Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 37
Sur Boule de Suif et les Rouennais
Il est plutôt curieux que lorsque les Soirées de Médan parurent, la dernière semaine d’avril 1830, les quotidiens rouennais n’osèrent pas en parler. Il est vrai que la bibliographie était rare et courte pour ces journaux rouennais avant tout, paraissant tous les jours, même le dimanche, sur quatre pages. La publicité occupait la valeur d’une demi-page, heureux temps ! Toutefois, dans le Nouvelliste de Rouen du dimanche 3 mai 1880, dans la lettre du dimanche signée par un Parisien sous les lettres XX et qui est peut-être Ernest Daudet, celui-ci donnait souvent un article sur la Quinzaine littéraire et théâtrale, or elle n’a pas paru ce mois-là. Rappelons que le Nouvelliste de Rouen était dirigé par un ami proche de Flaubert, Charles Lapierre, et, par conséquent, de Maupassant. Ce journal était opportuniste. Il avait été un ferme soutien du Second Empire et se plaçait très à droite du Journal de Rouen, qui représentait mieux les idées libérales et voltairiennes de la famille Flaubert. Donc, cette lettre du dimanche se termina par ce curieux paragraphe : « Il s’est fait pas mal de bruit cette semaine dans le monde littéraire, autour d’un livre de pur naturalisme, dont je ne puis parler qu’avec beaucoup de précaution : Les soirées de Médan. C’est un recueil de nouvelles dont les auteurs sont les disciples de M. Zola ou du moins de ses amis. Le maître ouvre la marche par l’Attaque du Moulin qui est la philosophie amère de la guerre. Je veux signaler dans cet ouvrage, mais seulement aux curieux, aux dilettanti, la seconde nouvelle : Boule de Suif, dont l’auteur, M. Guy de Montpassant (sic), est un de vos compatriotes. Je ne chercherai pas le choix du sujet et ne chercherai pas à l’analyser ; aussi bien l’élément rouennais y est fortement traité. Mais ce que je veux dire, et c’est l’avis des maîtres, c’est qu’il y a dans cette fantaisie naturaliste, écrite avec une sobriété magistrale qui donne singulièrement du relief au récit, un talent très personnel et très original ».
Retenons « l’avis des maîtres » : un talent très personnel et très original. Ce qui indique bien que, d’emblée, Maupassant a été remarqué. Il n’avait jusqu’alors publié qu’un volume de vers sous son nom et quelques nouvelles sous différents pseudonymes. Il est plus amusant de reprendre « le choix du sujet où l’élément rouennais y est fortement traité ». Le choix du sujet est une courtisane professionnelle rouennaise, très ou trop gironde, que Maupassant connut seulement après la publication de sa nouvelle à un théâtre rouennais appelé théâtre Lafayette, qui s’y trouvait comme spectatrice. La tradition orale veut que Maupassant l’ait invitée à dîner, ce qui est possible. Les belles de nuit de l’époque, les plus recherchées, les mieux goûtées, étaient ces boules de graisse ou de cellulite, bien différentes d’aspect des actuelles revendicatrices syndicales qui intéressent tant les agents égalitaires du fisc. De son vrai nom, Adrienne Legay était une de ces fortes Cauchoises, pas mauvaise dans le fond, et qui mourut jeune par asphyxie volontaire. L’histoire de l’auberge de Tôtes eut-elle lieu ? Il faut en douter. Nous reviendrons un jour sur ce curieux personnage.
L’auteur de cet article a eu des scrupules et ne voulut pas heurter de front le sentiment patriotique des Rouennais, toujours chatouilleux quand on attaque leurs femmes, même les moins recommandables. Seulement, la bourgeoisie rouennaise, qui sait se taire, mais qui aime tout savoir et qui l’apprend toujours rapidement, par ce phénomène de téléphone appelé aujourd’hui « arabe », a dû intriguer la bourgeoisie qui lisait ce journal. Exprimé de cette manière, cette annonce de Boule de Suif ne pouvait soulever l’ire nationaliste de quelques Rouennais chatouilleux et nationalistes à l’excès. Il ne faut pas oublier que 1880 est à huit ans du départ des troupes allemandes, que des Français n’ont pas encore « digéré » la défaite de 1870, la suite de la Commune, la perte de l’Alsace-Lorraine et, avant tout, les cinq milliards d’indemnité. C’est un sujet grave, presque religieux, et l’esprit de revanche à fleur de peau. Maupassant fut soldat en 1870, il a écrit par la suite assez de nouvelles sur les Prussiens, mettant en avant les francs-tireurs. Il a écrit, avec Boule de Suif, une histoire où le vilain rôle est tenu par un officier teuton, le rôle de la sacrifiée n’est pas une vierge guerrière. C’est une courtisane rouennaise, encouragée avant par les occupants de la voiture de louage, mais délaissée ensuite par eux avec mépris, pour qui Maupassant se montra compatissant et on tire une morale sur ce comportement égoïste et catégoriel. Faut-il en rire, faut-il en pleurer, ou seulement hausser les épaules et sourire de l’inconstance et de l’égoïsme, quand le nœud gordien s’est laissé trancher par dévouement. Donc, ce bout d’article, assez original, est en somme assez diplomatique : le faire connaître aux Rouennais, mais un journaliste parisien ne veut pas attiser le feu sur la susceptibilité rouennaise. L’article aurait certainement été différent si Maupassant avait jugé bon de mettre en cause ou des Havrais ou des Dieppois !
A. D.