Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66 – Page 31
Louis Bouilhet
et l’enseignement public en 1848
Louis Bouilhet, ami le plus intime de Flaubert, a espéré devenir candidat aux élections législatives d’avril 1848, les premières faites au suffrage universel et au scrutin de liste et départemental. Une seule allusion à ce désir fut donnée en deux lignes dans le Journal de Rouen et l’on n’en parla plus. Les aspirants furent nombreux et réservés aux plus connus. Bouilhet était ignoré de la plupart, sauf des petits cercles littéraires rouennais, où son talent poétique était fort apprécié.
Il avait abandonné un peu légèrement les études médicales à la suite d’une question de discipline, visant les internes de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Leur règlement était resté très sévère. Quoique la plupart fussent majeurs, ils devaient se plier à une discipline analogue à celle qu’ils avaient connue au collège. Ils se rebellèrent pour le voir assouplir. Il vint à l’idée de quelques-uns d’adresser une pétition au docteur Couronné, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu. Ils demandaient d’avoir du vin au lieu de cidre aux repas et de pouvoir coucher en ville lorsqu’ils n’étaient pas de garde. Cette audace fut mal accueillie par la direction. Les auteurs supposés de cette pétition furent chassés de l’internat, séance tenante. La plupart allèrent se réinscrire à Paris ou à Caen, sauf Bouilhet, qui abandonna les études médicales pour lesquelles il n’avait jamais montré beaucoup d’enthousiasme. La littérature le tourmentait davantage, surtout la poésie qui n’a jamais enrichi ses partisans.
Pour assurer son existence, comme il était plutôt pauvre, il choisit de devenir surveillant répétiteur dans un établissement libre, comme il y en avait plusieurs dans la ville. Ceux-ci avaient des pensionnaires. Ils les envoyaient suivre comme externes les cours au Collège Royal. Ils avaient des maîtres d’études, en fait des surveillants qui les conduisaient et les ramenaient. En plus, ils aidaient aux devoirs et aux leçons, et surveillaient au réfectoire et au dortoir. Ils étaient nourris, logés et avaient un maigre salaire mensuel. Leur condition était dérisoire. Alphonse Daudet, qui l’avait été, a fort bien décrit leur condition malheureuse dans le Petit Chose. Bouilhet fut donc « pion » à l’institution Carel pendant quelques années, s’intéressant toujours à la poésie et pensant à écrire des pièces de théâtre, source parfois de richesse future comme Feydeau.
C’était une époque différente de la nôtre, la jeunesse fortement romantique ne dédaignait pas la souffrance physique et morale. Certains même la recherchaient comme épreuve. Elle était fortement éprise de littérature, surtout de poésie. On rimait et rimaillait à tour de bras avec plus ou moins de chance. Bouilhet disposait de naissance de ce don que Flaubert, à son regret d’ailleurs, ne possédait pas.
Louis Bouilhet avait donc en 1848 une connaissance des besoins et des espérances des membres de l’enseignement. Le suffrage universel établi supprimant le cens électoral, tout électeur pouvait être candidat à condition d’être admis sur une liste, ce que fit Bouilhet. Il se proposa pour représenter l’enseignement. Il y eut alors, à cause de ces élections un grand mouvement d’idées, des clubs se formèrent hâtivement. Il y eut même à Rouen un club uniquement composé de membres de l’enseignement public. Son existence fut de courte durée et il disparut discrètement aussitôt les élections. Flaubert les a rappelés ironiquement d’ailleurs dans son roman de l’Éducation Sentimentale. Ce club n’a laissé malheureusement aucune trace d’archives. On sait seulement qu’il se réunissait les jeudi et dimanche après-midi dans une des salles de l’Hôtel de Ville de Rouen. Son bureau, si provisoire fût-il, n’est pas connu. On peut avancer qu’il y fut largement question des prochaines élections et du souhait d’y voir un ou deux membres de l’enseignement sur la liste qu’on supposait unique pour le département ; il y en eut deux finalement, ce qui fut une erreur. Bouilhet pensait à la première, celle où figurait Senard avocat rouennais bien connu, l’autre plus à gauche fut celle de Frédéric Deschamps. Bouilhet dut se dire qu’il pourrait être candidat par l’entremise du club de l’enseignement.
