Madame Bovary à travers la chaussure

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 5

 

Madame Bovary à travers la chaussure
Une autre façon de raconter Madame Bovary

Dans le roman de Flaubert, il y a (au moins) cinquante-cinq allusions directes à la chaussure ; ce n’est pas le grand nombre de citations qui nous a mené à aborder ce sujet, mais l’importance réelle de « sabots, bottes, bottines, pantoufles… » que ces objets possèdent dans Madame Bovary.

Nous pouvons y distinguer deux aspects : Primo : le prolongement du sentiment fétichiste qui existait déjà chez Flaubert.

Il y a dans quelques-uns des personnages un amour souterrain, de sous-sol qui se manifestera dans très peu d’occasions :

— les fleurs du tombeau d’Emma et la contemplation de ses bottines. Le personnage qui participe de ces deux moments est Justin, le garçon des ombres, le jeune passionné qui permet par la négligence de son « rêve » qu’Emma prenne l’arsenic. Secundo : il y a un autre aspect plus important, peut-être, c’est le fait de rendre anthropomorphes certains objets ; dans ce cas la chaussure.

Dans tous les moments importants d’Emma il y a une allusion, une présence réelle de la chaussure ; mais selon que l’événement soit triste ou joyeux, selon qu’il s’agisse d’un personnage ou d’un autre, les chaussures seront de « délicats sabots » ou de « sales bottines » qui enferment des pieds humides ou qui emprisonnent « d’ardents sentiers de rêves d’amour » :

« Elle allait venir (…) avec ses bottines minces, dans toute sorte d’élégances… »(1)

Emma s’adapte mal à l’ambiance de médecin de campagne de Charles ; c’est une ambiance de solitude, de vie sans émotions.

Pendant qu’elle était jeune fille « avec sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille » ; jeune femme, elle pouvait vivre le rêve de ses livres ; son avenir n’est pas marqué en ce moment et « ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire » sont caressés avec nostalgie.

Fatiguée du bal, à la Vaubyessard, Emma se sent heureuse parce qu’elle a réussi à entrer dans ce monde fictif et irréel (jusqu’alors pour elle) qu’elle avait vécu par ses livres. Elle danse, elle se laisse traîner au rythme de la musique et elle embrasse les responsables de ce triomphe : ses « souliers de satin », son « moyen de transport » qui gardera pour toujours le souvenir de sa première nuit « d’irréalité » face à l’ennui de sa vie à Yonville.

Emma cherche son autre univers, c’est pour cela « qu’elle sortit (de la maison Rollet) en essuyant ses pieds sur le seuil ». Elle veut, en les essuyant, laissser là même le plus petit atome de poussière qui puisse la faire penser à cet entourage sans horizon, sans argent, sans bonheur.

Quand Charles fait la connaissance de la fille du père Rouault (une paysanne chaussée de sabots), il fixe son regard dès le début sur ses chaussures, sur son pied.

« Il aimait les petits sabots de Mademoiselle Emma… ses talons hauts la grandissaient un peu, et quand elle marchait devant lui, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine. »  (2)

Et Léon est la première manifestation de l’autre réalité d’Emma, de son autre univers. Il rompt avec la monotonie et l’ennui, mais en ce moment il n’est pas capable d’être la représentation charnelle de la fiction d’Emma :

« Le clerc courait au-devant de Madame Bovary, prenait son châle et posait à l’écart sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière qu’elle portait sur sa chaussure quand il y avait de la neige. » (3)

Léon est comme un petit chien qui court en silence derrière son maître. Il n’a pas le courage de regarder Emma, même s’il sait qu’elle le regarde :

« Léon ne savait comment s’y prendre entre la peur d’être indiscret et le désir d’une intimité qu’il estimait presque impossible ». (4)

« Quand il (Léon) sentait la semelle de sa bottine poser dessus (Emma), il s’écartait comme s’il eût marché sur quelqu’un ». (5)

Malgré l’hésitation de Léon, il y a un changement dans la façon d’agir d’Emma ; il y a une nouvelle « flamme » dans sa vie :

« Quand Charles rentrait il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à chauffer ». (6)

Emma joue avec Léon et cela fait changer sa vie quotidienne. Elle agit différemment. Les « chaussures d’amour » auprès du feu cachent quelque chose d’anormal, de fictif dans le rapport qu’elle entretient avec son mari :

« Elle était amoureuse de Léon ».

Léon partira et un nouveau « dandy » viendra occuper sa place, mais ce « monsieur » est froid, cynique, un séducteur.

Rodolphe Boulanger qui croit voir en Emma une proie facile parce que « tandis qu’il (son mari) trottine à ses malades elle reste à ravauder des chaussettes » (7), prépare le terrain pour la séduire. Ainsi pour la promenade à cheval, « Rodolphe avait mis des longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles ». (8)

Il n’est plus ce « monsieur chaussé de fortes guêtres », et les bottes, les chaussures sont encore une fois les responsables du triomphe de Rodolphe, car Emma s’abandonna.

Ce sont des jours de bonheur, de passion : Emma pense même à broder des pantoufles pour sa petite fille ; mais ce calme disparaît avec la lettre de rupture que Rodolphe lui envoie.

En ce moment, Emma « marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles ». (9)

Ce sont les pantoufles qui supportent le poids de la déception d’Emma. Elles « se traînent », elles souffrent l’humiliation de l’abandon.

Emma souffre aussi, mais Léon viendra de nouveau la libérer de ce monde.

