si tous les Rouennais évitaient les dépenses inutiles, il engageait ses lecteurs à se le procurer : « Ils ne regretteront pas le demi-franc que cela leur coûtera ». Ainsi donc apparaît une sorte de malaise et de regret à la suite du vote du conseil municipal que la lettre de Flaubert, si acide qu’elle puisse paraître, concrétise assez bien.

Les années passèrent. Flaubert attendit le renouvellement du Conseil Municipal pour reprendre son offensive en faveur du projet. Decorde, prudemment ou volontairement, ne se représenta pas. Huit conseillers, élus en 1871, furent réélus. Des républicains entrèrent au conseil. Le nouveau maire fut Barrabé, qui avait voté en 1872 contre le projet de la fontaine. Flaubert lui écrivit deux lettres au nom du comité qui demeurèrent sans réponse. Il en fut cependant question en 1876, lors d’une séance publique. Le Docteur Leplé, partisan de celle-ci, fut choisi comme rapporteur, ce qui devait par la suite le faire entrer dans le comité Bouilhet et en devenir le président à la mort de Flaubert. Cette fois, le Conseil Municipal adopta la proposition à l’unanimité, ce qui est encore surprenant. Tous le firent-ils avec conviction ? Redoutant une nouvelle polémique dont ils n’auraient pas été les bénéficiaires et craignant le ridicule de leur opposition, les huit conseillers du vote de 1872 préférèrent émettre un vote différent, alors que la proposition était exactement la même.

Le Conseil Municipal accorda alors d’emblée le pan coupé de la rue Thiers du Musée Bibliothèque en construction. Le projet fut confié à Sauvageot, architecte de la ville. Une lettre de Flaubert montre qu’il fut satisfait de son projet. Réalisé, il devait revenir à la somme de 8.000 francs-or. À la mort de Flaubert, la fontaine n’était pas encore posée, et elle fut seulement inaugurée en 1882. Il avait écrit à Laporte en mars 1877 : « Quand le père Leroy (le préfet) a eu l’idée d’élever un monument à Bouilhet, il ne se doutait pas de l’embêtement qu’il me préparait ».

Si on devait s’en tenir aux apparences de sa lettre au Conseil Municipal, on pourrait penser que la cause principale de son refus due au fait que Bouilhet n’était pas né à Rouen, que son talent littéraire était limité et, autre argument majeur, que le comité ne disposait pas des fonds nécessaires à cette édification. Il semble que les causes initiales de ce refus municipal étaient véritablement autres, et que le Conseil Municipal de 1871 s’était bien gardé de formuler.

Une lettre de Paul Baudry, artiste peintre, au maire de Rouen, datée du 30 janvier 1872, quelques jours seulement après la connaissance de la lettre de Flaubert, ouvre d’autres perspectives : « …quoiqu’il ne m’appartienne pas de figurer officiellement dans les débats soulevés à cette occasion, je vous demanderai la permission de les résumer en quelques mots. Je puis le faire avec autant d’impartialité et de réserve que je n’y suis personnellement intéressé à aucun titre, ni directement, ni indirectement… ». On pourrait croire qu’il s’agit d’un neutre, d’une sorte d’arbitre, En fait, se fiant à la date, devant les murmures de la ville, il peut s’agir d’une sorte de contre-feu pour arrêter l’offensive des opposants et rassurer le maire qu’il est suivi par la population. La suite de la lettre témoigne qu’il s’agit d’un partisan : « L’honneur exceptionnel que certaines personnes réclament pour M. Louis Bouilhet ne doit être accordé que dans des circonstances rares et exceptionnelles, aussi sans cela il perdrait tout son prix. Il doit être surtout et uniquement réservé à ceux qui ont rendu à leur ville natale ou à leur pays un véritable service, quel que soit du reste ce service ». Il demeure surpris qu’un monument n’ait pas été élevé à André Pottier, « notre éminent et regretté bibliothécaire municipal » avant Bouilhet, qui ne l’a été que deux ans. Il se montre également favorable à un souvenir de Poterat, le faïencier rouennais, et bien davantage au vénérable Jean-Baptiste de la Salle, instituteur des frères de la doctrine chrétienne qui, « après avoir passé chez nous une grande partie de sa vie et avoir fondé une des plus belles institutions dont un pays puisse s’honorer, n’a même pas son nom inscrit près de la maison dans laquelle il mourut ». Louis Bouilhet a-t-il des titres suffisants pour mériter la rare distinction que l’on sollicite pour lui ? Bouilhet n’est pas né à Rouen, et est-il si grand poète ? « Si donc dans l’état actuel des choses, et dès maintenant, on se hâtait d’ériger le buste de M. Louis Bouilhet sur l’un des monuments de notre ville, on s’exposerait à commettre une erreur. D’ailleurs, s’il suffisait, pour mériter d’avoir son image sur quelque place ou dans quelque carrefour, d’avoir fait une excursion plus ou moins sérieuse dans le domaine des Lettres, n’y aurait-il pas lieu de craindre que nos voies publiques ne fussent un jour obstruées par une foule d’images et de représentations dont le souvenir n’aurait véritablement rien de sérieux, ni d’utile ». L’opinion de Paul Baudry appuie celle de Decorde et a le mérite d’être plus précise. Un autre détail renforce encore celle-ci, venant du Docteur Hellis, ancien médecin-chef de l’Hôtel-Dieu, et adressé à Floquet. Il lui fait part du décès de Bouilhet en juillet 1869 » ne lui manifestant aucune sympathie, lui rappelant qu’il est du clan « d’Hugo, Flaubert et consorts » (1). Avec ces deux témoignages locaux, on doit tenir la raison réelle et profonde du refus d’une partie du Conseil Municipal de 1871, encore napoléonien dans sa plus grande partie.