Pour bien montrer qu’il avait des idées précises sur ce que devrait être l’enseignement dans une Seconde République, il écrivit une longue profession de foi à l’intention des « électeurs » s’adressant sans doute aux membres du club pour forcer leur suffrage en sa faveur. Elle a été conservée et à notre connaissance n’a pas retenu l’attention des chercheurs. Elle se trouve de nos jours dans les papiers donnés par la nièce de Flaubert, Caroline Franklin Grout à la bibliothèque de l’Institut à Chantilly (1). Tout permet de croire que c’est Bouilhet qui l’a donnée à Flaubert alors qu’il composait son roman et que celui-ci l’a conservée.
Toutefois, l’original présente une phrase sibylline sur sa couverture : « M. Vieillot, pour son pays ». Il doit s’agir d’un membre de la famille Vieillot, originaire de Doudeville près de Cany dans le Pays de Caux dont deux frères furent professeurs. Un de ces Vieillot devait s’associer en 1849 avec Bouilhet et Déhais, pour constituer une association créée par eux en vue de la préparation au baccalauréat. Un autre ou le même, fut directeur de l’École Normale d’instituteurs de Rouen après 1881. Ce Vieillot dont il est question sur le document fut-il l’un des chefs de ce club éphémère ?
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Citoyens,
Si j’étais appelé à représenter le comité Central Républicain de l’Enseignement, je poursuivrais avant tout, et à quelque risque que ce soit, le but d’une éducation générale pour tous les citoyens. Nul, plus que moi, n’est pénétré de cette première nécessité, la mère de toutes. Sous une République, plus que pour tout autre gouvernement, l’intérêt moral doit avoir sa large place et obligatoire.
Assurez l’existence du corps, mais soutenez l’intelligence, mais propagez les idées : c’est la première nourriture, vous le savez tous.
Voilà pour l’enfant, pour celui qui reçoit, maintenant occupons-nous de celui qui donne l’enseignement ; de l’homme d’abnégation qui donne et qui consacre sa vie à l’avenir du peuple ; il y a là trois catégories : l’éducation primaire, l’instituteur qui reçoit l’enfant à ses premières années, fonction qui ébauche l’homme à un âge où toutes les impressions sont durables ; l’éducation secondaire, les professeurs ; l’université, les maîtres d’étude.
Or, il est évident pour tous que sous le régime qui vient de tomber, ces fonctions honorables ont été entourées d’une sorte de dédain stupide ou de méfiance réactionnaire.
L’instituteur, Messieurs, on en a voulu faire de nouveau un chantre au lutrin, un bedeau de paroisse, il s’est vu de tous côtés débordé, écrasé par la concurrence des congrégations ; il a été réduit à une existence précaire, désespérante, de l’homme de bien, l’homme énergique ne désespérait jamais !
Il faut que cet état change, il y a urgence, il y a moralité.
Le professeur a eu lui aussi, ses victimes, ses martyrs. Vous n’avez pas oublié la concurrence illégale des séminaires, ces destitutions, ces promotions également scandaleuses dans les collèges, comme dans les écoles supérieures.
Toutes les catégories de l’instruction ont eu la fraternité du malheur ! Unissons-nous donc, pour sortir de cette position indigne. Notre cause est la même à tous ; pour que l’éducation soit efficace, il faut faire respecter les citoyens qui la propagent.
Il faut que cet état change, il y a urgence, il y a moralité.
Le professeur a eu lui aussi, ses victimes, ses martyrs, Vous n’avez pas oublié les façons cavalières du dernier ministre, ce Louis XIV pédant, qui entrait dans l’Université, éperons au pied et cravache en main (2). Vous n’avez pas oublié la concurrence illégale des séminaires, ces institutions, ces promotions également scandaleuses dans les collèges comme dans les écoles supérieures.
Toutes les catégories de l’instruction ont eu la fraternité du malheur. Unissons-nous donc, pour sortir de cette position indigne. Notre cause est la même à tous, pour que l’éducation soit efficace, puissante, il faut faire respecter les citoyens qui la propagent.
On me répondra : le maître d’études peut passer des examens et monter à un degré supérieur… Est-ce possible à tous ? Ont-ils le temps, ont-ils les moyens pécuniaires ?
Voici je crois la question : pouvez-vous vous passer des maîtres d’étude ? Non. Donc je veux des dispositions qui leur assurent une position tenable. Tout homme utile a droit à la protection.
