Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 34
Calvitie et chevelures de femmes
Gustave Flaubert de 1851 à 1858
Au pavillon Flaubert à Croisset, près de Rouen, où il existe un petit musée, on peut voir une boucle de cheveux de Gustave Flaubert. Ceci peut sembler paradoxal lorsque l’on sait que Flaubert ne brillait pas par ses cheveux, mais au contraire par son absence de cheveux… Parler de la calvitie de Flaubert n’est pas une facétie. En parcourant sa correspondance de 1851 à 1858, correspondance qui vient d’être rééditée magistralement par Jean Bruneau dans la collection de la Pléiade, l’on s’aperçoit que Flaubert était obsédé par sa calvitie. Notre simple propos d’aujourd’hui est d’essayer en quelques pages de montrer en quoi cette calvitie a influencé l’homme, l’artiste et, par voie de conséquence, sa création artistique.
Nous avons finalement assez peu de documents iconographiques — dessins, peintures, photographies — qui nous permettent de suivre d’une manière scientifique les progrès de la calvitie de Flaubert. Que ce soit dans les iconographies de Dumesnil ou de Jean Bruneau, dans les expositions l’été dernier à Rouen, ou à la Bibliothèque Nationale, nous sommes toujours en présence des mêmes documents : dessins et peintures représentant Flaubert entre 10 et 15 ans, avec un front large, assez dégagé, parfois avec une raie au milieu ; d’autres documents qui représentent Flaubert vers l’âge de 30 ans, cette fois-ci avec plus de la moitié de la tête chauve, tout en ayant pas mal de cheveux sur les tempes et en arrière. Les photos que nous laissent plus tard Nadar et Carjat ne changeront pas sensiblement cette image, et Flaubert sur son lit de mort présentera la même apparence qu’un chauve avec, malgré tout, des cheveux abondants derrière et sur les côtés, ainsi qu’une moustache à la gauloise généreusement fournie.
Dans une note écrite dans ses pensées intimes alors qu’il avait environ 19 ans, Flaubert mentionne « les gens qui ont quarante ans passés, les cheveux un peu gris » ; on peut mesurer dès lors quelle a dû être sa surprise — pour ne pas dire sa souffrance —quand il s’est retrouvé presque chauve à 30 ans.
Flaubert parle très souvent de sa calvitie dans sa correspondance. Grâce à Louise Colet, il s’approvisionne en eau Taburel — le Pétrole Hahn de l’époque — l’eau magique qui devrait conserver et même faire repousser les cheveux, jusqu’au jour où il s’emporte : « Envoie-moi, si tu veux, de l’eau Taburel ; mais c’est de l’argent perdu. Le docteur Valerand, qui est chauve, est un homme d’une foi robuste et, de plus, un fier âne. Rien ne peut faire repousser les cheveux (pas plus qu’un bras amputé ! ) » (1). En 1852, 1853 et 1854, Flaubert mentionne très souvent la perte de ses cheveux. « Tu me dis que tes cheveux blanchissent. Les miens s’en vont, tu retrouveras ton ami à peu près chauve. La chaleur, le turban, l’âge, tes soucis et une p… vérole peuvent bien être la cause de cette sénilité précoce du plus bel ornement de ma tête. Ah, pauvre vieux et bon ami ! Où est le temps où chevelure, gaieté, espérances, tout cela flottait au vent ! » (2). le 1er février 1852, il écrit à Henriette Collier : « Êtes-vous comme toutes mes vieilles affections qui me quittent une à une (comme mes cheveux) ? » (3). Le 31 mars 1853 à Louise Colet : « Je vieillis, voilà les dents qui s’en vont, et les cheveux qui bientôt seront en allés » (4). Le 18 avril 1852 à Henriette Collier à nouveau : « L’Orient m’a remis les nerfs. Le travail, du reste, ne m’a jamais fatigué. J’ai le coffre bon, comme on dit. Il n’y a en moi que deux choses qui s’en vont : les cheveux et la gaieté » (5). En octobre 53, son perruquier de Rouen, Dubuget, est catastrophé de le voir perdre tant de cheveux. En décembre, il n’ose même plus mentionner l’étendue de cette calvitie. Le 24 août 1853, il écrit à Louis Bouilhet pour lui dire qu’il s’est découvert des tas de poils blancs sur la poitrine. Il a 31 ans ! Cette calvitie est une grande source d’humiliation et de souffrance pour Flaubert. Calvitie veut dire vieillesse, vieillissement, maladie peut-être inconnue. Dans le Dictionnaire des idées reçues, pour le mot calvitie, il note avec sans doute une certaine amertume : « Toujours précoce ». Il sait que l’on se moque de lui, que Vox populi vox Dei, l’on explique sa calvitie par des excès sexuels, ce qu’il sait bien n’être pas le cas, bien au contraire. Il souffre parce que la calvitie est une infirmité que les autres voient au premier coup d’œil. À Louise Colet, qui a des ennuis dentaires, il écrit : « Du reste puisque c’est une (dent) du fond, il n’y a que demi-mal. Je trouve qu’en toutes ces décadences physiques les moindres sont les dissimulées. Aussi la perte de mes cheveux m’a-t-elle réellement embêté » (6). Parle-t-on dans l’entourage de Flaubert de lui façonner une petite perruque ? Flaubert furieux, écrit une lettre pleine de fiel à Maxime du Camp : « … Prends ton parti sur ma caducité précoce, sur mon irrémédiable encroûtement. Il tient comme la teigne ; tes ongles se casseront dessus, garde-les pour des besognes plus légères » (7). Flaubert se trouve, parce qu’il est chauve, vieux et laid ; il s’encroûte dans tous les sens du terme, c’est-à-dire que sa tête devient une croûte et qu’il se cache aux yeux du monde. L’artiste reclus va justifier l’homme blessé. Si nous avons si peu de documents iconographiques, c’est que l’homme Flaubert souffre de sa laideur : « …car moi je ne consentirais jamais à ce que l’on fît mon portrait en photographie », écrit-il le 14 août 1853. Flaubert, l’artiste, écrit le 1er septembre 1852 : « Le public ne doit rien savoir de nous » — c’est-à-dire, nous, artistes — « Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours » (8). Son inconscient est obsédé par sa calvitie. Le 8 décembre 1853, il raconte un de ses rêves à Louise Colet : « J’avais des boutons par tout le corps. Ils ont poussé, poussé en long et ils sont devenus des serpents verts… Tout cela se balançait sur mon corps comme des varechs sur un rocher ». Le 3 mars 1856, il fait part à Aglaé Sabatier d’un autre rêve : « J’étais couché dans un grand lit Louis XIV à balustres d’or et garni aux quatre coins de plumes d’autruche. Quoiqu’il n’y eût pas de vent, les plumes se balançaient. Les ornements se sont en allés et je suis resté à plat sur un simple matelas. Près de moi s’est trouvée, je ne sais comment, une vieille femme hideuse, les paupières rouges, sans cils ni sourcils. ». L’on peut encore deviner la souffrance de Flaubert lorsque se décrivant physiquement et en détail dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie le 18 mars 1857, il se garde bien de mentionner sa calvitie…
Sans cheveux, Flaubert constate qu’il ne peut souffrir la pluie. Vivant en Normandie, il n’a pas choisi de ce côté-là un climat idéal. Il pense à des couronnes que l’on pourrait déposer sur sa tête ou aux cornes qui poussent au front des hommes trompés, ou encore aux éponges d’eau froide que l’on répand sur la tête pour acquérir du discernement.
Flaubert ne cesse de parler de sa tête. « Ma tête pèse 300 livres » (9), « J’ai la tête en feu » (10). L’on se souvient du mot qu’il enverra plus tard à Duplan pour lui apprendre l’achèvement de l’Éducation sentimentale : « La tête me pète » !