Il est bon de rappeler que Louis Bouilhet était bien connu comme voltairien, comme l’était Flaubert. Il avait aussi manifesté des sentiments républicains en 1848. Politiquement, il se place à gauche de son ami. Il avait refusé d’aller à la cour de Compiègne, où il avait été invité. Il avait été candidat aux élections d’avril 1848, ayant été désigné par le club de l’enseignement, mais ne fit pas imprimer de bulletins.

Il semble bien que le refus du conseil municipal de 1872 était vraisemblablement dû à des causes politiques et au maintien dans l’opinion de souvenirs anciens. Les catholiques, les légitimistes, les orléanistes, les napoléoniens, regrettant le Second Empire, devaient tous avoir une mauvaise opinion, à la fois politique, religieuse, même littéraire, à l’égard de Louis Bouilhet. D’ailleurs, Flaubert fait remarquer dans une de ses lettres que le maire remplaça rapidement Bouilhet par Frère, un libraire bibliophile, catholique pratiquant, alors que d’autres candidatures parisiennes du monde des Lettres auraient pu être provoquées.

Par contre, en 1876, le Conseil Municipal de Rouen ayant sensiblement évolué dans sa composition interne, celui-ci, par conviction, et pour certains de ses membres, afin de s’éviter le ridicule de nouvelles polémiques, préférèrent renier leur précédent vote, ne faisant plus barrage à la demande du comité. La fontaine fut donc édifiée et accolée au musée-bibliothèque. Elle ne coûta rien au budget municipal, et subsiste aujourd’hui, n’étant plus utilisée. D’autres fontaines anciennes fortement sculptées, rongées par le temps, ou abîmées par le temps, se maintiennent également et ne sont plus, comme celle de Bouilhet, que des décors architecturaux dans la ville.

Il a donc fallu la ténacité de Flaubert, sa fidélité amicale, pour y parvenir. Un siècle après, il était utile pour l’histoire des Lettres de rechercher et de rappeler les véritables causes et les conséquences de cet incident littéraire qui fut relevé et discuté dans un grand nombre de quotidiens du pays. Ce refus initial est le seul demeuré dans l’opinion publique. On ignore généralement que, quatre ans plus tard, un autre Conseil Municipal, d’opinion différente, se montra plus favorable à la demande du comité, et accorda sans aucune discussion ce que le précédent, manœuvré par l’un de ses membres, et représentant une partie de l’opinion de la ville, avait cru bon de lui refuser, en alléguant des motifs qui nous font sourire aujourd’hui. Ils témoignent du manque de largeur d’esprit, de la maladresse des arguments avancés, ce qui fut la cause initiale de cette lettre au Conseil Municipal qui se trouve incluse dans l’œuvre littéraire de Flaubert.

André Dubuc

 

(1) Bibl. mun. de Rouen – Lettres à Floquet par Hellis (dos. 161a ms m. 266, lettre 365) 22 juillet 1869 : « … Nous avons inhumé ces jours derniers M. Bouilhet, qui eût été capable de bien faire s’il n’eût pas été affilié à la coterie de Hugo, Flaubert et consort. Il était à Rouen sans inapperçu, son intérieur était peu honorable, son caractère doux, mais absorbé par sa littérature, c’était un bibliothéquaire un peu ad honorem… ».