Bulletin Flaubert-Maupassant – Année 1993 – Bulletin n° 1, page 7
Quelques précisions sur la relation littéraire Maupassant/Flaubert d’après l’étude de leur « collaboration » pour le chapitre III de Bouvard et Pécuchet : l’excursion à Étretat
Jean-François Campario
La filiation entre Gustave Flaubert et son « disciple » Guy de Maupassant, tout particulièrement sensible dans les débuts de l’auteur d’Une Vie, est un tel poncif de la critique qu’elle a poussé certains biographes à redoubler cette indéniable parenté spirituelle d’une paternité, biologique celle-là : Maupassant serait le fils « naturel » de Flaubert ! Les spécialistes sont aujourd’hui revenus de ce rapprochement séduisant et plausible après tout, tant les familles des deux hommes furent proches amies. Reste donc une paternité légendaire, symbole le plus abouti des affinités qui unissent traditionnellement les deux écrivains, issus d’un « terroir » commun.
Or si de tels liens sont incontestables, ne s’avèrent-ils pas un peu plus complexes qu’une rapide approche pourrait le laisser penser ? En quoi Guy de Maupassant dans sa période de « noviciat », a-t-il concrètement aidé et presque littéralement servi son maître admiré ? Et qu’a-t-il à son tour acquis de sa fréquentation du solitaire de Croisset alors en plein travail ?
Nombreuses sont les études qui nous suggèrent l’importance de cet apprentissage du jeune « réaliste » dans l’antre du « Vieux ». Mais l’ampleur de leur propos ou la diversité de leurs centres d’intérêt nous empêche de pénétrer de plain-pied dans le creuset.
Passionné par la découverte d’une lettre manuscrite de Maupassant (publiée en fac-simile dans l’album de La Pléiade, l987, p. 125 à 130), lettre caractérisée par sa spontanéité, sa précision, sa clarté de guide à l’une des plus belles promenades sur la côte d’Étretat, sa qualité plastique ‒ elle s’accompagne de nombreux dessins et plans ‒, ses suggestions littéraires enfin, nous avons aussitôt été amené à la replacer dans son contexte : une enquête « topographique » sur le site d’Étretat commandée par Flaubert en vue de son chapitre III de Bouvard et Pécuchet. D’où la constitution d’un ensemble relativement dense de documents : demandes et explications de Flaubert, lettres-réponses de Maupassant, passage définitif dans le roman.
Il nous a donc paru intéressant de nous appuyer, à titre de référence, sur ce mini-corpus, complet et circonscrit autour d’un projet cohérent pour analyser la fameuse interaction Flaubert/Maupassant.
Situation des données
Dans une de ses études tardives ‒ « Gustave Flaubert », parue en 1890 ‒ Maupassant lui-même se charge d’évoquer la naissance de leur amitié laborieuse dans l’espèce de coup de foudre spirituel qui les rapprocha, comme prédestinés à cheminer ensemble. Même si elle présente tous les artifices de la rétrospection, cette reconstitution de la rencontre sous la plume du romancier confirmé est empreinte d’un charme si convaincant qu’elle en devient presque naturelle :
« Il a dit et il a écrit lui-même que son amour immodéré des lettres lui a été en partie insufflé, au commencement de sa vie, par son plus intime et plus cher ami, mort tout jeune, mon oncle, Alfred Le Poittevin, qui fut son premier guide dans cette route artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des lettres. Je trouve dans sa correspondance avec moi, cette phrase : « Ah ! Le Poittevin, quelles envolées dans le rêve il m’a fait faire ! J’ai connu tous les hommes remarquables de ce temps, ils m’ont semblé petits auprès de lui. » Il avait gardé le culte, la religion de cette amitié.
Quand il me reçut il me dit, en m’examinant avec attention :
— Tiens, comme vous ressemblez à mon pauvre Alfred. Puis il reprit :
— Au fait, ce n’est pas étonnant puisqu’il était le frère de votre mère.
Il me fit asseoir et m’interrogea. Ma voix aussi, paraît-il, avait des intonations toutes semblables à celles de la voix de mon oncle ; et tout à coup je vis les yeux de Flaubert pleins de larmes. Il se dressa, enveloppé des pieds à la tête dans cette grande robe brune à larges manches qui ressemblait à un froc de moine, et levant ses bras, il me dit d’une voix vibrante de l’émotion du passé :
— Embrassez-moi, mon garçon, ça me remue le cœur de vous voir. J’ai cru tout à l’heure que j’entendais parler Alfred.
