Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 3
Julian Barnes et le Perroquet de Flaubert
Éditorial
De nos jours, on imprime de plus en plus de livres, de revues et de journaux. Les lit-on convenablement ou se contente-t-on de les survoler ? Des personnes disent volontiers qu’ils ont peu de temps à consacrer à la lecture. On affirmait aussi cela aux siècles précédents. Autrefois, avec un rythme de vie plus lent que le nôtre, la lecture était, pour des gens désœuvrés, un remède : la lecture coupait l’ennui et permettait l’évasion, qui est un besoin de tous les temps. Actuellement, avec la radio et surtout la télévision, la lecture est beaucoup plus négligée. Davantage que les quotidiens, les revues hebdomadaires ont pris une place importante dans notre vie contemporaine. Grâce à leur papier glacé, à l’abondance de leurs images, à leur tirage, aussi à leur publicité, nécessaire à leur équilibre financier, elles ridiculisent dans leur ensemble nos bulletins à tirage limité. Il est de plus en plus difficile, sinon impossible, de faire vivre nos revues littéraires consacrées à quelques auteurs renommés.
Malgré toutes ces difficultés, de nombreux ouvrages sont encore méticuleusement préparés et parfois imprimés. Flaubert jouit encore de cet avantage, malgré son éloignement dans le passé. Il demeure un auteur très respecté et admiré à cause de son exigence littéraire, du souci de son style et de sa vie monacale.
Parmi les ouvrages publiés au début de cette année, l’un d’eux à cause de son titre inattendu, grâce aussi à une publicité importante : on a beaucoup entendu parler du Perroquet de Flaubert de Julian Barnes, auteur britannique, lequel avait connu un succès aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis avant d’être traduit en français.
Julian Barnes est venu à Rouen pour connaître et revoir la ville où Flaubert avait passé la plus grande partie de son existence et il est allé aux lieux qui le rappellent, à Croisset comme il se doit et aussi à l’Hôtel-Dieu de Rouen où il est né. Pour son malheur, il y a vu deux perroquets semblables, et chacun des gardiens, foi de guide, lui ont affirmé que leur perroquet était bien celui que le directeur du muséum avait prêté à Flaubert pour son conte d’un Cœur Simple. Ils se ressemblent tellement qu’on les prendrait pour deux frères de la même couvée. Il s’est dit : Quel est le vrai, celui de Croisset ou celui de l’Hôtel-Dieu ? Il a voulu en savoir davantage et comme ils viennent tous deux d’un muséum, il s’y est rendu, afin d’obtenir quelques renseignements complémentaires sur leur authenticité. Le perroquet avait peut-être été consigné sur quelque registre de sortie. Il fut impossible de satisfaire sa trop inhabituelle curiosité. Pour accroître davantage sa perspicacité, on lui montra, dans un placard de réserve, plusieurs dizaines de perroquets semblables, prêts à aller prendre la relève dans l’un des musées de la ville. Si l’on veut bien admettre ce qu’il a écrit dans son livre, Julian Barnes n’a pu satisfaire sa curiosité. Il avait encore une dernière ressource : s’adresser à notre société. Il alla chez Lucien Andrieu, le questionna vivement et, malgré son important fichier, il en repartit déconcerté.
Ce fut donc le sujet de son livre que la couverture indique être un roman, ce qu’il n’est pas en vérité, n’y ayant aucune scène d’amour, mais plutôt une sotie à cause de la bouffonnerie du sujet, et presque un polar. Les Anglais aiment percer les secrets comme leur Intelligence Service, mais les taire. Il a préféré éventé ses soupçons. Il me semble qu’un Français aurait été encore plus précis et aurait donné comme titre : le faux perroquet de Flaubert.
Il est vrai aussi que nous n’aurions jamais pensé à donner à cette question un ouvrage de plus d’une centaine de pages et de l’écrire sur un ton malicieux et badin avec son inévitable humour britannique. Vraiment dommage que lorsque le vrai perroquet est rentré au musée, le directeur n’ait point songé à lui poser une étiquette prouvant sa mission. Il est encore possible que celle-ci aurait pu se décoller avec l’humidité et qu’un gardien aurait pu la recoller sur un autre. Le perroquet de Flaubert parmi ses semblables est et demeurera introuvable.
Il est certain que dans de nombreux musées, on présente des pièces qui ne sont pas authentiques mais semblables. Les touristes dans leur ensemble ne vont pas aussi loin que Julian Barnes a désiré aller pour nous amuser, mais eux aussi peuvent commettre des bévues. Les gardiens-guides des musées ne sont pas souvent des érudits mais des gens de très bonne foi qui rapportent ce qu’on leur a dit. L’exemple du musée de l’Hôtel-Dieu est intéressant à cet égard. Il a été créé en 1921, faisant suite à la salle de garde des internes pendant des dizaines d’années, après avoir été auparavant l’appartement du chirurgien Achille-Cléophas, où Gustave est né et où il a vécu sa jeunesse. L’administration hospitalière a cru bon, lors du centenaire de sa naissance de le rendre libre pour que les touristes puissent y venir. Pour le rendre plus vivant, elle a tenu à le meubler, achetant chez les antiquaires des meubles de l’époque de Louis-Philippe. Aucun de ceux qui s’y trouvent n’a appartenu à la famille Flaubert. Tout le monde devrait le supposer. Il s’est cependant trouvé, il y a une vingtaine d’années, une touriste américaine assez pétulante pour croire à leur authenticité. Elle s’est assise devant la table de toilette, s’est décoiffée, puis recoiffée devant le miroir où avec une foi de charbonnier, elle pensait que la mère de Flaubert s’était toujours coiffée. Fallait-il lui dire son erreur historique ou la laisser à sa propre joie ? Le gardien s’est bien gardé de rétablir la vérité et il eut raison. Les objets ressemblants peuvent causer des cas de conscience. Faut-il tuer les mythes ? Le perroquet plutôt faux que vrai fait malgré tout penser à Félicité et à son compagnon.
André Dubuc