Le monde des objets et des bouquets de mariage dans Madame Bovary

meLes Amis de Flaubert – Année 1984 – Bulletin n° 65 – Page 11

 

 

Le monde des objets et des bouquets de mariage
dans Madame Bovary

« Quand Madame Bovary parut, il y eut une révolution littéraire…
Le code de l’art nouveau se trouvait écrit. »

E. ZOLA

Si je me propose de traiter de l’importance des bouquets de mariage dans Madame Bovary, ce n’est pas pour me livrer à une simple constatation de la présence de ces objets dans l’ensemble du roman.

Mon propos initial sera de parler de ces objets particuliers, mais vus dans un contexte plus large, plus général par rapport au roman.

il faudra donc aborder ces objets à l’intérieur d’une « société » d’objets qui peuple le livre ; chevelures, chaussures, vêtements, bouquets, etc., constituent dans Madame Bovary une société parallèle à celle des hommes.

C’est dans ce contexte que nous allons chercher l’importance des bouquets de mariage.

« Protagonisme » des objets :

L’évidence des objets est telle dans le roman de Flaubert qu’elle devient l’un des aspects les plus intéressants de Madame Bovary. Les objets n’y sont plus de simples éléments fonctionnels et utilitaires. Tout en gardant leur contexte habituel, ils vont acquérir une nouvelle fonction : un couteau n’est pas seulement un outil, mais le ridicule d’un personnage (Charles) et une assiette n’est plus seulement un objet à utiliser, mais la représentation de l’amertume d’Emma.

En définitive, les objets sont de véritables personnages.

Les objets, en principe inertes et, par là même, privés de vie, deviennent des « êtres vivants » (doués d’activité propre) capables de nous faire éprouver des sentiments, capables de nous transmettre des sensations.

Le rapport que les autres personnages (les hommes) entretiennent avec eux (les objets) montre déjà un nouvel équilibre parce qu’« écrire un roman est non seulement composer un ensemble d’actions humaines, mais aussi composer un ensemble d’objets tous liés nécessairement à des personnages par proximité ou par éloignement » (1).

Mais l’importance des objets se trouve surtout dans ce qu’ils ont d’inattendu ; dans leur valeur symbolique, car, comme affirme Marie-Jeanne Durry, c’est « L’usage étonnamment habile que Flaubert fait d’humbles choses qui sont des repères, des jalons qui reviennent pour témoigner de l’évolution des personnages et prendre une valeur véritablement symbolique » (2), qui conforme la valeur « primaire » des objets dans son roman.

Sans déplacer définitivement l’homme, les objets deviennent par moments de véritables protagonistes, ainsi lorsque Emma arrive au bal de la Vaubyessard et regarde les invités, ce sont les objets qui semblent « vivants » :

« Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints s’agitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages et les flacons à bouchons d’or tournaient dans des mains entrouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet… » (3).

Et, de même, devant le théâtre de Rouen :

« La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre les balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques : Lucie de Lammermoor... Lagardy… Opéra… etc. Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges ; et parfois un vent tiède qui soufflait de la rivière agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets » (4).

Dans le roman de Flaubert, l’homme n’est plus le seul maître, le seul habitant, car « l’homme a chu du piédestal où l’avaient juché religions et philosophies et il ne se prend plus tout à fait pour une créature élue » [5).

Dans Madame Bovary, le personnage perd de son intégrité (cohérence). Ainsi, nous voyons Madame Bovary, Emma, jeune fille de la campagne, jouer à la princesse ou, jeune femme, s’habiller en homme. Et Léon, son amant, devenir petit à petit « l’amante » plutôt que l’amant qu’elle avait désiré. C’est-à-dire comme des « travestis », les personnages changent de forme et même de « personnage » à l’intérieur du roman.

À cause de cette transformation du personnage, l’objet, jusqu’alors accessoire et simple décor, trouve une place propre à lui dans le roman.

Flaubert humanise les objets et simultanément le personnage, l’homme est dépersonnifié ; c’est-à-dire en même temps que les objets souffrent un procès d’anthropomorphisation, les hommes deviennent des « choses » : Charles était « une oreille toujours ouverte » ; l’abbé Bournisien n’était rien d’autre que « le curé de plâtre du jardin de Tostes, cassé à temps sur le pavé de Quincampoix pour lui laisser la place ».