Et ce fut là certainement la cause vraie, profonde, de sa grande amitié pour moi. […]
Il m’attira, m’aima. Ce fut parmi les êtres rencontrés un peu tard dans l’existence le seul dont je sentis l’affection profonde, dont l’attachement devint pour moi une sorte de tutelle intellectuelle, et qui eut sans cesse le souci de m’être bon, utile, de me donner tout ce qu’il me pouvait donner de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq ans de labeur, d’études, et d’ivresse artiste. » (1)
Le texte révèle surtout le souci vif de transmuer cette amitié en une filiation plus profonde. Et l’on sera sensible aux différents effets de la narration.
En tout premier lieu, elle esquisse une radicalisation de la relation entre Maupassant et Flaubert : renvoyée à la jeunesse heureuse des deux « oncles », celle-ci se fait pseudo-familiale ; et surtout, elle prend une dimension mythiquement littéraire car Flaubert se bornerait à s’acquitter envers le neveu d’une dette contractée auprès de l’oncle, guide trop tôt disparu. Dans cette image d’Alfred Le Poittevin comme accoucheur de la vocation de Flaubert, il y a naturellement une mise-en-scène étudiée : c’est lui, Alfred, qui aurait proprement éveillé son camarade à la littérature grâce à la ferveur contagieuse de sa passion, inaugurale ‒ il aurait en somme révélé Gustave à lui-même. Et voici que Flaubert, le trouvant miraculeusement réincarné dans l’apparence et ‒ pourquoi pas ? ‒ les dons de son neveu Guy, devient aussitôt son plus dévoué mentor ; Guy tressant à son tour au « Vieux » le plus bel hommage de gratitude et de fidélité. Totale circularité.
En second lieu, elle peaufine avec subtilité une double image de Flaubert : ce bon génie du jeune Guy apparaît essentiellement comme un homme à part entière, caractérisé par la bonhomie naturelle de son accueil, le négligé de sa tenue dans l’intimité que nous livre l’instantané du souvenir, sa grande émotivité de colosse au cœur tendre (avec ses « yeux pleins de larmes » et sa franche embrassade) ; mais c’est aussi le Dieu des Lettres que, dans sa trompeuse insignifiance, cette notation essentielle sur la robe de bure du « moine » de l’écriture tend à consacrer. Dès lors, quelle stratégie aboutie que de se donner comme spontanément adopté par une telle puissance tutélaire, de se faire le dépositaire d’une telle influence ! Lorsqu’il écrit ces lignes, Maupassant, au faîte de sa réussite littéraire, ignore-t-il qu’à travers l’humilité touchante du monument élevé à Flaubert, c’est la plus habile autocélébration qu’il met au point ? Il avait trop de finesse pour ne pas le sentir. Cependant, une lettre de Flaubert à Laure de Maupassant, datée du 23 février 1873, confirme son « témoignage » pour l’essentiel :
« Depuis un mois je voulais t’écrire pour te faire une déclaration de tendresse à l’endroit de ton fils, confie-t-il à Laure. Tu ne saurais croire comme je le trouve charmant, intelligent, bon enfant, sensé et spirituel, bref (pour employer un mot à la mode) sympathique ! Malgré la différence de nos âges, je le regarde comme « un ami », et puis il me rappelle tant mon pauvre Alfred. (2) J’en suis même parfois effrayé, surtout lorsqu’il baisse la tête en récitant des vers… Il faut encourager ton fils dans le goût qu’il a pour les vers, parce que c`est une noble passion, parce que les lettres consolent de bien des infortunes et parce qu’il aura peut-être du talent… qui sait ? […]
Avec le temps, il gagnera de l’originalité, une manière individuelle de voir et de sentir (car tout est là)… »
Dernière notation, mais capitale : à cette date, l’élève serait encore bien novice. Flaubert indique avec prudence que Guy a trop peu écrit pour lui permettre aucun jugement, suggérant toutefois le conventionnalisme de son inspiration poétique et signifiant qu’il lui faudrait entreprendre une œuvre de plus longue haleine, c’est-à-dire implicitement romanesque.
Il y a donc bien eu rencontre entre deux êtres de génération et d’aspirations distinctes qui, dès lors, vont nouer une étroite relation d’une dizaine d’années : de 1869 environ, date de la mort de Louis Bouilhet, l’autre « tuteur », le poète rouennais ‒ à 1880, celle de la mort de Flaubert. Plus exactement faudrait-il parler d’une double « reconnaissance » :
‒ reconnaissance quasi-paternelle de la part de Flaubert qui hâtera patiemment l’éclosion du prosateur dans la chrysalide du poète fourvoyé ;
‒ reconnaissance quasi-filiale de la part de Guy pour ce très constant « précepteur » qui certes rudoie ses penchants trop naturels à la facilité, et qu’il admire aussitôt comme un géant de labeur.
