Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 51 – Page 7
L’ironie, traduction du masochisme
dans Bouvard et Pécuchet
Parler d’ironie à propos de Gustave Flaubert est devenu un lieu commun et je me serais refusé à choisir un tel sujet s’il ne m’avait semblé que, derrière et au-delà, il y avait quelque chose à creuser, à affiner, sinon à découvrir. Qu’il me soit permis de faire remarquer, d’ailleurs, en guise de préambule, que le lieu commun que nous fuyons et l’ironie que nous recherchons appartiennent l’un et l’autre à la rhétorique et que le Dictionnaire des idées reçues ou le sottisier, l’Éducation sentimentale ou Madame Bovary mériteraient d’être étudiés, au même titre que Bouvard et Pécuchet qui nous a requis, parce que moins exploité, en tant qu’utilisation ironique du lieu commun.
Pour éclairer notre propos, en demeurant dans les limites que nous avons tracées à notre sujet, il nous a paru indispensable d’être aussi pions que Bouvard et Pécuchet réunis et de rafraîchir nos connaissances sur la notion d’ironie, imaginant qu’il serait plus aisé par la suite — dans la mesure où l’œuvre inachevée relèverait bien de l’ironie — de déboucher sur Flaubert en nous interrogeant sur les mobiles de cette ironie perpétuelle dont il semble bien, finalement, être victime/bourreau.
Le Larousse du XXe siècle consacre à l’ironie un long article dont nous ne rappellerons que l’essentiel :
« Sorte de moquerie, jeu de l’esprit qui consiste, le ton y aidant, à ne pas donner aux mots leur valeur réelle ou complète, à mettre en contradiction nos paroles et nos sentiments, à faire entendre le contraire de ce qu’on dit (…). L’ironie, acte de maître par lequel l’esprit humain établit sa supériorité sur le monde, et dont les grandes races seules sont capables. (Renan).
(…) L’ironie est, en rhétorique, ou un trope ou une figure de pensée. Elle consiste dans l’un et l’autre cas, à dire le contraire de ce qu’on pense, de telle manière que le lecteur ou l’auditeur comprenne le sens caché sous cette raillerie. (…) La figure de pensée commence dès que l’ironie se développe en une suite de propositions ou de phrases. »
Suivent quelques exemples — au nombre desquels ne figure pas Flaubert — et l’on arrive à la conclusion dont le style, « émaillé » de lieux communs, mériterait peut-être le fameux point d’ironie proposé par Alcanter de Brahm :
« L’esprit français s’entend à manier l’ironie, tantôt avec une énergie mordante, tantôt avec une grâce légère. » Flaubert n’eût point manqué de noter « l’énergie est toujours mordante et la grâce légère. »
Le Petit Robert se contente d’avancer : « manière de se moquer (de quelqu’un ou de quelque chose) en disant le contraire de ce qu’on veut faire entendre. »
Pour le Dictionnaire de Poésie et de Rhétorique de Morier, dont nous ne pouvons qu’extraire quelques bribes (l’article comporte une cinquantaine de pages), l’ironie serait l’expression d’une âme éprise d’ordre et de justice qui s’irrite de l’inversion d’un rapport qu’elle estime naturel et renverse à son tour le sens des mots (antiphrase) et décrit une situation exactement opposée à la situation réelle (anticatastase). L’ironiste serait toujours à quelque titre un idéaliste, un « juste » conscient de sa supériorité. On pourrait dire à la limite que l’ironie se traduit par une sorte d’inversion de toutes les figures en usage, une déviation de leur but qui devient une dérision, par bouffonnerie non exprimée explicitement, du but habituel, une mise en creux des reliefs et en relief des creux, en un mot une stratégie subtile de construction/destruction.
Si l’on rejette l’ironie comme hypothèse de travail pour une lecture de Bouvard et Pécuchet, le livre n’est qu’un pesant et laborieux assemblage de morceaux disparates, de tranches indigestes d’érudition inutile, une farce qui n’amuse personne, et il faut se ranger à l’opinion d’Hippolyte Taine qui écrivait à Tourguenev qu’il serait bon de dissuader Flaubert de poursuivre sa tâche. Si, au contraire, on admet que tout est ironie, le texte prend un éclairage nouveau et frôle, en dépit de son inachèvement, le chef-d’œuvre.
