Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 15
Complexité d’Un Cœur simple
La transparence autobiographique
Pour Félicité comme pour Flaubert, Un cœur simple est le livre des deuils : une succession de disparitions, principe même du récit, amène la servante à une totale solitude ; les graves difficultés financières des Commanville entraînent Flaubert à vendre sa ferme de Deauville ; il s’estime ruiné ; Louise Colet meurt en mars 1876, quand il commence la rédaction du conte ; George Sand en juin de la même année ; l’œuvre sera achevée au mois d’août. Ses lettres d’alors disent son chagrin et son découragement ; il a renoncé en 1875 à pousser plus avant Bouvard et Pécuchet.
Plusieurs passages descriptifs se fondent ainsi dans l’écriture du deuil par leur caractère sépulcral : « Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; » (1), (ferme de Geffosses), « Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. » (2), (ferme des Liébard, à Toucques), « La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. » (3), (maison de Mme Aubain après le passage des héritiers).
Une douleur en réveille d’autres, et la plus cruelle : la mort de sa sœur Caroline, trente ans plus tôt. Virginie et Paul, c’est elle et lui. En choisissant ces deux prénoms il procède à l’inscription mélancolique du souvenir : celui d’une enfance à deux, où le frère et la sœur (trois ans d’écart seulement, l’aîné Achille est bien plus âgé) partagent les rêveries et les jeux inspirés par le roman de Bernardin de Saint-Pierre ; n’est-ce pas d’ailleurs la première lecture prêtée à la jeune Emma, et évoquée sans raillerie : « Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau. » (4) ?
Un cœur simple fut donc nourri des chagrins présents et des souvenirs à la fois doux et cruels qu’ils réveillèrent. Les références biographiques à l’expérience vécue y sont très nombreuses ; elles ont été relevées et identifiées (5). Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet connu.
Mais cette transparence vaut présentement à Un cœur simple un statut d’œuvre un peu mineure dans les études flaubertiennes. C’est la parente pauvre des Trois contes, discréditée aussi parce que Flaubert a dit y avoir cédé aux conseils littéraires de Georges Sand (d’abord le cœur, et du tendre) : « J’avais commencé Un Cœur simple à son intention exclusive, uniquement pour lui plaire. » (6). Le choc du décès rend l’affirmation excessive (« intention exclusive », « uniquement »), mais il est vrai que ce récit triste est en même temps idyllique, voire hagiographique, quand les malheurs qui frappent une héroïne déjà toute bonne accroissent encore son dévouement. Le contraste est grand avec les féeries sanglantes de La Légende de saint Julien l’Hospitalier et les perversités prédécadentistes d’Hérodias.
Les griefs (7) sont donc doubles : contre l’immédiateté biographique, sans la rétention des secrets ni les genèses retorses qui font le bonheur des chercheurs, contre la fadeur d’un conte qui serait un bâtard de Flaubert et de Sand. On lui reconnaît certes les mérites d’un incomparable métier narratif (8), mais on le minore aussi en l’isolant trop des autres œuvres : Flaubert « en écrivant ce conte (…) s’offre (…) en une année où il en avait grandement besoin, une leçon de patience et d’humilité. » (9). Certains jugements sont sévères : « Œuvres cent pour cent autobiographiques, recueil de souvenirs fanés, Un Cœur simple évoque le charme alangui et ambigu des vignettes romantiques. » (10).
Nous voudrions plus d’équité pour ce conte. Il doit sa spécificité à la période exceptionnelle de chagrin et de lassitude où il fut écrit, mais sa simplicité n’est pas faiblesse ni pauvreté. Est-il d’ailleurs aussi simple que son titre paraît l’annoncer ? Autant que d’autres textes souvent plus estimés, il s’alimente aussi au fonds commun flaubertien d’élans et de rêveries, d’éclats et de bizarreries.
Le Bovarysme de Félicité.
La piété de Félicité est solide, appuyée sur une pratique religieuse assidue et rigoureuse : elle se lève chaque jour dès l’aube pour entendre la première messe et récite chaque soir tout ou partie du rosaire. Quand son neveu Victor part pour son premier grand voyage en mer, sa prière est intense et directe, sans dévotions accessoires ni superstitieuses : « Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. » (11). Flaubert donne ici à son humble personnage la grandeur pathétique d’une Mater dolorosa ; rien de commun avec les caprices de religiosité d’Emma. C’est bien l’image orthodoxe du Saint-Esprit que Félicité considère d’abord sur un vitrail de l’église où elle accompagne Virginie au catéchisme, et non le « grand oiseau au plumage rose » (12) des illusions d’Emma.
