Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 60 – Page 16
À propos de Maurice Leblanc, de Chapu
et de Georgette Leblanc
Maurice Leblanc
Il paraît qu’un jour Jules Renard dit à Maurice Leblanc, le « père » d’Arsène Lupin, qui débutait en littérature : « Vous êtes bien de la famille de Flaubert ».
Le compliment semble gros, mais Jules Renard était tellement admiré par Georgette Leblanc qu’il put peut-être payer son frère de gratitude. Elle lui avait lancé : « Oh ! monsieur, je suis heureuse de vous voir. Laissez-moi vous regarder. J’admire tout ce que vous faites, et c’est si rare un écrivain ! ». Mais c’était en 1897, à l’époque où Maurice Leblanc s’essayait, sous la très forte influence de Flaubert et de Maupassant, huit ans avant qu’il « trouve » Arsène Lupin (pour la revue mensuelle Je sais tout) et peut-être le compliment était-il sincère ?
Au surplus, Maurice Leblanc avait bien connu Flaubert. Né à Rouen, rue de Fontenelle, le 11 décembre 1864, il avait pour médecin de famille Achille Flaubert, qui l’appelait par son prénom. Il écrivit un jour à André Maurois : « Sachez que la fille d’Emma Bovary était la fille de notre pharmacien, non loin de Saint-Patrice, et nous donnait à ma sœur et à moi des boules de gomme ! ». Cette indication recoupe celle que donne M .A. Dubuc dans la plaquette éditée par notre société pour le centième anniversaire de la mort : la fille d’Eugène Delamare et de Delphine Couturier épousa Charles Lefebvre, pharmacien, rue du Sacre, effectivement « non loin de Saint-Patrice ». Certes, en appelant Alice Delamare : « la fille de Madame Bovary », Maurice Leblanc ne témoigne pas d’une compréhension évidente de l’alchimie créatrice de Flaubert, mais il n’est pas le seul, même parmi les flaubertistes avertis. Ce qu’il serait intéressant de savoir, c’est ce qu’il a pu, éventuellement, dire plus tard d’Alice à Gustave et surtout ce que Gustave a pu lui répondre (encore que les dates nous enseignent que Maurice Leblanc ne pouvait avoir que moins de seize ans lors d’une possible conversation). Peut-être un jour le saurons-nous, par exemple si les héritiers d’André Maurois rendent publiques ses riches archives flaubertiennes ; la réponse y serait-elle ?
Il est en tout cas plausible que Maurice Leblanc ait su, jeune, que l’histoire d’Eugène Delamare n’était pas étrangère aux sources de Madame Bovary ; on devait encore en parler dans l’entourage, longtemps même avant que Georges Dubosc « lance » sa thèse. Il fut sans doute assez proche de lui. Lors de son centenaire, le Figaro Littéraire lui consacra une demi-page réalisée par Jean Prasteau avec le concours de son fils, Claude Leblanc (n° du 17 au 23 décembre 1964). On y lisait :
« Maurice Leblanc rencontra souvent l’auteur de Madame Bovary. Il racontait à ses amis qu’un jour, au restaurant, Gustave Flaubert avait fait devant lui un cours d’étymologie fort brillant, citant des noms scandinaves que l’on rencontre le long de la Seine. Aux tournants, Elbeuf, Belbeuf, Quillebeuf (du saxon « elbow » : coude). À l’embouchure, Honfleur et Harfleur… qui rappellent les « Hon » et les « Har », les cris rauques des pirates normands pour désigner bâbord et tribord. »
Dans ce journal, Claude Leblanc évoque ensuite l’inauguration de l’une des statues de Gustave Flaubert à Rouen, en des termes qui retiennent l’intérêt et soulèvent d’ailleurs de menues énigmes. Nous citons :
« Mon père travaillait alors dans une fabrique de cardes »… Un jour, on inaugura une statue de Gustave Flaubert dans le jardin public qui se trouvait sous ses fenêtres. Vinrent à l’inauguration d’illustres personnages : Zola, Maupassant, Toudouze, Goncourt, Mirbeau… Le jeune homme, bouleversé, s’en fut au premier rang contempler ses « dieux littéraires ».
Mais écoutons Maurice Leblanc… [c’est toujours Claude Leblanc qui parle, il est donc évident qu’il lit un texte écrit par son père. (N.D.L.R.)]
« …Le soir, j’attendais leur départ, planté devant le compartiment réservé qui devait les ramener à Paris, après le grand banquet qu’on leur offrait à la Préfecture.