Le premier chapitre, qui avait été primitivement conçu comme une introduction — ce qui lui confère un caractère d’exemplarité — renferme à lui seul toutes les formes d’ironie énumérées dans les divers traités, puisque tout y est, à des degrés divers, Illustration de la notion endroit/envers qui contraint à une lecture sur double registre. Piège tendu par le narrateur au lecteur qui, entraîné par son élan, est tenté de tout prendre a contrario, même ce qui se doit entendre stricto sensu : ce qui paraît poser problème est parfois innocent et ce qui semble transparent masque souvent un traquenard.
Ainsi, la présentation des deux bonshommes lance, dès les premières lignes, sur une fausse piste. Ne sont-ils pas, comme tant d’autres couples illustres, plaisants en raison de leurs différences, tels don Quichotte et Sancho ? Déjà se dessinent des conclusions où ont leur part la physiognomonie élémentaire et les premiers balbutiements de la parapsychologie : Bouvard est rond, massif, sanguin, d’une vitalité de commis voyageur, Pécuchet étroit, ramassé, étriqué sous sa casquette et d’un sérieux pincé de sacristain. Donc… Donc quoi ? Donc rien, puisque l’antithèse n’est ici qu’une mise en relief de la similitude. Bouvard le gros est l’envers de Pécuchet le maigre et ils sont aussi nettement interchangeables qu’exactement non superposables. À nous de recoller les morceaux d’un seul et monstrueux personnage. L’antithèse, forme première de l’ironie, mène à l’ironie du paradoxe, presque du « non-sense » : ils diffèrent tant qu’ils sont semblables. Leur ressemblance/différence est la clef de la fascination qu’ils exercent l’un sur l’autre où l’on pourrait voir — autre forme de l’ironie — une parodie des étonnements extasiés de l’amour naissant (or ce ne sont pas des Corydons) ou de l’amitié philosophique (or ce ne sont pas des Montaigne ni des La Boétie). Précipités dans le non-être, qui est la manière d’être des imbéciles (mais sont-ils si sots ?), ils auront à tenir leur rôle tout au long du livre où ils seront la négation du héros par ce jeu de l’inversion qui, précisément, caractérisé l’ironie.
Dès leurs premiers pas dans les chemins du savoir, ainsi qu’eût dit leur oncle Homais, les deux compagnons sont présentés sous un jour ambigu : « Ils s’efforcèrent au Louvre de s’enthousiasmer pour Raphaël. À la grande bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact des volumes. Une fois, ils entrèrent au cours d’arabe du Collège de France ; et le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses d’un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une séance de l’Académie. Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus et par cette curiosité leur intelligence se développa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette époque-là. D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère.
Et ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les taisait soupirer pour la campagne. »
Le dit et le non-dit se chevauchent et se contredisent, laissant sur une impression d’incertitude et, une fois encore, l’ironie naît de la destruction du dit par le non-dit. Le dit, c’est leur activité fébrile d’apprentis autodidactes, le non-dit, c’est l’échec, annonciateur des déconvenues qui les attendent : s’enthousiasmer pour Raphaël est l’indice d’un esprit artistique, s’y efforcer signifie que l’on n’y parvient pas, pénétrer dans « la grande bibliothèque » — qui désigne par le biais du style indirect libre la Nationale — est la première démarche de qui veut s’instruire, s’intéresser au nombre exact des volumes part d’une curiosité absurde, assister à un cours au Collège de France pour lequel il n’y a pas d’inscriptions à prendre est plus surprenant que ridicule — tel est bien l’avis du professeur —, tâcher de prendre des notes témoigne que l’on ne comprend pas grand-chose et I’on touche au sublime à rebours de la casquette de Charles Bovary quand on regrette une époque dans la mesure où l’on en ignore tout, ou qu’on fait élection d’un pays pour les sonorités de son nom.
Le dit, c’est bien l’insondable sottise des deux bonshommes et la presque confusion mentale qui les pousse à passer du Collège de France à un petit théâtre vraisemblablement minable, et de ce petit théâtre à l’Académie Française qu’il faut bien considérer — si l’on se réfère aux Idées Reçues — comme le rendez-vous des beaux esprits. Mais le non-dit rend hommage aux divagations des malheureux qui, en réalité, de sujet deviennent objet, possédés qu’ils sont par leur volonté d’être autres, et le dernier paragraphe est significatif à cet égard : ce n’est pas eux qui croisent une malle-poste, comme on s’y attendrait, mais la malle-poste qui les croise, ils ne soupirent pas pour la campagne, mais le quai aux Fleurs les fait soupirer.