Les objets ainsi traités sont surtout ceux qui font partie de la vie quotidienne des hommes et décrivent le personnage en l’excluant dans de nombreuses occasions.

Coiffures, redingotes, chevelures, etc., sont les personnages « inanimés » du roman et montrent une nouvelle vision du personnage qui situe Madame Bovary dans « la perspective de la littérature de l’objet » (6).

La dépersonnalisation de l’homme, du personnage, aboutit parfois à une prolifération de l’objet qui semble alors être le véritable et seul acteur ; ainsi, par exemple, dans la description des vêtements des invités de la noce des Bovary, il y a un vrai passage des personnes aux choses :

« Les conviés arrivèrent de bonne heure… Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur…

Les messieurs… ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes… » (7).

Cette attitude, ce traitement d’égalité envers les choses et envers les hommes est mis en relief dans l’épisode du fiacre :

« La lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille…

La voiture repartit et se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer…

Le fiacre sortit des grilles…

Aussitôt, reprenant sa course… » (8).

Le fiacre, dans ce cas-là, n’est plus seulement un moyen de transport ; frénétique, tiré par des chevaux, le fiacre, objet en principe inerte et privé de vie (propre), devient dans Madame Bovary un être mouvant et émouvant. Le fiacre devient le symbole de l’amour (la représentation « voilée » du sexe).

De même que la casquette de Charles est capable de transmettre une grande information sur le « médecin » parce que « cette laideur muette, avec des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile », a un caractère et un tempérament propres et particuliers : elle peut souffrir comme les hommes et elle est capable de nous faire éprouver des sentiments comme les hommes :

« Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur les sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient… elle (Emma) y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage » (9).

Ces objets, anonymes et sans nom propre, trouvent dans leur anonymat leur valeur symbolique.

À cet égard, les objets, les détails qui véhiculent le désir, sont riches et secrets ; ils montrent ce que le texte ne peut pas dire. Ainsi, l’auvent de la fenêtre de la ferme des Bertaux nous en dit plus que ce que l’on ne pourrait penser, car c’est lui au lieu d’Emma qui donne à Charles la réponse de mariage.

C’est lui la confirmation du désir de Charles : « Tout à coup un bruit se fit contre le mur ; l’auvent s’était rabattu, la cliquette tremblait encore.

Le lendemain, dès 9 heures, il (Charles) était à la ferme. Emma rougit quand il entra… Le père Rouault embrassa son futur gendre » (10).

Ainsi, nous ne sommes pas surpris de trouver dans la casquette de Charles l’ineptie du personnage. Ni le fait d’éprouver par la seule vision du fiacre un sentiment d’agitation intérieure : le sentiment de la passion.

C’est pour tout cela que, de même que Marcel Proust, nous pourrions dire que dans le roman de Flaubert « les choses ont autant de vie que les hommes » (11).

Deux bouquets de mariage :

Il y a deux raisons (surtout) qui nous ont poussé à envisager l’étude des bouquets de mariage ; d’abord parce qu’il s’agit de deux objets et les objets se sont montrés révélateurs de l’importance du roman et ensuite parce qu’ils participent à un monde « duel » qui « inonde » Madame Bovary du début jusqu’à la fin. Car, dans le roman de Flaubert, presque tous les objets sont soumis au jeu des répétitions, des symétries auquel l’auteur se donne.

La dualité se fait visible dans les objets, les scènes, les faits, les personnages… et n’est, en définitive, qu’une technique pour donner au roman des qualités particulières, des qualités propres à lui.

Ce n’est pas par hasard que ce monde est duel. C’est un monde qui s’organise par couples. C’est-à-dire, il y a une répétition d’images, de personnages, de formes… bien que les contenus diffèrent.

La duplicité (dualité) est la possibilité offerte aux personnages (objets, lieux, hommes…) de devenir deux (lui et l’autre) en même temps.

Ainsi, nous pouvons établir, tout le long du roman, toute une série de correspondances (opposées ou équivalentes) :

Pour les personnages :

Rodolphe – Léon.

Rodolphe – Vicomte.

Vicomte – Lagardy.

Emma – Princesse/homme.

Bournisien – Homais.

Pour les lieux :

Tostes – Yonville.

Yonville – Rouen.

Rouen – Paris.