Enfin, relation sans nul doute encouragée par la mère de Guy, la très sensible Laure Le Poittevin, à tout jamais inconsolée de la perte de son cher Alfred, le frère poète, d’emblée déçue par le personnage falot, mondain ‒ absent de son mari Gustave, et donc follement éprise de voir renaître en Guy une finesse spirituelle que son vieil ami s’évertue à confirmer.
À partir de mars 1877, Flaubert interrompu près de deux ans par des soucis familiaux et après l’intermède des Trois Contes, reprend la rédaction de son dernier travail d’Hercule : Bouvard et Pécuchet. Chacun connait la teneur de cette grande revue ironique des sciences et de la sottise humaines, menée par deux anciens commis de ministère retirés en Normandie. Les Bonshommes, bourrelés de bonnes intentions, à la fois trop perfectionnistes et trop profanes, vont caracoler de désillusion en camouflet, abordant passionnément toute connaissance pour y renoncer bien vite avec amertume, copiant enfin, pour se divertir de leurs errements, un florilège raisonné d’idées reçues, de tous les styles, des pires énormités recueillies chez les plus grands génies… On retrouve ici la fascination/répulsion de Flaubert pour la bêtise humaine, la grande obsession de sa vie, face cachée mais indissociablement jumelle des plus hautes aspirations de l’intelligence. C’est en ces termes qu’il qualifie l’entreprise dans une lettre de 1872 : « Il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin. »
Travail colossal en effet que la lecture, pendant deux années, de centaines d’ouvrages de toutes sortes. Flaubert emmagasine la matière et conçoit l’organisation, obsédé par sa tâche : « Bouvard et Pécuchet », écrit-il, « m’emplissent à tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne et j’en crève ». L’osmose est inquiétante ; d’où la pose salutaire.
Lorsqu’il reprend la rédaction, Flaubert se propose d’associer plus étroitement son jeune apprenti à l’élaboration de l’œuvre. Mission de confiance : en échange de leçons pratiques dans sa fréquentation, ce maître travaillant à son chef-d’œuvre va confier à l’« arpette » la charge d’enquêteur. Tantôt, fonctionnaire lui-même, il devra lui transmettre des observations sur ses collègues, les ronds-de-cuir du ministère du budget ; tantôt c’est sa connaissance du littoral normand qui sera vigoureusement requise. Et l’on peut juger de l’importance, dans l’esprit du démiurge, de la vérification documentaire en lisant ses deux courts billets à l`ami Edmond Laporte :
‒ l’annonce du « voyage », d’abord :
« Croisset, mardi soir, 23 oct. 1877
Vieux Bab,
Mon intention est d’aller au Havre samedi, dimanche ou lundi prochain, mais je ne veux pas, mon bon, vous opprimer et, si ça vous embête, ne vous croyez pas obligé de me suivre. Peut-être coucherai-je là-bas. En tous cas, je ne serai pas parti plus de vingt-quatre heures. (…)
Bouvard. »
‒ le constat d’inutilité de l’entreprise, ensuite :
« Croisset, vendredi 2 nov. 1877
Vieux Bab !
[…] Avant-hier, j’ai fait l’expédition du Havre ! ! ! Oui ! seul comme un homme. Et je suis encore éreinté pour avoir gravi des falaises avec une agilité de chamois. Mais je n’ai pas trouvé ce qu’il me faut, et j`attends des renseignements du jeune Guy, car je suis forcé de faire aller mes bonshommes jusqu’à Etretat.
Bouvard »
Quel enjouement goguenard mêlé d’inquiétude dans ces compte rendus ! On sera évidemment sensible à l’humour distancié du vieux sédentaire moquant ses exploits de « sportif » courbatu. Mais il faut surtout noter, sous le jeu de la complicité avec Laporte, l’identification révélatrice de l’écrivain à son personnage, Bouvard, le géant rubicond ! (Songeons au célèbre et plurivoque « Madame Bovary, c’est moi ») ; l’impérieuse nécessité du scénario, ensuite, avec ce « je suis forcé » ; l’attente fiévreuse des renseignements pratiques cherchés ailleurs que dans le contact direct et déceptif au réel, enfin. Cette délégation presque immédiate du pur documentaire à un autre ‒ et qui plus est, à l’apprenti écrivain, qu’impérieux Pygmalion, on s’efforce de modeler à son image, n’est-elle pas un acte hautement significatif de la part de Flaubert ? Or, si l’on compare les deux lettres de Maupassant, si soignées dans leurs indications, à la version définitive du passage, on s’aperçoit que Flaubert n’a pas varié d`un iota quant à son projet initial, ne s’est en fait servi de presque rien ! Pourquoi cela ? L’admirable application de Maupassant a-t-elle été déployée en pure perte ?