Flaubert utilise bien d’autres expressions pour parler de sa tête. « La civilisation n’a point usé chez moi la bosse du sauvage » (11). L’inspiration ne venant pas, Flaubert se gratte et devient galeux. « On adore jusqu’à la gale, on chérit la bosse… » (12). Flaubert utilise souvent les expressions « une bosse de travail », « une bosse de beau pur », etc. Il fait souvent des références à son crâne et utilise les mots crânement, crânerie, etc. « Tu me parais en dispositions crânes », écrit-il à Louise Colet le 14 août 1853. Il s’interroge sur le fait que pour Geoffroy Saint-Hilaire le crâne est une vertèbre aplatie. Flaubert parle de son énorme occiput ; il se trouve laid et parle de sa « balle » ; il se « recoquille » de plus en plus ; la Bovary est une meule qui lui polit la tête ; il se sent parfois stérile comme un « caillou ». Alors qu’il déteste Napoléon III, il voit en lui quelqu’un qui lui ressemble un peu par certains côtés : « Le succès de Badinguet s’explique par là… Il a été comme un boulet de canon, pesant et roulé en boule » (13). Flaubert lui aussi, avec sa tête chauve, est comme un boulet de canon. Flaubert se veut le contraire du beurre frais normand ; M. veut être de granit ; l’ennemi c’est l’humidité, le liquide. Recommandant à Louise Colet la fermeté dans la vie, il poursuit : « Ne sens-tu pas que tout se dissout maintenant par le relâchement, par l’élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage. La littérature contemporaine est noyée dans les règles de femme. II nous faut à tous prendre du fer pour nous faire passer les chloroses gothiques que Rousseau, Chateaubriand et Lamartine nous ont transmises » (14). Flaubert utilise souvent le mot raide ; il veut faire de sa vie « une colonne toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un autel, je ne sais quelle flamme céleste » (15). Flaubert déteste la vie : « J’ai la vie en haine, le mot est parti, qu’il reste ; oui, la vie et tout ce qui me rappelle qu’il la faut subir. Je suis emmerdé de manger, de m’habiller, d’être debout, etc. », écrit-il à Louise Colet le 21 octobre 1851. Notre corps est une misérable guenille, la chair pèse sur son âme de ses « 75 mille kilogrammes ». À 19 ans, il avait eu la tentation de se châtrer ; à 33 ans, il écrit à Louise Colet : « …Je t’avoue que je n’ai plus de sexe, Dieu merci ! ». Flaubert rêve d’être un ascète, un brahmane, un moine, voire même un eunuque. Avec sa calvitie, n’a-t-il pas le physique de ces emplois ? Et pourtant les moments de découragement ne manquent pas. Il écrit à Louise Colet : « Sais-tu où m’a mené la mélancolie de tout cela, et quelle envie elle m’a donnée ? Celle de foutre là, à tout jamais, la littérature, de ne plus rien faire du tout et d’aller vivre avec toi, en toi, et de reposer ma tête entre tes seins au lieu de me la masturber sans cesse, pour en faire éjaculer des phrases » (17). Et, pourtant, ce qui est important pour Flaubert l’artiste, c’est ce qui est sous ce crâne chauve et ce qu’il en fait. Les cheveux sont partis. « Enfin, pourvu que la cervelle reste, c’est le principal ! » (18). Il juge sévèrement un de ses contemporains en déclarant : « Le bon Augier ! Il avait bien débuté. Mais ce n’est pas en fréquentant les filles et en buvant des petits verres que l’on se développe l’intelligence » (19) Comme un médecin, il écoute sa tête qui parfois lui semble en bouillie, ou d’autres fois rendue plus légère et rajeunie comme par une purgation après un rhume de cerveau. Flaubert nous invite à suivre son exemple : « Il faut se faire des harems dans la tête, des palais avec du style, et draper son âme dans la pourpre des grandes périodes » (20).
Il est intéressant de voir de quels animaux Flaubert parle dans sa correspondance. Il mentionne plusieurs fois les chauves-souris — et pourtant les chauves n’ont rien à craindre d’elles ! — il parle des taupes, des tortues, il appelle Victor Hugo « le grand crocodile, le suprême alligator » ; Flaubert cherche à être muet comme un poisson ; il dit travailler comme un rhinocéros ; il se compare au hérisson qui se contracte en boule et montre ses pointes ; il se moque des bêtes à poils, chiens, loups, chats, etc., qui pleurent. Pour lui, l’homme, bipède sans plumes, est tout ensemble une dinde, un vautour, un dindon qui veut se faire passer pour un aigle et qui fait la roue comme un paon ! Quant à Flaubert couché sur sa peau d’ours, il nous déclare : « Moi, je vis au bain-marie » (21). Bref, comme une langouste en train de cuire !