Pour les objets :

Bouquet d’Emma – Bouquet de la veuve Dubuc,

Porte-cigares du vicomte – Porte-cigares de Rodolphe…

La structure de Madame Bovary est mise en relief par le numéro deux ; et cela à tous les points de vue, même si nous n’avons fait que nommer quelques-unes de ces correspondances.

On pourrait dire qu’il y a une ligne (fictive comme le roman lui-même) qui traverse le livre et qui nous permet d’établir une frontière : d’un côté se placerait l’illusion, la réalité magique, et de l’autre côté la monotonie, la frustration.

Pour ce qui concerne les bouquets de mariage, tout d’abord ils font partie de ce monde dualiste : le bouquet d’Emma et celui de l’autre (l’autre bouquet), mais en même temps ils sont deux objets tout à fait symétriques.

C’est pour cette raison qu’ils ont paru intéressants parmi les objets du roman.

Le premier bouquet, celui de la veuve Dubuc, fait son entrée dans le roman au moment de l’arrivée des époux Bovary à Tostes.

C’est le moment du premier contact d’Emma avec le village, avec les gens, avec la maison… Ce bouquet, si bien conservé, est la découverte de ce qui signifie être une femme mariée (même si Emma ne se rend pas tout à fait compte en ce moment).

Le bouquet « sur le secrétaire », près de la fenêtre de la chambre des Bovary, « le bouquet de l’autre », est le témoin silencieux et inaltérable de la valeur que la première épouse de Charles devait accorder à son mariage.

Il est le survivant de « l’amour conjugal ».

Il est placé dans un endroit privilégié : la chambre. Il n’est pas caché « dans un tiroir », mais sur un meuble. Il est le fidèle habitant d’un foyer qui s’est maintenu solide jusqu’à la mort de sa propriétaire.

« Dans une carafe, noué par des rubans de satin blanc », il est porteur de la « lumière », du bonheur des mariés (visible-lumière).

Il occupe une place qui ne lui correspond pas car « c’était le bouquet de l’autre » et Emma est en ce moment la maîtresse.

Par contre, son bouquet est « emballé dans un carton » ; caché et, plus tard, oublié (invisible – dans l’ombre).

Apparemment, pour la veuve, le bouquet avait été le symbole de ce que devait être pour elle la vie de mariage.

Le bouquet d’Emma (caché) montre que sa vie de mariée était sombre dans la maison de Tostes.

Elle (Emma) pense à « ce qu’on ferait de son bouquet si elle venait à mourir. »

« Charles le prit (le bouquet de la veuve) et l’alla porter au grenier » (12).

Il éloigne d’Emma le souvenir de l’autre ; la présence de l’autre ; la représentation de l’autre personnifiée dans ce bouquet blanc.

Le bouquet d’Emma fait son entrée dans le roman au moment du départ de Tostes (bien qu’il ait déjà été présent dans l’imagination d’Emma quelques pages avant).

C’est le moment de la rupture, de la séparation de Tostes. Emma part tout comme son bouquet se détruit : Emma s’envole de même que « les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée ».

L’apparition et la destruction du bouquet suppose en même temps la destruction de ce monde de Tostes et la possibilité et l’espoir de trouver de nouvelles expériences en dehors de Tostes, en dehors de la maison et loin de ce « lieu » fait de « rubans de satin » qui établit le mariage.

Détruisant le symbole, Emma détruit aussi le contenu de son existence jusqu’alors.

Elle voit à partir de ce moment-là la possibilité de recommencer une vie nouvelle :

« C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu… et chacune s’était trouvé faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur » (13).

En ce qui concerne l’apparence physique des deux bouquets, nous ne pouvons remarquer aucune (ou presque aucune) différence. Ils sont tout à fait semblables :

Le bouquet de la veuve était « un bouquet de fleurs d’oranger, noué par des rubans de satin blanc ».

Le bouquet d’Emma a aussi des « boutons d’oranger (jaunes de poussière) et des rubans de satin, à liséré d’argent (qui s’effilochaient par le bord) ».

Mais c’est tout quant aux ressemblances, car bien qu’identiques ils s’opposent par la manière d’être présentés et surtout par leur valeur et par leurs connotations symboliques.

La présence du premier bouquet ouvre une réalité nouvelle pour Emma : sa vie de mariée, et constate aussi la première déception en tant que Madame Bovary.