Si son existence dévie des voies ordinaires, c’est par de cruels malheurs initiaux ; s’il y a atrophie de l’être (« À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique. » (13)), c’est parce qu’elle perçut d’abord l’amour physique comme un viol — et l’approche brutale de Théodore est bien une tentative de viol — et que l’amour des cœurs fut trompé par un être faux, au sortir d’une enfance orpheline et exploitée. D’une abnégation grandissante, isolée davantage encore par sa surdité, qui lui vaut le violent coup de fouet d’un cocher qui manque l’écraser, elle est un personnage positif, maltraité par les duretés de la vie comme l’est alors Flaubert. Le prénom de Félicité peut être chargé d’une ironie amère, mais il rappelle aussi la parole du Christ : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux (…) Heureux les affligés car ils seront consolés. » (14).
Toutefois cette humble servante, rappel de la Catherine Leroux des Comices d’Yonville et de l’orpheline de quatorze ans — nommée aussi Félicité — devenue à Tostes la bonne de Mme Bovary, partage avec les maîtres et d’autres prestigieux personnages cette « maladie des civilisés » (15) pour laquelle Jules de Gaultier inventa le terme de « bovarysme ». Elle n’a pourtant rien lu, n’a pu subir l’influence d’un romantisme dégradé qui l’eût amenée à croire que « le bonheur, c’est le rêve exalté, l’amour fougueux, l’irrégularité, » (16). Enfant, « Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l’eau des mares, à propos de rien était battue, » (17). Mais sa dévotion,
pour éloignée qu’elle soit des accès de sentimentalité religieuse d’Emma, n’en inclut pas moins certains de ses aspects :
« le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par- dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; (…). Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l’autel tout illuminé (…). Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; (…) il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant (…) ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir. » (18). (première communion de Virginie).
« Elle aurait voulu, comme autrefois être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs (…) » (19) (Emma regrette les cérémonies du pensionnat).
La servante ignorante et pauvre n’a pas les moyens ni la culture qui permettent à Emma l’achat d’un prie-Dieu néogothique (20) ; elle ne peut souhaiter non plus avoir dans sa chambre « au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs. » (21), mais, comme Emma, elle est très sensible à la force prégnante des images : pour la pensionnaire d’un couvent rouennais, des « vignettes pieuses bordées d’azur » (22) et pour Félicité — compte tenu de l’écart social — une image d’Epinal du baptême du Christ, où la ressemblance de la colombe du Saint-Esprit avec le perroquet jouera un rôle insidieux et décisif dans le développement de son innocente hérésie. Elle partage aussi la sensibilité d’Emma au parfum de l’encens : « elle s’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel (…) » (Emma) (23).
« Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes. Une vapeur d’azur monta dans sa chambre (…). Elle avança les narines en la humant avec une sensualité mystique ; » (Félicité) (24).
« il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. » (Emma) (25).
Son mysticisme n’est donc pas seulement dévié vers le grotesque triste par sa dévotion finale pour Loulou, il est aussi marqué d’un trouble qui l’apparente à des héroïnes violentes et maladives, telles Emma ou Salammbô, chez qui les sens brimés prennent leur revanche. Flaubert confiait à Bouilhet en 1850 plusieurs projets de récits dont :
« 2° l’histoire d’Annubis, la femme qui veut se faire baiser par le Dieu. (…) ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec » (26).
Dans le troisième projet, où l’on peut voir une ébauche lointaine de Madame Bovary, se dessinent également quelques traits d’Un cœur simple pour le personnage de Félicité (et la maison de Mme Aubain se trouve aussi tout près d’une rivière). D’un projet à l’autre (le second annonce nettement Salammbô), comme d’une héroïne à l’autre, circule le même schème d’appel, de tension et de frustration.
Les Disparates d’un Cœur Simple.