Flaubert, privé de ses cheveux, ne se considère plus comme un bipède à poils mais à plumes. Il est devenu un homme-plume et utilise très souvent le mot plume. Il s’agit surtout bien entendu de la plume qu’il utilise pour écrire : « Ma lampe brûle. Mes plumes sont là » (22). Mais il y a souvent une juxtaposition du mot plume et d’un animal, par exemple comme dans ces deux extraits de lettres à Louise Colet : « Quand me décrocherai-je de mon rocher ? Mais j’entends mes plumes qui me disent, comme des oiseaux voyageurs à René : « Homme, la saison de ta migration n’est point encore venue… » (23). Ou encore : « …Je vais à la manière, un peu des lièvres, étant un animal de tempérament songeur et de plume craintive » (24). Avec son utilisation du mot plume, Flaubert parvient parfois à des effets stylistiques amusants ; au lieu de dire qu’il a d’autres chiens à fouetter, il dira qu’il a d’autres plumes à tailler. Il n’oublie pas qu’il est Normand quand il fustige les écrivains qui, pour gagner de l’argent, font de leur plume un alambic à ordures. La plume de Flaubert est comme une flèche : « Pour tenir la plume d’un bras vaillant, nous dit-il, il faut faire comme les amazones, se brûler tout un côté du cœur » (25). Flaubert chauve a peut-être perdu ses plumes et sa crinière, mais écoutons-le se confier à Louise Colet la veille de ses 31 ans : « …J’ai en moi un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne tarit point. Style et muscles, tout est souple encore, et si les cheveux me tombent du front, je crois que mes plumes n’ont encore rien perdu de leur crinière » (26).
Avec quelle haine Flaubert ici et là dans sa correspondance mentionne le mot cheveu ! « Quelle mauvaise chose que la vie, n’est-ce pas ? C’est un potage sur lequel il y a beaucoup de cheveux, et qu’il faut manger pourtant » (27). « Quelle saleté que la vie ! Quel maigre potage couvert de cheveux ! ». Et après avoir écrit cela, Flaubert ajoute : « Ne nous plaignons pas. Nous sommes des privilégiés. Nous avons dans la cervelle des éclairages au gaz ! » (28). Ce qui veut dire en clair : l’homme vulgaire a peut-être des cheveux, mais l’artiste sans cheveux lui est supérieur avec un éclairage à gaz dans la cervelle !
On comprendra facilement que Flaubert ne porte pas les coiffeurs et les perruquiers dans son cœur ! « Fi des Auvergnats et des coiffeurs ! », écrit-il à Edma Roger des Genettes le 30 octobre 1856. Sur un ton ironique il écrit après une visite aux coulisses d’un théâtre : « Quelle belle soirée j’ai passée vendredi dans les coulisses du cirque, en compagnie du coiffeur de ces dames ! » (28). Et lorsqu’il donne son avis sur les poésies du marquis de BeIloy, il écrit : « Il signe marquis, ce monsieur ! Marquis, c’est possible, mais ce sont des vers de perruquier ! ». On n’imagine pas Flaubert allant deux fois de suite chez le coiffeur. Voilà pourtant ce qu’il a écrit à son ami Louis Bouilhet le 23 avril 1858 : « J’ai revu à Marseille la fameuse maison où il y a 18 ans j’ai baisé Mme Foucaud née Eulalie de Langlade. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était le salon, est maintenant un bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux » (30).
Flaubert oublie parfois, malgré tout, sa haine des cheveux, des perruquiers et des coiffeurs et tout ce qui est associé aux cheveux reprend une signification grande et noble. Il écrit qu’il faut être « échevelé » comme Shakespeare (31) ; il dit avoir prêché un jeune homme « avec une envergure chevelue » (32) ; il décrit « des poulains en liberté qui broutaient et hennissaient avec leurs grandes crinières flottantes qui remuaient au vent de la mer » (33) ; mécontent de sa lecture de Graziella, il déclare que « la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine » (34). Chacun sait que le mot toupet désigne et la touffe de cheveux sur le sommet du crâne et, d’autre part, l’audace, l’aplomb, l’effronterie ; Flaubert, friand d’images capillaires, réussit à écrire cette phrase pour fustiger le snobisme parisien : « Certes, il y a une chose que l’on gagne à Paris, c’est le toupet, mais l’on y perd un peu de sa crinière » (35). Dernière image, celle d’un Flaubert lyrique qui s’emporte, qui oublie complètement sa calvitie ou peut-être la sublime et la transcende lorsqu’il écrit à Louise Colet : « Tu demandes de l’amour, tu te plains de ce que je ne t’envoie pas de fleurs ? Ah ! J’y pense bien aux fleurs ! Prends donc quelque brave garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et à idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle » (36).
Si nous trouvons des cheveux de femmes dans Novembre, dans Les mémoires d’un fou et dans la première Éducation sentimentale, nous en trouvons fort peu dans la correspondance de Flaubert de 1851 à 1858. Flaubert mentionne les blondes de Véronèse et avec dégoût les coiffures de femmes en toilette qui, au théâtre, sentent la colle de poisson. Une seule phrase attire notre attention par son côté descriptif assez neutre : « La pauvre jeune fille n’a seulement que sa chevelure, sa chemise, ses bas et ses souliers » (37). Mais une note de Jean Bruneau nous apprend que cette jeune fille n’est qu’une des poupées de la petite Caroline, la nièce de Flaubert.