Le deuxième bouquet ferme la porte à une période de sa vie et ouvre un nouvel horizon dans son existence : Yonville, Léon, Rodolphe (« amants »), adultère, liberté, félicité, passion, déception, chute, mort.

Les deux bouquets s’opposent parce que la signification, la représentation, ce qu’ils transmettent à leurs propriétaires (et par là même au lecteur qui voit à travers le personnage) s’opposent aussi.

Le premier bouquet est la solidité conjugale. Le bouquet d’Emma, longtemps oublié dans un tiroir, vient près d’elle pour lui faire ressentir l’absurdité de sa condition.

Il apparaît menaçant :

« Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. C’était un fil de fer de son bouquet » (14).

Le bouquet, ce « quelque chose » (invisible, dans l’ombre) fait mal à Emma et anticipe la souffrance que la vie de mariée va lui apporter.

La destruction du bouquet, sa disparition dans les cendres, est dans une certaine mesure la prémonition de ce que sera la vie d’Emma dès son départ de Tostes.

Dans la description du bouquet de la veuve, c’est Charles qui porte le bouquet au grenier ; c’est lui qui « détruit » le symbole ; c’est lui qui fait disparaître l’obstacle de la vue d’Emma.

Dans la description du bouquet d’Emma, c’est elle-même (et non Charles) qui le jette dans le feu et qui se délecte en le voyant brûler, disparaître, s’envoler par la cheminée.

Charles est absent, il ne participe pas au jeu intérieur d’Emma ; à ce que la seule existence de ce bouquet produit en elle.

« il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche ». Elle, Emma, « sèche » parce qu’elle a soif d’aimer, s’enflamme aussi par la présence de l’amour.

« Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement » (15).

Emma sera comme ce buisson ; elle se « rongera » aussi lentement : déception, amour adultère, déception, MORT.

***

À partir de cet exemple des « bouquets de mariage », on peut se rendre compte que les objets (non seulement les bouquets) deviennent d’un côté « définition » du personnage et, d’un autre côté, ils se transforment en propriétaires de l’espace qu’ils occupent dans le roman.

Et que vis-à-vis du lecteur, l’objet acquiert aussi une particularité propre, car, si d’abord il constitue pour lui une ouverture vers le personnage, il prend après sa propre attitude et personnalité propres : il acquiert une tout autre signification.

Mais nous pouvons constater aussi que, dans le roman de Flaubert, enfin, le personnage a trouvé un « pareil », un autre habitant de l’espace romanesque. Il est en face ou à côté d’une société d’êtres parallèle à la sienne ; la société des objets.

Dans Madame Bovary, l’objet a trouvé une place qui nous permet de parler d’eux (des objets) comme d’une société autonome.

Pour terminer, on pourrait dire que le traitement que Flaubert fait de l’objet d’un côté et l’ambiguïté des descriptions d’un autre nous font ressortir l’importance des « choses » : de ces objets muets qui sont là et qui, soit nous murmurent à l’oreille, soit crient à tue-tête pour nous dévoiler de nombreux secrets.

 

Angela Serna-Rodriguez

Université Basque De Vitoria

(Espagne)

(1) Butor M., Philosophie de l’ameublement dans Répertoire II, Éd. de Minuit, p. 58.

(2) DurryM.-J., Flaubert et ses projets inédits. Nizet 1950, p. 80.

(3) Flaubert G., Madame Bovary, L’Intégrale, Éd. Seuil, p. 591.

(4) Flaubert G., O.C., p. 649.

(5) Robbe-Grillet A., Pour un nouveau roman. Éd. Minuit, Paris, 1963, p. 26.

(6) Bollème G., La leçon de Flaubert, reproduit dans roman et objets, Revue Europesept.-oct.-nov. 1969.

(7) Flaubert G., O.C., p. 583.

(8) Flaubert G., O.C., p. 657.

(9) Flaubert G., O.C., p. 608.

(10) Flaubert G., O.C., p. 582.

(11) Proust M., À propos du style de Flaubert, N.R.F., 1920, reproduit dans Debray-Genette, Flaubert, p. 49.

(12) Flaubert G., O.C.. p. 585.

(13) Flaubert G., O.C.. p. 603.

(14) Flaubert G., O.C., p. 597.

(15) Flaubert G., O.C., p. 597.