Dans cette nouvelle au dessein épuré, proche de Madame Bovary par son ancrage réaliste dans la province normande, retentissent quelques échos du brassage vertigineux des croyances et des controverses de La Tentation de Saint Antoine, de l’inventaire des savoirs, des erreurs et des hypothèses déjà entrepris pour Bouvard et Pécuchet ; ceci par exemple à propos du Saint-Esprit : « il n’était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois un souffle.
C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses. » (27). Qui pense ? Qui parle ? Certainement pas Félicité : point de focalisation interne ici, mais, à la limite de l’intrusion d’auteur, Flaubert, le curieux de croyances et de religions, tantôt séduit, tantôt perplexe ou malicieux, voire franchement sarcastique : « Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou. » (28). L’argumentation de cette fantaisie théologique est trop ardue pour qu’on puisse l’attribuer à Félicité. C’est bien le ton de La Tentation, dont l’inventaire s’enrichit ici d’une assez fantastique hérésie.
Le romantisme est également présent dans le contraste des visions terribles et suaves, quand l’évocation de l’histoire sainte, préambule au catéchisme suivi par Virginie, fait se succéder rapidement, comme un accéléré de La Tentation, mais avec une grande force évocatrice, « le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées » ; (29) les colères de Yahweh et la douceur du Christ. Quant Victor est sur les mers lointaines, c’est le souffle de Flaubert qui agite furieusement l’océan pour imager les angoisses de Félicité : « elle le voyait battu par cette (…) tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d’écume » ; (30). Il y a là une force intruse, débordant les capacités du personnage et les limitations de la focalisation interne. Le personnage était soigneusement défini dans les scénarios préparatoires : « son genre de rêverie ou plutôt de méditations « de demi sommeil, pareil à celui des animaux et des plantes » (31), « son genre de calme et de béatitude moitié animale, moitié mystique » (32). Cette personnalité ne peut endosser les imaginations de son créateur, chargées de romantisme et de fascination pour les bizarreries de l’histoire des religions.
Aux tentations de Saint Antoine succède ainsi dans Un cœur simple une tentation de Flaubert : quitter l’épure désirée à l’appel d’orientations familières. Outre la grande vision prévue d’emblée et maintenue comme fin paroxystique du récit, il avait projeté ceci pour Mme Aubain après la mort de Virginie : « elle eut deux, trois hallucinations… les décrire. » (33). Il se borna finalement à un rêve récurrent et à une hallucination, évoqués chacun sobrement par quatre lignes ; mais la tentation est nette ; il a su lui résister dans ce cas, d’autres fois non.
Au retour du voyage de l’été 1840 dans le Midi et en Corse, il notait avec mélancolie :
« Oh ! moi qui suis souvent en regardant la lune, soit les hivers à Rouen, soit l’été sous le ciel du Midi, ai pensé à Babylone, à Ninive, à Persépolis, à Palmyre, aux campements d’Alexandre, (…), est-ce que je n’irai pas m’abreuver de poésie, de lumière, de choses immenses et sans nom à cette source où remontent tous mes rêves ? Povero ! Tu iras dimanche prochain à Déville, s’il fait beau ; cet été à Pont-l’Evêque. » (34).
Félicité n’ira qu’à Trouville et Honfleur : qu’importe ! L’ailleurs vient à elle sous la forme dégradée — rien ou presque n’échappe à cette rage chez Flaubert — d’un perroquet ; son exotisme (et c’est un serviteur noir qui l’apporte) relaie celui de la géographie de Paul en estampes coloriées ; son plumage coloré rappelle l’éclat des écharpes algériennes que Lheureux faisait admirer à Emma (35) ; à quoi s’ajoute l’évocation des escales lointaines du neveu par le truchement, assez vraisemblable cette fois, de l’âme naïve de Félicité : « À cause des cigares, elle imaginait La Havane un pays où l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi les nègres dans un nuage de tabac. » (36).
Un thème exotique s’insère ainsi dans le conte, aimé et en même temps distancié, voire parfois franchement moqué par l’auteur ; dans la documentation sur les perroquets intégrée aux folios des scénarios, rien ne laisse prévoir la scène plutôt cocasse où les orages normands rappellent à l’animal (Flaubert a d’ailleurs la prudence d’ajouter « peut-être ») les pluies de sa forêt natale et l’excitent jusqu’au délire : « il voletait, éperdu, montait au plafond, renversait tout, (…) » (37). Fantaisie d’une verve explosant ailleurs dans un éclat de rire général dont le cuistre Bourais fait les frais (un perroquet nous venge d’un autre) :
« La figure de Bourais sans doute lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leur fenêtres, riaient aussi ; » (38).