Flaubert mentionne également fort peu les cheveux de Louise Colet ; par des peintures de l’époque nous savons qu’ils étaient fort beaux. Mais le temps n’est plus où Flaubert écrivait à Louise comme en 1846 : « Tu ne peux voir (…) la joie (…) qui doit être sur mon visage (…) quand je regarde ton portrait, ton portrait avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues (…) » (38). Après une première brouille en 1848, les amours des amants se sont bien refroidies ; la dernière lettre de Flaubert à Louise Colet date du 29 avril 1854. Seules les formules de politesse contiennent, et encore, un peu de sensibilité et de passion. « Adieu, je te baise les seins et la bouche » (39). « Adieu, mille baisers depuis l’épaule jusqu’à l’oreille » (40). « Adieu, toi qui es l’édredon où mon cœur se pose, et le pupitre commode où mon esprit s’entrouvre » (41). Flaubert ne semble pas avoir beaucoup de temps pour chanter les cheveux de sa maîtresse : « Si je pense à toi au lit, c’est étendue, un bras replié, toute nue, une boucle plus haute que l’autre, et regardant le plafond » (42). Ou encore : « Je t’embrasse de la plante des pieds au haut des cheveux » (43). Ou encore : « Adieu, bonne chère femme. Je t’embrasse sur tes plumes et poils » (44). Je ne sais pas s’il s’agit ici des porte-plumes de Louise Colet. Flaubert ne se gêne pas pour mentionner plusieurs fois ce qu’il appelle « l’entre-deux des cuisses », mais son audace ne va pas jusqu’à parler de la pilosité pubienne. En juillet 1853, Flaubert parle à Louise Colet des étincelles électriques qui devraient se dégager de sa chevelure quand elle écrit et qu’elle se trouve dans de bons moments de verve. La vérité, c’est que Flaubert se refuse à voir une femme en Louise Colet : « Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre (en descendant) » (45). Et aussi que la femme qui l’intéresse à cette époque n’est pas Louise Colet, mais bien Emma Bovary. Et puisque nous venons de parler de ventre, on peut avancer qu’il s’intéresse davantage au ventre d’Emma Bovary qu’à celui de Louise Colet. Dans le feu de la composition, il écrit : « J’espère que dans un mois la Bovary aura son arsenic dans le ventre » (46). Avant d’en avoir fini avec la Bovary en mars 1856, Flaubert a passé plusieurs années en « rut littéraire » (47). « J’ai commencé hier soir mon roman » (48), c’est-à-dire Madame Bovary, écrit Flaubert à Louise Colet le 20 septembre 1851 ; il nous dit que pour lui c’est une manière de se venger de l’existence. Si Flaubert veut se venger de l’existence, n’est-ce pas en partie parce qu’il est chauve ? Que fait Flaubert sans poils sur la tête ? : « Je me suis souvent ainsi bien vengé de l’existence. Je me suis repassé un tas de douceurs avec ma plume. Je me suis donné des femmes, de l’argent, des voyages » (49). Flaubert ne cesse de repousser ses visites à Louise Colet, sa maîtresse, que ce soit à Mantes ou à Paris ; il a mieux à faire : « Il y a peu de femmes que, de tête au moins, je n’ai déshabillées jusqu’au talon. J’ai travaillé la chair en artiste et je la connais. Je me charge de faire des livres à en mettre en rut les plus froids » (50). Par la création artistique, Flaubert est un dieu ; écrire permet de n’être plus soi et d’être n’importe quel être ou n’importe quelle chose. Au moment où il compose la promenade en forêt d’Emma Bovary et de Rodolphe au chapitre 9, Flaubert écrit à Louise Colet : « N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! Que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qui se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour » (51). Si entre 1851 et 1858 Flaubert s’intéresse à des chevelures féminines, il s’agit bien des chevelures féminines de ses créations littéraires, Emma Bovary et ensuite Salammbô, qui va prendre le relais. Écrivant à Jules Duplan le 3 octobre 1857, Flaubert dit : « j’en suis arrivé, dans mon premier chapitre, à ma petite femme. J’astique son costume, ce qui m’amuse : cela m’a remis un peu d’aplomb. Je me vautre comme un cochon sur les pierreries dont je l’entoure ».