« J’avais un billet dans ma poche. J’étais résolu à voyager avec eux.
« Le premier vint, Zola, accompagné de Maupassant et de Gustave Toudouze. Puis Goncourt et Mirbeau. Ils n’étaient que cinq. J’offris à Zola le coin que j’avais marqué par ma valise. Il eut la gentillesse d’accepter. Et l’on partit.
« La joie me donnait la fièvre. Quel voyage j’allais faire avec ces maîtres de la conversation et ces grands seigneurs de l’esprit !
« Au bout du tunnel, Goncourt proposa : « On ne fume pas, hein, les amis ? On ne va pas s’intoxiquer après toutes les saloperies qu’on nous a fait manger !
— Ah ! oui, des saloperies, bougonna Émile Zola. J’en ai pour quinze jours à m’en remettre.
« Tous deux se rencoignèrent, baissèrent leur casquette sur leurs yeux. Mirbeau voila la lumière avec le rideau bleu du plafond. Et quelqu’un se mit à ronfler.
« Je ne crois pas avoir jamais souffert d’une telle déception. »
Claude Leblanc ajoutait : « À Paris, il sauta dans un train qui retournait à Rouen et, au milieu de la nuit, regagna son domicile. Le père Leblanc l’attendait sur le palier, drapé dans sa robe de chambre… On s’expliqua et, trois mois plus tard, Maurice partait faire carrière d’écrivain dans la capitale… »
***
Inauguration du monument de Chapu
L’anecdote amuse, mais elle vaut d’être rapprochée de l’étude de Mlle Jacqueline Goube publiée dans la plaquette précitée.
Si Zola et Maupassant étaient là, c’est qu’il s’agissait de l’inauguration du premier monument : le deuxième a été inauguré en 1907 alors que Zola est mort en 1902 et Maupassant en 1893. Au surplus, en 1907, Leblanc était célèbre, grâce au succès foudroyant de L’arrestation d’Arsène Lupin, en 1905. Et puis l’indication : « Dans le jardin public qui se trouvait sous ses fenêtres » atteste qu’il s’agit bien du monument de Chapu. C’était donc le 23 novembre 1890.
Ce devait être le 1er octobre, mais Maupassant, indispensable, n’était pas rentré d’Algérie, où il avait cherché quelque repos, sa santé étant déjà sérieusement détériorée. C’est de Tlemcen qu’il avait écrit à Zola pour lui demander de prendre la parole à l’inauguration. Il souhaitait « entendre la voix du plus grand des romanciers vivants parler de celui qui fut un des révélateurs du roman moderne, comme vous et à côté de vous ». (1) Hélas, Lapierre l’avait demandé à Goncourt… Maupassant dut alors multiplier les entrechats diplomatiques, d’autant que trois ans plus tôt Goncourt avait voulu quitter la présidence du comité d’érection. Il lui écrivit : « Il vous appartient si absolument, d’abord parce que vous êtes Goncourt, ensuite parce que vous êtes président du Comité, de sortir de votre réserve connue en matière de manifestation publique, que la pensée ne m’est pas venue de m’adresser plus tôt à vous » (sic). Zola s’effacera sans peine, Maupassant feindra d’insister pour qu’ils parlent tous les deux, puis il conclura sans gêne : « Du moment qu’il change d’avis, il est en effet naturel de le laisser parler seul ».
Et la cérémonie a lieu.
Mais comment se fait-il que les documents utilisés par Mlle Jacqueline Goube ne citent pas Zola ? Célèbre depuis le scandale de L’Assommoir, en 1877, il ne peut passer inaperçu. Il est vrai que Goncourt, qui va parler, n’est pas cité non plus parmi les convives du maire. Ni Mirbeau, ni même Maupassant ! il semble donc que ces « vedettes » sont arrivées après déjeuner. Le repas à la préfecture (3) a dû être le dîner, qui se prenait alors beaucoup plus tôt que maintenant et pouvait peut-être laisser le temps aux écrivains de rentrer à Paris le soir. L’émotion du jeune Leblanc devait être assez forte pour que l’on imagine mal une confusion dans ses souvenirs. De toute façon, resteraient posées les petites énigmes de l’arrivée des invités les plus importants, de la citation du seul Goncourt, de la composition de la table chez le Préfet… et de la compétence du cuisinier ! Quelque pièce d’archive permettra-t-elle de répondre ? Ou faudra-t-il avoir recours au commissaire Lenormand ?