Et cela dans un récit de deuil, où même les chères reliques sont mangées de vermine, où le destin (la volonté du narrateur) malmène le seul être jeune et beau, doté d’une vraie présence. Paul et Virginie sont des personnages anémiques, les ombres tristes du souvenir : « Il s’embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. » (39). Car Victor, au prénom transparent (le victorieux), finit misérablement, par une mauvaise revanche du sort, tristesse et masochisme de Flaubert : « On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :
— Bon ! encore un ! » (40).
Contrastes forts, qui ne perturbent pas l’économie de la nouvelle, mais attestent un foisonnement vigoureux derrière la sobriété voulue. Ces disparates, ces déviances qui n’apparaissent que ponctuellement sont eux aussi constitutifs de l’œuvre ; ils montrent qu’elle s’enracine profondément dans l’imaginaire et le tempérament flaubertiens, plus loin que les souvenirs immédiatement biographiques.
« Mystique à l’état sauvage »
L’apothéose finale (beau jour d’août, Fête-Dieu, procession, reposoir, encens et extase) est un manquement de taille au principe de grisaille qui fait l’unité de la dernière Éducation sentimentale. Elle n’est pas une surprise de l’écriture : les scénarios successifs la prévoient d’emblée. Elle répond en effet à un désir de l’extase, à une inclination vers la transe, présents dans toute l’œuvre de Flaubert, ne serait-ce qu’en creux, par un manque qui dévitalise toute l’existence comme dans la version définitive de L’Éducation. Écho des théophanies de la Tentation, elle prolonge dans le contexte de décadence physique et mentale de Félicité une postulation souffrante vers l’Amour, ou l’Absolu, dans une vie solitaire où se succèdent « (…) une série d’années pareilles, insipides » (41). Il en est de même pour Flaubert : « je suis mystique au fond (…) » (42).
Son mysticisme est le désir d’un transport, d’un état d’exception rompant avec une vie dont il accuse si souvent le vide et la bassesse. Le dialogue du Sphinx et de la Chimère (l’envol) dans La Tentation dit bien ce désir d’arrachement, alimenté chez lui par le dégoût et l’embarras de son corps, le ressassement furieux de la bêtise omniprésente, la lenteur d’une écriture qui doit se dégager d’une documentation souvent écrasante. Idéalisme romantique certes, et l’on comprend que la lecture du Louis Lambert de Balzac l’ait enchanté dans son adolescence ; peut-être aussi la recherche de cette surtension euphorisante prêtée par Dostoievski au prince Mychkine dans L’Idiot, romancier et personnage tous deux épileptiques comme Flaubert (43). Une rêverie notée en 1840 dans un carnet intime exprime bien ce mysticisme flaubertien :
« Je voudrais bien être mystique ; il doit y avoir de belles voluptés à croire au paradis, à se noyer dans les flots d’encens, à s’anéantir au pied de la Croix, à se réfugier sur les ailes de la colombe, la première communion est quelque chose de naïf ; — ne nous moquons pas de ceux qui y pleurent — c’est une belle chose que l’autel couvert de fleurs qui embaument — c’est une belle vie que celle des saints, j’aurais voulu mourir martyr et, s’il y a un Dieu, un Dieu bon, un Dieu le père de Jésus, qu’il m’envoie sa grâce, son esprit, je le recevrai et je me prosternerai. » (44).
Son milieu familial était à l’opposé : rationaliste et positif, et il y « a donc appris dès l’enfance que l’analyse prévaut sur l’intuition, que la réflexion prime les pulsions instinctives, que la raison doit dominer, sinon juguler le sentiment, et que la science ridiculise les obscures rêveries des métaphysiques. » (45). Il ne l’a jamais oublié ; les règlements de compte familiaux n’ont jamais annulé cette adhésion à la pensée analytique, voire dissolvante. D’où la dualité bien connue et de Flaubert lui-même parlant des « deux bonshommes » (46) qui sont en lui ; la « bêtise » d’Emma qu’il raille, il n’a pas à la chercher loin : elle est en lui.