Deux autres citations — les dernières — soulignent d’une manière curieuse par leurs images capillaires l’obsession de Flaubert quant à sa calvitie au moment où il écrit Madame Bovary. Parlant de la valeur future de son livre en 1852, alors qu’il vient de commencer son travail, Flaubert écrit : « Toute la valeur de mon livre, s’il y en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire » (52). Au moment du procès de Madame Bovary, Flaubert comme un père gémit : « … Quoi écrire qui soit plus inoffensif que ma pauvre Bovary, traînée par les cheveux comme une catin en pleine police correctionnelle ? » (53). Bref, qui a osé toucher à un seul cheveu d’Emma Bovary ?
Bien sûr, on peut goûter, apprécier, étudier Madame Bovary sans rien savoir de la vie de Flaubert, mais n’est-il pas troublant de penser que si Flaubert n’avait pas été chauve, il serait sans doute resté à Paris ; il serait devenu un autre Maxime du Camp, il aurait « réussi » dans la littérature, comme on dit ; il aurait, comme tant d’autres, fini sa vie à l’Académie Française, mais il n’aurait pas écrit Madame Bovary, ce qui veut dire que personne aujourd’hui ne parlerait plus de lui. Et donc nous devons nous réjouir de la calvitie de Flaubert. Calvitie, heureuse calvitie !
Jean-Claude Martin
Brooklyn College of the University of New York – U.S.A.
Sauf indication contraire, les lettres sont celles adressées par Flaubert à Louise Colet.
La pagination renvoie au tome II de la Correspondance de Flaubert, 1851-1858, édition présentée, établie et annotée par Jean Bruneau, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1980.
Vous trouverez les passages cités en faisant une recherche dans l’édition Conard numérisée
(1) 7 octobre 1852, p. 170.
(2) 15 Janvier 1852, à Ernest Chevalier, p. 33.
(3) 1er février 1852, à Henriette Collier, p. 39.
(4) 31 mars 1853, p. 289.
(5) 18 avril 1852, à Henriette Collier, p. 74.
(6) 7 septembre 1853, p. 426.
(7) Début juillet 1852, à Maxime du Camp, p. 121.
(8) 1er septembre 1852, p. 145.
(9) 12 Janvier 1853, p. 236.
(10) 12 septembre 1853, p. 448.
(11) 14 décembre 1853, p. 477.
(12) 13 janvier 1854, p. 506.
(13) 15 Janvier 1854, p. 509.
(14) 15 Janvier 1854, p. 508.
(15) 4 novembre 1857, Leroyer de Chantepie, p. 775.
(16) 12 avril 1854, p. 548.
(17) 28 octobre 1853, p. 459.
(18) 31 mars 1853, p. 289.
(19) 22 février 1852, p. 47.
(20) 26 septembre 1853, p. 471.
(21) 29 octobre 1853, p. 471.
(22) 2 septembre 1853, p. 422.
(23) 21 septembre 1853, p. 454.
(24) 25 mars 1854, p. 542.
(25) 1er Juin 1853, p. 339.
(26) 11 décembre 1852, p. 206.
(27) 24 février 1852, à Henriette Collier, p. 47.
(28) 28 Juillet 1856, p. 621, à Louis Bouilhet.
(29) 2 Juillet 1853, p. 370.
(30) 23 avril 1858, à Louis Bouilhet, p. 807.
(31) 18 Janvier 1854, p. 511.
(32) 27 février 1852, p. 252.
(33) 14 août 1853, p. 392.
(34) 22 avril 1852, p. 77.
(35) 26 janvier 1852, à Maxime du Camp, p. 115.
(36) 25 février 1854, p. 526.
(37) 24 avril 1857, à Caroline Hamard, p. 707.
(38) 1846.
(39) 16 février 1852, p. 46.
(40) 31 Janvier 1852, p. 42.
(41) 27 février 1853, p. 253.
(42) 21 août 1853, p. 503.
(43) 25 septembre 1852, p. 164.
(44) 3 Janvier 1853, p. 357.
(45) 12 avril 1854, p. 548.
(46) 18 septembre 1855, à Louis Bouilhet, p. 593.
(47) 28 mai 1853, p. 332.
(48) 20 septembre 1851, p. 5.
(49) 15-16 mai 1852, p. 91.
(50) 3 juillet 1852, p. 124.
(51) 23 décembre 1853, p. 483.
(52) 20 mars 1852, p. 57.
(53) 10 février 1857, à Louise Pradier, p. 679.