Sans insister davantage sur les traits d’ironie qui sont déflorés quand on les souligne trop, notons toutefois que l’asyndète donne une force comique particulière au passage : les expériences sont rapportées sans le moindre lien, ce qui accentue leur désordre, à telle enseigne que l’ironie devient très voisine de l’humour.
Mais il y a une intervention d’auteur qui remet tout en question : « ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. » Des êtres qui souffrent sont-ils dérisoires et, dans l’affirmative, qui est mis en cause dans le texte, qui est moqué ? Convient-Il de rire, de s’apitoyer ou, plus simplement de se méfier ?
D’autres approches sont indispensables pour poser ces questions avec quelque chance d’amorcer une réponse.
Est-il vraisemblable, par exemple, que Bouvard et Pécuchet soit situé de manière aussi précise dans l’espace et dans le temps ? Pour l’espace, sans doute, il y a bien le petit problème de Chavignolles : nous avouerons qu’il ne nous a pas particulièrement excité. Il importe peu que le nom de ce village ne figure pas dans les atlas du Calvados, mais il n’est pas indifférent que les coordonnées soient fournies : entre Caen et Falaise, donc dans la plaine, donc dans un paysage qui ne fût pas un paysage et qui correspondît à leur rêve :
« Ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site pittoresque, mais un horizon borné les attristait. » Chavignolles est le décor imaginaire — part du rêve — planté dans un cadre géographique connu et vérifiable — part de la réalité. L’invraisemblable eût été que les deux hurluberlus n’eussent pas opté pour l’imaginaire dans leur quête désordonnée et folle de toutes les réalités. Les précisions temporelles appellent des remarques que nous ne saurions formuler autrement que comme des hypothèses : dans la mesure où Flaubert a voulu dresser un inventaire de la sottise, Il semblerait plus logique qu’il restitue à la sottise son universalité en ne la limitant pas dans le temps. Or nous avons, tout au contraire, une chronologie précise que l’édition Dumesnil a fort bien repérée et qui permet de situer les personnages à la fois dans leur époque et hors du temps. Tout se passe comme si Bouvard et Pécuchet étaient mis en relief par l’Histoire qui accuse cruellement leur propre platitude, car, en dépit des allusions à tel ou tel événement, il est clair qu’ils eussent été les mêmes cent ans plus tôt ou un siècle plus tard. Mais ce quadrillage spatio-temporel veut peut-être donner le statut de roman à un non-roman, pour ne pas dire à un antiroman.
Le temps et l’espace ne seraient plus, dans ce cas, que les ficelles qui donnent l’apparence de la vie aux marionnettes : les ficelles coupées, les marionnettes redeviennent pantins. Bouvard et Pécuchet n’ont pas choisi Chavignolles, pas plus qu’ils ne pouvaient choisir la date de leur naissance, et l’on se souvient des motivations négatives qui entraînent leur détermination :
« Pour savoir où s’établir, ils passèrent en revue toutes les provinces. Le Nord était fertile mais trop froid, le Midi enchanteur par son climat mais incommode vu les moustiques, et le Centre franchement n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu sans l’esprit cagot des habitants. Quant aux régions de l’Est, à cause du patois germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. Qu’était-ce par exemple le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de géographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison fut dans tel endroit ou dans tel autre, l’important c’est qu’ils en auraient une.
Déjà, ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande, émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur des foins coupés. » Ces fantasmes d’adolescents attardés énumérés dans le plus grand désordre — nous y reviendrons —, la satisfaction suprême qu’ils évoquent est de pouvoir dîner en sabots et de se laisser pousser la barbe !
Les ressorts de l’ironie apparaissent à nu :
1° Le Sottisier.
2° Les Idées reçues.