Nous avons passé en revue l’état actuel des membres de l’instruction. Il faut maintenant aborder les moyens, dire ce que nous ne voulons pas, faire entrevoir ce que nous désirons, ce que nous voudrons, quand nous serons éclairés par la discussion et le texte de la nouvelle loi, si longtemps promise toujours en vain.
J’ai souvent réfléchi à un système d’instruction publique, j’ai vu, j’ai consulté.
Il y a deux systèmes :
1 °) Le gouvernement prend l’éducation, devenue dès lors gratuite, obligatoire pour tous. Au premier degré, l’éducation primaire.
2°) La liberté de l’instruction est proclamée. Tout père de famille est maître de son fils, tout citoyen peut répandre l’instruction avec les diplômes exigés, la surveillance de l’État et le critérium des examens.
Tels sont les deux systèmes ; pour mes opinions intimes, le choix n’est pas douteux, le but de l’éducation est avant tout de former des citoyens à la hauteur des idées modernes, plus cette éducation sera sous la main du gouvernement, plus elle m’offrira de garanties solides.
Mais pour être logique, conséquent, il faut la liberté de l’enseignement, comme la liberté de la presse. Il ne faut pas nous exposer au reproche du monopole et de l’accaparement. Il faut donner cette liberté, qui nous sera vigoureusement réclamée, mais il faut la donner de manière qu’elle ne dégénère pas en licence.
Voici mes conditions :
Pas de congrégations religieuses enseignantes, sous quelque habit, sous quelque nom qu’elles se cachent.
Éducation gratuite donnée, ou plutôt offerte à tous par le gouvernement.
Liberté d’enseignement, pour tout citoyen muni des diplômes et des garanties nécessaires sous la surveillance sévère, incessante du gouvernement : les mêmes examens pour tous les élèves.
Reste le prêtre isolé, qui se livre à l’éducation à cet égard, voici ma réponse :
Je respecte, j’honore le prêtre. Je repousse toute congrégation et en particulier les jésuites. Je les repousse au nom de la pensée, au nom du Christianisme dont ils sont une superfétation morale, absurde aujourd’hui, mais néanmoins perfide et dangereuse encore. Je respecte le prêtre à l’autel, le prêtre dans sa fonction naturelle, le prêtre qui ne fait pas un drapeau de sa soutane et un prospectus de l’Évangile. Je souhaite pour sa dignité qu’il se maintienne dans son rôle, qu’il n’empiète pas sur l’instituteur par une concurrence injuste, que d’ailleurs nous ne souffrirons pas dans les conditions du passé.
Non, jamais, s’il s’en rencontre parmi eux, qui veuillent détourner à leur profit, les résultats de notre belle Révolution, s’il s’en trouve qui abandonnent Dieu pour des intérêts de boutique, nous leur disons :
« Puisque vous abdiquez, la haute impartialité que nous désirons en vous, puisque vous quittez le temple pour le comptoir, nous n’avons plus d’égard à l’habit que vous portez, nous ne voyons en vous qu’un citoyen ordinaire et l’État n’est plus obligé de vous subventionner. Vous rentrez dans la loi de tous ; il vous faut les diplômes et pour vos élèves, la même surveillance du gouvernement, les mêmes examens à la fin des études.
« Êtes-vous de bonne foi ? Tant mieux ! Nous ne vous reprocherons alors que de déserter votre mission première. Êtes-vous réactionnaire ? Cachez-vous des intentions mauvaises sous vos phrases libérales et vos adhésions enthousiastes ?…
« Nous ne vous craignons pas car nous aurons l’œil sur vous, car nous aurons la pierre de touche des examens, car l’air qu’on respire est si pur au dehors, que vos élèves vous échapperont le lendemain de leur sortie.
Nous vous laissons cette liberté, pour ne pas donner lieu aux périodes sonores de vos défenseurs, quand même, qu’on ne vienne pas jeter le père de famille, en travers de notre route. Nous vous la donnons, pour être justes et larges, si vous êtes sincères ! Si vous êtes trompeurs, pour ne pas faire de vous des martyrs et couvrir votre exclusion d’une sorte de popularité. »
Je me résume franchement :
Selon moi, l’enfant appartient à la Patrie d’abord, au père ensuite conséquemment. Le but désirable serait de donner à la Patrie la direction de l’enseignement.