À Rouen, ils se donneront à des jeux d’amour. Emma va rencontrer son amant une fois par semaine « dans toute sorte d’élégances », y compris ses « bottines minces ».

Les bottines dans sa course agitée traduisent la joie de leur maîtresse. Elles sont le témoin silencieux de son bonheur : elles l’accompagnent partout.

Tout cela s’achève : Emma a des dettes ; l’échec de la passion sera accompagné de la ruine totale. Elle doit demander de l’argent et quand elle arrive chez le notaire, celui-ci « resta fort stupéfait, les yeux fixés sur les belles pantoufles (d’Emma) en tapisserie » (10), et il lui propose de devenir son amant.

La vie d’Emma finit, l’arsenic suit son infernal chemin ; le curé commence le rituel de l’extrême-onction :

« Le curé trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions (…) et enfin sur la plante de ses pieds, si rapides autrefois, quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs et qui maintenant ne marcheraient plus » (11)

Emma meurt. Ses rêves et ses frustrations s’achèvent. En ce moment, « tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton » (12) ; c’est l’aveugle. Ses tristes pas annoncent la fin prochaine ; ses coups de talon sont le « porte-drapeau » de la mort, les messagers de la douleur et de l’agonie.

C’est un effet fétichiste : il y a des lamentations, des pleurs, mais celui qui pousse réellement le cri du cygne (mourant), c’est l’aveugle qui est personnifié par deux de ses « outils nécessaires » : les sabots et le bâton.

À l’enterrement d’Emma, Charles, sans le savoir résume les rêves de sa femme. Là, sont représentés, sont présents tous les objets qui « ont vécu » avec Emma sa tragédie, ses moments de bonheur et de souffrance. Les objets qui ont connu dans leur oubli et leur éloignement les dépressions et les frustrations d’Emma :

« Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noce, avec des souliers blancs, une couronne. » (13)

Sa robe de noce : témoin du début de la désespérance d’Emma. Responsable dans une certaine mesure de son entrée dans la vie de mariage. Participant avec sa destruction (celle d’Emma) de la dialectique existence dans l’esprit du personnage.

Ses souliers blancs : ces souliers, porteurs de bonheur ou de souffrance qui ont conduit Emma et qui ont souffert avec elle, en silence, tout le drame de son existence.

Ce sont les objets qu’Emma portait au moment de se marier avec Charles Bovary. Des objets qu’elle avait mis avec l’espoir de voir son rêve accompli.

Elle se déguise le jour de son mariage ; elle supporte ses habits comme la seule possibilité de fuite vers son autre univers : le bonheur, les aventures…

Et elle meurt déguisée en mariée, la mariée qu’elle n’a jamais été.

Mais nous avons dit plus loin qu’il existe dans le roman une autre sorte d’amour : l’amour souterrain. C’est l’amour de Justin.

La présence d’Emma est suivie, est observée par une ombre de douleur :

« C’est Justin qui se trouvait là, circulait à pas muets… » (14)

La passion de Justin devient évidente en deux moments : Quand il met des fleurs sur le tombeau d’Emma :

« … un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. » (15)

Et quand il regarde, passionné, les souliers de Madame :

« Il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils innombrables d’une rêverie soudaine. » (16)

Mais si tout le long du roman la chaussure a été présente, il y a des moments où elle joue un rôle propre ; où elle a sa propre vie :

« Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. » (17)

On nous parle de Charles Bovary au moment de son entrée au collège de Rouen. Nous ne connaissons rien sur lui, mais par ces lignes nous découvrons qu’il s’agit d’un garçon de la campagne ; c’est, tout simplement, un paysan qui vit en dehors de la vie bourgeoise.

Plus tard Charles acquiert un certain « statut » :

« Au sortir de la messe on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie. » (18)

Il ne s’agit plus de fortes bottes de paysan ni de sabots. Charles se sent heureux en ce moment et ses pantoufles, ses chaussures montrent son état.

Pour ce qui concerne Emma c’est pareil ; son entourage est toujours délicat, différent, subtil et irréel :

« Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalaient au cou-de-pied. » (19)

C’est sa façon de s’habiller, la chaussure, qui fait qu’Emma une femme différente parmi les femmes du village.

Ce sont ces éléments qui nous la présentent comme « spéciale ».

La chaussure : souliers, pantoufles, bottes, bottines, sabots…, sont de véritables héros dynamiques de roman ; ils sont là et nous parlent tout bas ; ils nous parlent en utilisant le langage qu’ils connaissent :

« Ce traîner de pantoufles sur les dalles… » 

Ils sont là et participent des sentiments des personnages : Emma, Rodolphe, Charles, Léon parce qu’ils font éprouver des sentiments.

Ils nous font penser que les objets peuvent aussi devenir des personnages, des héros.

Angela Serna – Rodriguez

Université des Lettres du Pays Basque

(Victoria) Espagne

(1) Flaubert, G., Madame Bovary, Œuvres Complètes, l’Intégrale, Ed. du Seuil, Paris, 1964. Page. 655.

(2), (3), (4), (5), (6), Flaubert. G., Madame Bovary, op.cit. pp. 580,607,617.

(7), (8), (9), Flaubert, G. Madame Bovary, ib. pp.627, 643.

(10), (11), (12), Flaubert, G. Madame Bovary, ib. pp. 676.684,

(13), (14), Flaubert, G, Madame Bovary, ib. pp.685, 680.