3° L’emploi du style indirect libre qui dégage le narrateur de toute responsabilité aux dépens des personnages, mais avec une série de décrochages qui laissent planer le doute. Tout le premier paragraphe est construit sur ce modèle. Les utilisateurs habituels n’y verront que du feu, tant il leur semble évident que le Nord est froid ou le Midi incommode… Qui se souviendrait que la préposition gendarmesque « vu » est difficilement attribuable à Flaubert ? Qui — toujours parmi ces familiers des poncifs et des banalités égrenées en chapelet, ou plutôt en rosaire — serait heurté par l’emploi incorrect du mot patois appliqué au dialecte de l’Est ? Et la dernière phrase : « Du reste, que leur maison fût… l’important c’est qu’ils en auraient une » est-elle du bouvardien commun ou du jargon pécuchetien, il n’importe, ce n’est certainement pas du Flaubert I Mais Flaubert réapparaît quand il classe au nombre des pays inconnus un pays aussi connu pour lui que le Roumois, dont l’ancienne capitale était Quillebeuf-sur-Seine, pas tellement éloigné de Croisset !
Le second paragraphe est construit sur le désordre qui programme les activités des agriculteurs novices qui, une fois de plus, sont passifs et comme manipulés de l’extérieur, car, s’ils s’imaginent en parfaits jardiniers de manuel, ils se voient surtout regarder les autres au labeur, écrasés par la masse de leur ignorance et leur attendrissante prétention de tout apprendre.
Dès ce premier chapitre, il est clair que la partie est perdue pour Bouvard et Pécuchet : quelles que soient leurs tentatives, elles sont vouées à l’échec et il serait presque inutile de poursuivre la lecture si la répétition des échecs et, surtout de leur processus ne permettait de dégager une véritable philosophie du ratage. Si en apparence, on se gausse des deux commis, c’est bien plutôt le savoir qui est mis en cause. Flaubert, certes, a épinglé dans chaque ouvrage dépouillé la phrase ridicule ou la contradiction flagrante ou, plus simplement, l’inutilité de tout, mais l’ironie de la démonstration aveugle le sérieux du propos. Bouvard et Pécuchet n’ont au fond d’autre tort que de vouloir pousser à bout, de chercher la cause derrière chaque effet, d’écouter avec trop de révérence ceux qui passent pour les maîtres en leur matière, et ils n’abandonnent que lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont été trahis. Ce sont eux les vrais logiciens : si A dit vrai, ainsi que B ou C, pourquoi A, B et C ne tombent-ils jamais d’accord ? La courbe espoir-désespoir, exaltation-dépression, dégoût et renoncement final de chacune de leurs entreprises est celle de l’intelligence humaine qui court à sa perte quand elle prend conscience qu’aucune affirmation n’est entièrement vraie et qu’on peut sans excès de dialectique, lui opposer une affirmation contraire.
Le tort de Bouvard et Pécuchet – ou un de leurs torts – est de n’avoir pas lu, avant de commencer leur quête de l’absolu, le Dictionnaire des Idées reçues, qui les eût mis en défiance à l’égard de la métaphysique : « — en rire : donne l’air (c’est une preuve) d’esprit supérieur », de la philosophie : « — On doit toujours en ricaner. » …Il est vrai qu’ils y eussent également vu que l’agriculture manque de bras, ce qui les eût incités à n’être pas manchots !
En présence de cette contradiction entre Bouvard et Pécuchet, d’une part et d’autre part, le Dictionnaire des Idées reçues et Le Sottisier, dont on sait qu’ils ont été conçus ensemble, on peut se demander contre qui, au bout du compte, est dirigée l’ironie que nous avons cru déceler, et dont nous n’avons pu donner qu’un très rapide et très sommaire aperçu. Les fils ont été si diaboliquement brouillés qu’on ne sait plus qui est le plus grotesque des inséparables, du narrateur ou de nous tous, lecteurs qui en nous interrogeant, témoignons que nous marchons.