Mais, je le répète, peut-être le mot liberté ne vaut-il pas de restriction, peut-être, pour être conséquent avec son programme, est-on amené au second système que je vous ai exposé ?
Tout aujourd’hui est provisoire, rien n’est commencé que notre immortelle République, la discussion nous éclairera. Je n’ai pu jeter que des idées générales. Je n’avais pas encore le droit d’aborder la question des chiffres et l’organisation définitive, mais je vous devais l’exposé sincère de mes opinions.
J’accepte l’obligation de correspondre avec le Comité Central de l’Enseignement. J’accepte ses conseils, ses instructions. J’attends de l’Assemblée les idées qui me manqueraient. Je lui soumettrai les miennes, avec la même franchise qu’aujourd’hui.
Je le déclare en terminant, j’accepte cette mission comme un devoir, je l’accepte parce que j’y suis tout dévoué, mais je ne me consolerai jamais d’en priver un plus digne que moi (3).
L. Bouilhet (candidat spécial de l’Enseignement au Comité Central de Rouen)
***
Le texte est assez clair par lui-même et on peut penser que Bouilhet y a exprimé une opinion moyenne de ce que se disaient entre eux les membres de l’enseignement et de ce qu’ils espéraient qu’il fût à l’avenir. Elle est aussi l’expression de tous ceux qui avaient souffert sous la Restauration et la Monarchie de Juillet du recul ou de la stagnation de l’enseignement primaire et secondaire et qui portaient en eux les souvenirs vécus ou contés de l’époque de la Convention dans l’esprit des Lumières ou de Voltaire.
Les écoles primaires n’existaient pas dans tous les villages et leur fréquentation n’était pas obligatoire. Il semble bien que l’opinion générale désirait que chaque enfant apprenne dans sa jeunesse à lire convenablement, à bien écrire et à compter correctement. Entre 30 à 40 % de la population adulte n’était pas allée à l’école et cette partie paraissait handicapée pour la vie et devoir en porter la honte. L’enseignement secondaire public était alors payant, par conséquent réservé aux familles aisées. L’État et des villes offraient parfois de donner quelques bourses et même des demi et quart de bourse à quelques élèves bien doués des grandes localités. Bouilhet n’avait pu suivre ses études secondaires que grâce à la générosité de la famille de Luxembourg possesseur du château de Cany où ses parents travaillaient et dont il lui fut reconnaissant toute sa vie, s’il pensa différemment que ses bienfaiteurs.
Bouilhet et Flaubert avaient neuf ans lors de la Révolution de 1830 et vingt-sept ans en 1848, celle-ci avait été moins anticléricale que la première. Ils avaient fait leurs études sous Louis Philippe et jamais les collèges malgré leur rude discipline, ne s’étaient montrés aussi turbulents, frondeurs, voltairiens et finalement romantiques malgré leurs professeurs sagement classiques. La proclamation de Bouilhet en 1848, s’inscrit donc dans la continuité de cette période. Comme maître d’études, il savait de quoi il parlait : c’est donc une voix de l’intérieur. Par la suite, il ne manifesta plus aucune velléité politique, trop occupé matériellement et financièrement par ses pièces de théâtre et par leur succès, ce qui fut son souci majeur, avant de trouver un havre de tranquillité et malheureusement de courte durée, comme directeur de la bibliothèque municipale de la ville de Rouen.
André Dubuc
(Rouen)
(1) Bibliothèque Spölberch de Lovenjoul, Chantilly (Oise), (fonds Franklin Grout, série C 1367, Cl) Une photocopie de ce texte figure à la bibliothèque Municipale de Rouen, (fonds Bouilhet, 92 N).
(2) Il doit s’agir de Salvandy qui fut député de l’Eure.
(3) Il n’est pas fait d’allusion à ce texte dans le livre sur Bouilhet publié en 1921, par le chanoine Letellier, professeur à l’Institution Join-Lambert de Rouen, et qui, précédemment avant 1914, avait soutenu une thèse de doctorat sur le poète Louis Bouilhet à I’université de Caen. Il avait eu la chance de découvrir à Amiens, les papiers et les carnets de Louis Bouilhet demeurés chez Philippe, son fils adoptif, lesquels sont aujourd’hui en grande partie à la Bibliothèque municipale de Rouen.