Cette ambiguïté est également perceptible dans le traitement du personnage de Félicité : tantôt coïncidence de l’auteur avec son héroïne (au point de s’y substituer en balayant toute focalisation interne), une fois aussi une distance un peu dédaigneuse, quand Félicité baise les yeux de Virginie durant la veillée du corps : elle « n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple. » (47) ; « de pareilles âmes » est ambigu : de la nostalgie sans doute et un peu de mépris aussi (voix de Flaubert, fils du médecin-chirurgien voltairien Achille-Cléophas).
L’impasse est là : « Je suis mystique au fond et je ne crois à rien. » (48). Point de foi. On connaît l’image de l’Église dans son œuvre, la médiocrité du curé Bournisien dans Madame Bovary. L’effacement de celui d’Un Cœur simple est également significatif. L’empreinte du milieu familial, l’époque, l’état répulsif de l’institution (49) barrent toute issue de ce côté-là.
L’extase mortelle et mystifiée.
Mais le désir du transport demeure. Flaubert se procurera donc par l’écriture les théophanies auxquelles il aspire. L’Art en est une et son culte sera ponctué et nourri d’épiphanies littérales : des scènes extatiques que sa dualité et son agnosticisme pessimiste le poussent en même temps à miner ; les cieux s’entrouvrent dans une scénographie de type baroque, mais c’est un perroquet qui paraît (renvoyant au psittacisme des leçons de catéchisme pendant lesquelles Félicité s’endort). La servante meurt heureuse, mais mystifiée comme l’est Saint Antoine au désert.
Il y avait eu dans la nouvelle une première théophanie, menteuse aussi : la rencontre de Théodore, auréolé par l’éblouissement de Félicité à l’assemblée de Colleville ; théos : le dieu, et le faux amant, l’amour malheureux après lequel Félicité se survivra à elle-même. L’univers semblait aider à cette tromperie : « du bras gauche il lui entoura la taille ; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux en traînant leurs pas, soulevaient la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois. » (50). La technique flaubertienne projette ici l’émoi du personnage sur le monde extérieur, mais cette fusion subtile entraîne du même coup l’univers dans le règne de l’imposture et de l’illusion ; il devient alors l’agent d’une conjuration assimilable à l’aveugle vouloir vivre schopenhauerien frayant sa voie par le désir qui meut les créatures.
Dans un monde qu’il n’aime pas, où les paroles mortes, la sottise et l’erreur profilèrent, l’extase mystifiée de Félicité est la seule possible pour Flaubert. Comme Camus disait du personnage de Meursault qu’il était le seul Christ que nous méritions, Flaubert eût pu dire aussi de Félicité qu’elle était la seule sainte que son époque méritât, extatique comme la sainte Thérèse du Bernin, mais dans un décor adjointe au perroquet par l’empailleur rejoignent la casquette à étages de Charles Bovary et le gâteau de noces d’Emma.
Cette extase est mortelle ; pour Flaubert toute apothéose ne peut être que trompeuse (ou monstrueuse et sadienne comme celle qui termine Salammbô (51)), ou sous le signe de la mort. Cette association automatique est explicite aussi dans sa correspondance, en 1853 par exemple :
« N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’Art à accomplir, comme une grande montagne à escalader ? (…) La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. (…). L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses ! (…) Puis, le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil ! » (52)
La séduction du primitivisme.
« Simple » est un terme paradoxal chez un homme et un écrivain si complexe. Mais après l’érudition méticuleuse de Salammbô, le pandémonium de La Tentation, et avant l’entreprise encyclopédique de Bouvard et Pécuchet, déjà commencée puis suspendue, il est l’expression d’une immense fatigue et du désir d’échapper au vertige de l’encre (mais pour Flaubert ce ne peut être que par l’écriture encore) : « L’encre est mon élément naturel. Beau liquide du reste que ce liquide sombre ! et dangereux ! Comme on s’y noie ! comme il attire ! » (53).
La piété de Félicité, c’est celle que Gauguin crut rencontrer en Bretagne, en 1886 et qu’évoque, entre autres toiles, « La Vision après le sermon » (54). C’est également celle que Villon prête à sa mère, et veut affirmer sienne aussi dans la Ballade pour prier Nostre Dame :
« Femme je suis povrette et ancienne,
Qui riens ne sçay, oncques lettres ne lus.
