Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 27
Flaubert, imitateur de Voltaire ?
Nul n’ignore les pages célèbres de Madame Bovary dans lesquelles Flaubert donne une des clefs du caractère et du destin d’Emma :
« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’Archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. ». (Madame Bovary, 1ère partie VI, Pléiade p. 358-359).
Le contraste entre le bonheur rêvé à travers les romans et la vie tranquille et mesquine qu’elle connaît auprès de Charles sera la source de la mélancolie d’Emma « et elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé ». (p. 361).
Mais si ce passage est fort connu, chacun a vraisemblablement oublié une scène d’une obscure comédie de Voltaire : Le droit du Seigneur — Celui qui passait au XVIIIe siècle pour le troisième poète tragique de la France a, en effet, laissé plusieurs comédies dont certains aspects ont été repris par Beaumarchais (c’est le cas de celle-ci, source incontestée du Mariage de Figaro). Cette pièce aurait-elle inspiré Flaubert ? Voici la scène (acte II, scène 3) :
Acanthe, promise au paysan Mathurin, qu’elle n’aime pas, aime en secret le marquis du Carrage dont la sépare sa naissance obscure. Le dénouement révélera heureusement qu’elle est elle-même noble ; elle épousera le marquis, Mathurin épousera la servante Colette. Ici Acanthe s’entretient avec Colette :
-Acanthe
Dis-moi, Colette, as-tu lu des romans ?
-Colette
Moi ? Non, jamais.
-Acanthe
Le bailli Métaprose m’en a prêté… Mon Dieu, la belle chose !
-Colette
En quoi si belle ?
-Acanthe
On y voit des amants
Si courageux, si tendres, si galants !
-Colette
Oh ! Mathurin n’est pas comme eux.
-Acanthe
Colette,
Que les romans rendent l’âme inquiète !
-Colette
Et d’où vient donc ?
-Acanthe
Ils forment trop l’esprit :
En les lisant le mien bientôt s’ouvrit ;
À réfléchir que de nuits j’ai passées !
Que les romans font naître de pensées !
Que les héros de ces livres charmants
Ressemblent peu, Colette, aux autres gens !
Cette lumière était pour moi féconde :
Je me voyais dans un tout autre monde ;
J’étais au ciel !… Ah ! Qu’il m’était bien dur
De retomber dans mon état obscur ;
Le cœur tout plein de ce grand étalage,
De me trouver au fond de mon village,
Et de descendre, après ce vol divin,
Des Amadis- à maître Mathurin !
-Colette
Votre propos me ravit ; et je jure
Que j’ai déjà du goût pour la lecture.
-Acanthe
T’en souvient-il autant qu’il m’en souvient,
Que ce marquis, ce beau seigneur, qui tient
Dans le pays le rang, l’état d’un prince,
De sa présence honora la province ?
Il s’est passé juste un an et deux mois
Depuis qu’il vint pour cette seule fois.
T’en souvient-il ? Nous le vîmes à table,
Il m’accueillit : ah ! qu’il était affable !
Tous ses discours étaient des mots choisis,
Que l’on n’entend jamais dans ce pays :
C’était, Colette, une langue nouvelle,
Supérieure et pourtant naturelle ;
J’aurais voulu l’entendre tout le jour. »
Certes, le passage de Flaubert, comme la tirade de Voltaire, utilise un thème fréquent de la littérature romanesque depuis le XVIIIe siècle. Romans ou mémoires présentent en effet souvent un personnage de jeune fille, réplique féminine de Don Quichotte ; grande lectrice de romans, elle cherche à vivre réellement une passion « romanesque » et connaît une inévitable déception, qui peut conduire à un dénouement dramatique. Ainsi, dans le Roman Bourgeois de Furetière, Javotte, touchée par la lecture de L’Astrée, ne saurait aimer qu’un Céladon. Ainsi, « Mademoiselle de Montpensier raconte dans ses Mémoires la vie d’une lectrice de Polexandre espérant toujours un grand mariage qui l’introduirait enfin dans l’ordre épico-romanesque, et ce mariage ne se produit jamais » (1). Ainsi, au livre V de l’Emile, Rousseau retrace l’histoire de la « vraie » Sophie qui lui servit de modèle : elle « aimait Télémaque et l’aimait avec une passion dont rien ne put la guérir », elle chercha en vain « quelqu’un qui lui ressemblât » et en mourut — On pourrait donner bien d’autres exemples de cette confusion de l’imaginaire et du réel, et de l’influence pernicieuse d’une mauvaise lecture des romans. Et peut-être, en créant Emma, Flaubert n’a-t-il fait que reprendre, plus ou moins consciemment un thème déjà rebattu. Comme le dit excellemment Roland Barthès : « Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues… L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets ». (Article « Théorie du texte » de l’Encylopaedia Universalis). Et l’épisode des lectures d’Emma au couvent est vraisemblablement pénétré de souvenirs de Furetière ou de Rousseau, aussi bien que de la courte scène de Voltaire que nous avons citée.