Il faut, à nouveau, se référer au texte et le lire selon un certain nombre d’axes. Le passage retenu se trouve vers la fin du chapitre III :
« Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le Curé passa — et les abordant | Récit |
d’une voix pateline : | Intervention d’auteur |
— Ces messieurs s’occupent de géologie ? Fort bien ! | Style direct |
Car il estimait cette science. | Récit |
Elle confirme l’autorité des Écritures, en prouvant le Déluge. | Style indirect libre + intervention d’auteur. |
Bouvard parla des coprolithes. | Récit |
lesquels sont des excréments de bêtes, pétrifiés. | Intervention d’auteur |
L’abbé Jeufroy parut surpris du fait ; | Récit |
après tout, s’il avait lieu, c’était une raison de plus d’admirer la Providence. | Style indirect libre + intervention d’auteur. |
Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas été fructueuses ; | Style indirect |
— et cependant, les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux. | Style indirect libre |
— J’ai entendu dire, répliqua l’abbé Jeufroy, | Style direct |
qu’autrefois on avait trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant. | Style indirect |
L’ironie est comme disloquée entre les divers modes d’expression possibles, et, sans que rien soit jamais explicité, la fausse science de Bouvard etPécuchet est mise en évidence par la fausse science du curé, qui ne serait qu’un trait d’anticléricalisme si, en fait, elle n’était attestée par le très savant et très solide Essai de Topographie géognostique du Calvados, de Caumont, qui nous apprend que « Le Muséum d’Histoire Naturelle de Caen possède une dent d’éléphant fossile découverte à Villers-sur-Mer avec trois autres dents semblables ». Ce n’est plus de Bouvard ni de Pécuchet ni du curé qu’il faut rire, mais bien du lecteur qui a cru bon de rire. Mais le lecteur peut, à son tour, se retourner contre un auteur qui éprouve quelque plaisir à s’imposer tant de lectures indigestes pour obtenir un si maigre résultat, et c’est sans doute la signification d’un livre faussement facile qui manifeste le masochisme de Flaubert, tel que Sartre l’a révélé dans son Idiot de la Famille.
À défaut de certitude, on a un certain nombre d’indices. Quand, au chapitre IV, Bouvard et Pécuchet ornent une chambre avec les armes de la famille de Croixmare, ils se reconnaissent comme propres descendants de la mère de Flaubert, née de Croixmare. Le coup de pied de Vénus décoché par Mélie à Pécuchet n’est pas sans rapport avec les souvenirs cuisants que Flaubert ramena de son voyage en Orient et, pour élever le niveau de nos préoccupations, on pourrait rapprocher des lettres à Louise Colet ou à tel autre correspondant les questions de grammaire ou d’esthétique que se posent les deux amis. Pécuchet est ébahi que le philologue Génin préfère des z’hannetons à des hannetons et des z’haricots à des haricots, mais il est arrivé à Flaubert de mettre son cerveau à la torture pour des problèmes de moindre importance.
Quand on se souvient de la recherche éperdue du Beau qu’il a poursuivie toute sa vie, on ne peut pas ne pas imaginer qu’il se moque de lui-même quand il écrit :
« D’abord, qu’est-ce que le Beau ?
Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini ; pour Reid, une qualité occulte ; pour Jouffroy, un fait indécomposable ; pour De Maistre, ce qui plaît à la vertu ; pour le P. André, ce qui convient à la raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau : un beau dans les sciences, la géométrie est belle ; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle ; un beau dans le règne animal. La beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il éveille en nous des idées de bassesse.
Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin, la condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le principe. « Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet — ordinairement ».
Seule la pointe finale, renforcée par la restriction « ordinairement » est la démonstration par l’absurde des dangers de la logique pour ceux qui ne sont pas capables de la comprendre, mais tout le reste du discours, non prêté à Bouvard, reflète le malaise de Flaubert devant le néant du raisonnement appliqué à un objet qui n’est pas démontrable.
En citant de manière aussi pesante ses sources, il se moque des immenses lectures auxquelles il s’est astreint pour le moindre de ses écrits.
Bourreau de soi-même, il sait qu’il lui faut absorber trois volumes pour écrire cinq pages et que chaque ligne de ces cinq pages représentera grand peine et grand ahan : il projette ce constat d’impuissance sur ses deux bonshommes qu’il enveloppe de cette brume qui, si souvent, l’empêche d’y voir clair. Quand il parle du « nuage descendu de leurs cerveaux », il pense à son propre martyre, et c’est encore sur lui qu’il s’afflige quand il écrit : « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.
Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. »
L’ironie, dès lors, est évacuée : elle s’est pulvérisée en atteignant celui qui l’avait utilisée et à qui il reste encore assez de force pour jouir de l’autodestruction qu’il a provoquée. Échappant à leur créateur, Bouvard et Pécuchet le tuent, mais Flaubert savait ce qui l’attendait, et c’est bien une attitude de masochiste.
Pierre COGNY
Secrétaire des Amis de ZOLA
(Le Mans).