Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 17
Fidélité à un rêve Carthaginois
C’est au cours d’une escale en Afrique du Nord qu’il me fut donné de réaliser un rêve longtemps caressé : découvrir ce qu’il peut rester de Carthage après les guerres puniques, l’exploit d’Annibal, fils d’Hamilcar-Barca, qui franchit les Alpes avec ses éléphants de combat, battit les Romains en de fulgurantes victoires, mais ne recevant pas de renfort, revint défendre désespérément sa patrie, puis se suicida en absorbant le poison qu’il portait toujours sur lui.
D’autres images : le défilé de la Hache, la révolte des mercenaires. Enfin Carthage tombée aux mains des Arabes en 698.
Dans mon excursion sans but précis, je n’ai pratiquement fait que deviner dans la presqu’île l’emplacement de la célèbre forteresse de Byrsa, et, entre le golfe de Tunis et le petit port de la Goulette, qu’entrevoir des ruines éparses où gîtent — m’a-t-on dit — dans le plus complet dénuement des sortes d’ilotes dégénérés, aux cheveux d’albinos et aux yeux clignotants de nyctalopes.
J’ai pourtant appris des personnes qualifiées que des fouilles récemment entreprises sous l’égide de l’Unesco, tant en Sicile qu’en Sardaigne, en Espagne et en d’autres endroits d’obédience carthaginoise, commencent à révéler ce qu’était le vrai visage de « La reine des mers », l’une des thalassocraties la plus riche de l’antiquité et son rôle considérable dans la Méditerranée occidentale.
Alors, comme une antienne me reviennent en mémoire les premiers mots de Salammbô, chef-d’œuvre de Gustave Flaubert, ce Viking des Lettres normandes.
« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, au cours d’un festin que donnait Hamilcar, le Suffète, pour célébrer la bataille d’Éryx.
Mâtho se penchait vers Salammbô, elle lui versa dans une coupe précieuse un long jet de vin : « Bois ! » fit-elle, or lorsqu’une femme fait boire un soldat, elle lui ouvre sa couche… »
Salammbô, Gustave Flaubert.
La chaînette d’or
Phébé l’astre des nuits de ses rayons lunaires
Auréolait Carthage et la guerre a pris fin.
Mâtho, rude guerrier, le chef des mercenaires
— Loup venu de Libye — a pu calmer sa faim.
Il se tenait très droit par arrogante allure
Craint pour sa force autant que pour sa cruauté.
Portait pourpoint de cuir sous l’acier de l’armure ;
Un glaive court pendait au baudrier clouté.
Faubourg de Mégara montaient des cris de haine,
Les hommes de Mâtho réclamaient le paiement
De la solde en retard : véhémence soudaine
Des instincts primitifs en leur déferlement.
Le pétrole brûlait dans des vasques de marbre.
« Le feu ! » — clamèrent-ils — « incendions le palais ! »
Ils n’achevèrent point, s’appuyant contre un arbre,
Salammbô, la voix rauque, immobile, parlait.
« Que faisiez-vous, vaillants défenseurs de Carthage ? »
Elle aperçut Mâtho l’attendant sur le seuil,
Et lui la fascinait, pris du désir sauvage
D’avilir cette chair promise à son orgueil.
Les seins petits et durs saillant sous la simarre,
Les cheveux relevés aux reflets violets
Provoquaient l’attirance envoûtante et barbare ;
Des diamants brillaient à ses lourds bracelets.
C’est au camp du désert qu’elle offrit son corps vierge
En échange du Zaïmph (1) que Mâtho déroba.
Refoulant sa pudeur comme un flot qui submerge,
La fille du Suffète Hamilcar succomba.
Dans la tente où des peaux, des armes s’éparpillent,
Mâtho s’est brusquement rapproché de trois pas,
Rompt la chaînette d’or entravant les chevilles ;
Salammbô, les yeux clos, ne le repousse pas.
Louis Bergen-Le Play
Premier prix de poésie classique aux Jeux Floraux de Cherbourg
et au concours d’Art et Poésie de la ville de Nice.
(1) Le Zaïmph était le manteau sacré de Tanit.