Au moustier voy dont suis paroissienne
Paradis paint, ou sont harpes et lus,
Et ung enfer ou dampnez sont boullus :
L’ung me fait paour, l’autre joye et liesse. » (55).
C’est l’ultime recours d’un être aux abois :
« Autre chastel n’ay, ne forteresse,
Ou me retraye corps et âme, » (56).
Trois ans après Un Cœur simple paraîtront les vers de Sagesses : Verlaine y adopte une religion d’enfance où son tempérament régressif et instable tente de trouver une assise et un refuge. Par- delà les siècles c’est le même appel dans une période de crise aiguë. Mais quel écart aussi quel foisonnement de la pensée et des œuvres séparent Flaubert de Villon ! II est mystique certes, mais voltairien aussi (57), lecteur de Spinoza, et trouve d’une bêtise « hénaurme » (58) le Catéchisme de persévérance de l’abbé Gaume que Verlaine lisait assidûment en 1874 dans la prison de Mons.
« Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le Malheur a percé mon vieux cœur de sa lance.
Le sang de mon vieux cœur n’a fait qu’un jet vermeil,
Puis s’est évaporé sur les fleurs, au soleil. » (59).
Dans sa foi littérale — « idolâtre » écrira Jean-Pierre Richard (60) — Verlaine recourt à une représentation allégorique de type médiéval ; Flaubert approche aussi ce mode d’écriture dans La Légende de Saint Julien, en partie inspirée par un vitrail rouennais du XIIIe siècle. Quant à la clôture du récit, qui comporte une référence directe à lui-même contraire à son principe d’impersonnalité, faut-il n’y voir que l’imitation de la rhétorique traditionnelle du conteur médiéval, signant son œuvre ou sa récitation au dernier vers de La Chanson de Roland (61) ?
« Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays. » (62). L’inexactitude volontaire (« église » et non « cathédrale ») participe d’un profond désir de simplicité que la lecture de La Légende dorée de Jacques de Voragine — documentation obligée — n’avait pu qu’aviver.
C’est un effort nostalgique de naïveté, de primitivisme, chez un être recru de deuils, de lectures et d’art (et donc d’artifice), l’aspiration au dépouillement unitif d’un homme partagé (63), bien armé contre lui-même (64).
Dans Un Cœur simple, histoire apparemment dépouillée mais complexe, la simplicité est un désir, non une réalité.
Jean-Pierre Vilcot
Professeur au Lycée Corneille.
ROUEN
1. Flaubert, Un Cœur simple, t. 2, p. 596. Les citations de Flaubert renvoient à l’édition suivante : Œuvres, coll. Pléiade, Gallimard, 1951 (t. 1), 1952 (t. 2). Pour la correspondance jusqu’en 1858 à l’édition de Jean Bruneau, Correspondance, coll. Pléiade, Gallimard, t. 1 (1830 1851) 1973, t. 2 (1851-1858) 1980
2. Ibid., p. 598.
3. Ibid., p. 619.
4. Madame Bovary, t. 1, p. 323.
5. Cf. la notice de Samuel de Sacy, Trois contes, éd. Folio, Gallimard, 1973, p. 151, et la note 1, p. 156 renvoyant à l’étude de Gérard-Gailly, Flaubert et les « fantômes de Trouville », Paris, La Renaissance du livre, 1930.
6. Lettres à Maurice Sand, 29.8.1877, Correspondance, Paris, Conard, 8e série, 1930, p.65.
7. Mais Un Cœur simple, Le perroquet Loulou en l’occurrence, a suscité aussi un chef-d’œuvre d’humour et d’érudition : Le perroquet de Flaubert, de Julian Barnes, Paris, Stock, 1986, (traduit de l’anglais)
8. Cf Raymonde Debray-Genette, « Du mode narratif dans les Trois contes », in Littérature, n° 2, mai 1971, Paris, Larousse ; repris dans le recueil collectif Travail de Flaubert, coll. Points, Paris, Seuil, 1983.