Toutefois, il semble que nous puissions aller plus loin. En effet, dans les différents textes considérés, le désir excité par la lecture des romans porte essentiellement sur la nature de la passion et des sentiments. Javotte cherche un Céladon, Sophie un Télémaque, c’est-à-dire un être paré de toutes les qualités. « Ne pensons pas qu’un homme aimable et vertueux ne soit qu’une chimère », dit Sophie à sa mère.
Certes, l’Acanthe du Droit du Seigneur est séduite par les qualités physiques et morales des personnages de romans :
« Que les héros de ces livres charmants
Ressemblent peu, Colette, aux autres, gens ».
Elle souffre… « de descendre après ce vol divin
Des Amadis à maître Mathurin ».
Mais elle assimile immédiatement les Amadis et « le marquis, beau seigneur », qu’elle rencontra. Jeune paysanne — du moins se croyant telle — elle rêve de vivre dans la noblesse ; elle est séduite par le prestige aristocratique autant que par la valeur sentimentale. Et c’est là que nous retrouvons Flaubert. Devenue l’épouse déçue de Charles Bovary, Emma croit vivre un roman pendant les courts instants de la danse avec le vicomte, au bal de la Vaubyessard. Plus tard, aux comices, les attentions de Rodolphe lui rappellent le vicomte : « Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or, s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer » (Pléiade, page 459), et au moment où elle cède à Rodolphe, Flaubert écrit : « Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié » (pages 473-474). Assurément le rêve passionnel est fondamental et « l’existence ordinaire » lui apparaît maintenant entre « les sommets du sentiment ». Mais on peut remarquer qu’Emma aime en Rodolphe des raffinements analogues à ceux qu’elle a goûtés à la Vaubyessard, qu’elle est séduite par une prestance aristocratique qui fascine son âme de paysanne, fille du père Rouault. Ainsi chez Flaubert, comme chez Voltaire, la lecture des romans a des conséquences directes sur l’action : Acanthe réussit, car la comédie permet à la vie de rejoindre le romanesque — elle épouse le marquis, héros de ses lectures.
Emma meurt de ses rêves déçus. Mais surtout Flaubert rejoint Voltaire — ou imite Voltaire — en insistant sur la dimension sociale donnée au rêve.
Peut-on alors dépasser la notion d’intertextualité et penser que Flaubert a plus ou moins consciemment imité cette scène du Droit du Seigneur ? La lecture de quelques pages de la Correspondance peut nous renseigner : le 14 août 1835, Flaubert fait part à Ernest Chevalier de ses projets de lecture : « …puis je lirai Voltaire ». (Édition Conard – I. lettre 17, p. 21). En août 1845, il écrit à Alfred Le Poittevin : « J’analyse toujours le théâtre de Voltaire ; c’est ennuyeux mais ça pourra m’être utile plus tard ». (id. I. lettre 100, page 109) ! Huit ans plus tard, il dit à Louise Colet : « Quand on a avalé du Saint-Augustin autant que moi, et analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire et qu’on n’en est pas crevé, on a la constitution robuste à l’endroit des lectures embêtantes » (id. III. lettre 405, page 260 – lettre du 3 juillet 1853). On retrouve une remarque analogue en 1852 (A.L. Colet – 8-9 mai 1852 – II. lettre 320, page 409).
Cette étude attentive et opiniâtre des œuvres théâtrales de Voltaire avait intrigué Maxime du Camp, qui raconte dans ses Souvenirs Littéraires que « Flaubert s’était adonné (vers 1845) à une besogne dont je n’ai jamais compris l’utilité. Il étudiait, plume en main, le théâtre du XVIIIe siècle ». — Mais Flaubert, dès cette époque, songe très évidemment à utiliser ses lectures ultérieurement dans une œuvre personnelle : « Ça pourra m’être utile plus tard ». Cet avenir est même assez proche puisqu’il se met au travail en septembre 1851 (A Louise Colet, samedi soir, 27 septembre : « J’ai commencé hier soir mon roman ») — sur une idée suggérée dès 1849 par ses amis, si l’on en croit Du Camp : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » (Souvenirs Intimes). On peut penser, comme le suggère J. Bruneau (Correspondance, Pléiade, page 966) que « Flaubert s’exerçait à faire des plans, et (que) l’admirable construction des pièces de Voltaire lui servait de modèle pour ses propres scénarios ».
Nous n’irons certes pas jusqu’à affirmer que Flaubert emprunte à Voltaire l’idée de la jeune paysanne, pervertie par la lecture des romans, au point de chercher à en retrouver dans la réalité l’univers sentimental et surtout le prestige aristocratique. Mais il n’est pas impossible qu’il se soit souvenu en décrivant l’évolution des sentiments d’Emma de la jeune Acanthe du Droit du Seigneur.
Danielle GERLAUD
(Bihorel-lès-Rouen)
(1) Marc Fumaroli : Les Mémoires du XVIIe Siècle au carrefour des genres (Revue du XVIIe Siècle 1972).