***
Georgette Leblanc
En attendant, si nous restions en compagnie de Georgette Leblanc ? Elle intéresse aussi notre région. Et n’a-t-elle pas publié en 1913 un Pèlerinage au Pays de Madame Bovary ?
Sa rencontre avec Jules Renard est du 5 janvier 1897, au vestiaire d’un « Lorenzaccio » joué par Sarah Bernhardt. À l’entracte, Maurice Leblanc dit à Jules Renard qu’elle est « une femme extraordinaire, une grande artiste lyrique et une enthousiaste de chaque instant ». Dix ans plus tard, devenue « l’épouse » de Maurice Maeterlinck, elle entreprendra de monter et de jouer Macbeth, traduite par son ami, dans l’abbaye de Saint-Wandrille. Maurice Maeterlinck avait acheté l’abbaye en 1902, après la loi de séparation et le couple y passa l’été à partir de 1907. En 1909, Macbeth y fut donné pour un public de privilégiés (50 personnes !) et dans des conditions dignes de surprendre l’avant-garde théâtrale de 1981 : les acteurs et le public, répartis en cinq groupes que conduisaient des familiers costumés et que les acteurs pouvaient voir, étaient itinérants, dans toute l’abbaye et ses dépendances. Le critique Georges Bourdon, qui eut droit, quelques semaines plus tôt à une « visite guidée » de plus de deux heures » rapporta la conclusion de Georgette Leblanc : « Saint-Wandrille n’a été fait que pour Macbeth ! »
« Oui, c’est bien sur cette pelouse sauvage, entre ces arbres noirs, que les sorcières allumèrent le feu de leurs marmites ; c’est de cette proche colline qu’est descendu, aux lueurs des torches, le roi Duncan, escorté de ses hommes d’armes, précédé du hautbois et de la cornemuse ; c’est vers cette cour qu’il s’est dirigé ; c’est devant ce perron, où l’attend lady Macbeth, sur le seuil de la grande salle, qu’il a mis pied à terre ; c’est bien ce château dont il vante « la charmante situation, l’air vif et doux » et lorsque Banquo lui montre sous le faîte les « maçonneries » merveilleuses des nids des martinets, les voici qui s’envolent en effet, les martinets, à l’appel du seigneur en cotte de mailles… C’est sur cette terrasse aux pierres disjointes qu’a résonné le sabot des chevaux éperonnés. C’est là-bas, dans la petite chambre qui débouche sur la salle capitulaire, que sommeille Duncan ; quel retentissement de plaintes, d’appels, de cris, de talons de bottes sur le plancher sonore, quand le crime est découvert, que sonne le tocsin, que tout le château réveillé frémit d’un effroyable fracas ! C’est par cette porte basse, masquée par un buisson, que se sont glissés au-dehors les assassins de Banquo, et c’est dans l’ombre de ces piliers en ruines qu’ils ont guetté son passage sur la mousse qui étouffait ses pas. Où donc est apparue, aux yeux épouvantés de Macbeth, la victorieuse descendance de Banquo, sinon à cette place, sous la galerie du cloître, derrière la dentelle des pierres ?
« Tout ici est véridique, et Macbeth y sera bien lui. J’admirais, au fur et à mesure, l’ingéniosité ou, pour mieux dire, la certitude avec laquelle l’initiatrice de ce rêve a adapté aux diverses parties du château les scènes shakespeariennes. » (2)
Mais que valait donc l’actrice ?
Le 5 janvier 1906, Gide notait dans son « Journal » qu’il l’avait vue jouer la veille aux Mathurins, Maeterlinck l’ayant « hospitalisé » (sic) dans sa loge. Il écrit :
« Je m’attendais à trouver Georgette Leblanc exécrable et me fâchais contre mol de ne pas me fâcher davantage contre elle ; mais non ; assez peu éclairée pour qu’on n’eût pas à souffrir de la grosseur des traits de son visage, de l’aspect indiscret de toute sa personne, ma foi j’accorde qu’elle se mettait en valeur assez bien. »
Tragédienne et cantatrice, elle avait ce soir-là parmi ses spectateurs la Duse et Mary Garden. Symbole ?
Charles BOCOUET
1) G. de Maupassant. Correspondance inédite. Wapler. 1951.
2) La Petite Illustration, 28 août 1909.
3) Le déjeuner dont il est question dans cet article n’eut pas lieu à la préfecture mais chez le maire de Rouen, à son domicile personnel, pour midi (A.D.).