9. Victor Brombert, Flaubert, coll. Ecrivains de toujours, Paris, Seuil, 1971, p. 159.
10 Jacques-Louis Douchin, Le Bourreau de soi-même, essai sur l’itinéraire intellectuel de Gustave Flaubert, coll. Archives des Lettres modernes, Paris, Minard, 1984, p. 81.
11 Un Cœur simple, t. 2, p. 605.
12 Madame Bovary, t. 1, p. 327.
13 Un Cœur simple, t. 2. p. 592
14. Saint-Matthieu, 5.
15. Remy de Gourmont, « Un nouveau philosophe Jules de Gaulthier », in Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1916, p. 85.
16. Ibid., p. 85
17 Un Cœur simple, t. 2, p. 593.
18. Ibid., p. 602.
19 Madame Bovary, t. 1, p. 391
20. Ibid., p. 405.
21. Ibid., p. 487.
22. Ibid., p. 323.
23. Ibid., p. 323.
24 Un Cœur simple, t. 2. p. 622
25 Madame Bovary, t. 1, p 486
26. Lettre à Louis Bouilhet, 14.11.1850, Correspondance, t. 1, p. 708.
27 Un Cœur simple, t. 2, p. 601.
28. Ibid., p. 618.
29. Ibid., p. 601.
30. Ibid., p. 605.
31 François Fleury, Gustave Flaubert. Plans notes et scénarios d’ »Un Cœur simple », Rouen, éd. Lecerf, 1977, p. 9. Les omissions d’accent sont de Flaubert. Les mots entre crochets obliques signalent les additions au premier jet du scénario.
32. Ibid., p. 92
33. Ibid., p. 80.
34. Gustave Flaubert, Voyage dans les Pyrénées et en Corse, coll. Impressions de voyage, éd. Entente 1983, pp. 1489.
35 Madame Bovary, t. 1, p 385.
36 Un Cœur simple, t. 2 p. 606. 37. Ibid., t. 2, p. 615.
37. Ibid., t. 2, p. 615.
38. Ibid., p. 613.
39. Ibid., p. 604.
40. Ibid., p. 607. C’est aussi un règlement de comptes familial ; l’accusation contre le père — qui effectivement soignait le jeune Flaubert en le saignant — d’avoir tué en lui ce qu’il avait de jeune et beau ; peut-être aussi l’amertume de l’épileptique, puis du syphilitique, astreint aux prescriptions d’une médecine à la fois draconienne et peu efficace.
41. François Fleury, op. cit., p. 76. Les crochets verticaux encadrent des mots barrés par l’auteur.
42. Lettre à Louise Colet, 8.5.1852, Correspondance, t. 2, p. 88.
43. C’est l’une des modalités de l’aura, au sens médical, qui peut précéder une crise d’épilepsie : « Dans les instants qui précèdent immédiatement la crise, il éprouve un extraordinaire sentiment d’euphorie. (…). On dirait que dans ces moments-là une certaine révélation nous est faite et il en demeure quelque chose ensuite, qui colore la vie tout entière », Jacques Malaude, Dostoïevski, coll. Classiques du XX » siècle, Paris, Editions universitaires, 1956, p. 75.
44. Cité par Jacques-Louis Douchin, op. cit., p 27
45. Ibid., p. 11.
46. Lettre à Louise Colet, 16.1.1852, Correspondance, t. 2, p 29 47 Un Cœur simple, t. 2, p 609.
48. Lettre à Louise Colet, 8.5.1852, Correspondance, t 2 p 88
49. Bas niveau théologique ; développement des dévotions au Sacré-Cœur, aux Entrailles de Marie à Notre Dame de la Salette , ralliement massif des catholiques au programme d’ordre moral de Mac-Mahon : attaques du journal La Défense sociale et religieuse contre les écrivains « corrupteurs du peuple », Renan, Littré, About, Hugo et Flaubert : « Vous, monsieur Flaubert, vous, et tant d’autres vous lui avez dit : on ne se sent vivre que par la débauche, et vous lui avez enseigné les voies de la plus infâme moralité. ». Cité par Robert Bessède, La crise de la Conscience catholique dans la littérature et la pensée française à la fin du XlXe siecle, Paris, Klincksieck, 1975, p. 40.
50. Un Cœur simple, t 2, p 593.
[La suite des notes, de 51 à 64, n’a pas été imprimée]