Les deux lettres de Guy (3) :
Que Flaubert se soit adressé à Maupassant comme à une évidente caution ne relève pas du hasard : le « Vieux » connaissait la jeunesse étretataise de Guy, sa passion pour les bains de mer, les courses sur et sous les hautes falaises à gravir. C’est à un homme de terrain, un « physique » qu’il a affaire, à un habitué des lieux ‒ et voici qu’il lui demande de coucher par écrit sa pratique en se faisant le témoin véridique de sa propre expérience.
Les deux lettres que Guy envoie à Flaubert sont des textes improvisés, rapidement écrits au fil de la plume : l’extrême proximité des dates entre la réception des demandes de Flaubert et les réponses ne laisse aucun doute sur ce point ; de plus, la première, dont nous possédons le fac simile suffirait à l’attester : de nombreuses ratures montrent qu’elle n’a point été recopiée et les compliments affectueux à l’entourage du Maître nous replacent dans la familiarité immédiate du quotidien.
Improvisées, ces lettres n’en sont pas moins très pensées : fort structurées, donc très claires. Ce sont deux itinéraires détaillés dans leur progression, la première recevant même la visualisation de plans cavaliers ou de dessins illustratifs à la plume dans lesquels Maupassant à Paris ‒ c’est-à-dire travaillant de tête – révèle une étonnante mémoire et une remarquable faculté d’observation, servie par un bon coup de crayon. La seconde, tout aussi construite, l’est davantage comme une démonstration encadrée d’un double postulat, de plus en plus catégorique : au début, « ce que vous demandez (c’est-à-dire une valleuse près d’une montée plus facile) est bien difficile à trouver » ‒ conclusion : « je ne pense pas que vous trouviez nulle part ce que vous cherchez ». L’envoyé du maître a ainsi rempli sa mission à la lettre : le confrontant à la réalité toute nue qu’il connaît bien et qui l’infirme, il renvoie le scénario littéraire à sa seule
Par différents traits, Guy s’avère un observateur hors-pair, un guide efficace, donc zélé ‒ presque trop. Il connaît d’abord parfaitement cette côte et nous le prouve : son recours à un vocabulaire morphologique précis (« falaise, silex et craie, galet, » etc…), voire local (« ajoncs, valleuse » et même l’incertain et phonétique « crambés ? » pour les « choux marins »), à une toponymie d’autochtone (« Bruneval, Antifer, Le Tilleul, Bénouville, Vaucottes » pour les plages ou localités : « La Courtine, La Manne-Porte, L’Aiguille, La Valleuse de Jambour », etc… pour les lieux-dits de la côte) fait de lui une fiable référence. De plus, l’abondance et la variété du détail : accès, précisions géographiques, éléments de la flore (inutiles d’ailleurs), configuration des reliefs, couleurs et mouvements, volumes avec estimations chiffrées des distances ou des proportions du tunnel ‒ voilà qui parachève l’impression d’hyper-exactitude de ces descriptions. Guy ne conclut-il pas sa première missive sur la préoccupation fondamentale qui, consciemment du moins et sur les ordres de Flaubert, aurait guidé tout son « travail » :
« Voilà ‒ (en style de guide) ‒ l’itinéraire d’Antifer à Étretat. Je me suis abstenu de toute description imagée pour tâcher de vous faire voir plus nettement. Je ne sais si j’ai réussi ? »
Apparemment oui, à lire la réponse de Flaubert : « vos renseignements sont parfaits. Je comprends toute la côte entre le Cap d’Antifer et Étretat, comme si je la voyais ». Le satisfecit du commanditaire parait sans nuance, et pourtant…
Or, si l’on regarde de plus près les deux lettres, malgré cette protestation d’objectivité absolue chez Guy, se décèle l’esquisse d’un traitement littéraire, si discret soit-il, et la trace d’une sensibilité personnelle annonciatrice des fantasmes du conteur.
À un premier niveau, dans la lettre un, certaines corrections dans l’évocation de la descente à la plage d’Antifer-Le-Tilleul témoignent, malgré la précipitation, d’un souci de variation et d’exactitude dans la formulation. Maupassant parle d’abord d`une « petite vallée » ; il avait machinalement repris l’expression « cette vallée » qu’il biffe pour la remplacer par « ce vallon » ; enfin, évoquant le relief encaissé du bas de valleuse, il emploiera le terme approprié de « ravine ». ‒ Rectification, choix du mot propre et élimination de la répétition : il y a ici une manifeste recherche expressive.
Bien plus nettement encore, nous faut-il revenir sur la charmante évocation des sources d’eau vive coulant de la falaise :
« ‒ Deux cents pas plus loin, trois ravissantes fontaines d’eau douce. Elles tombent de 5 à 6 mètres au milieu des mousses et la dernière vers Étretat forme une petite voûte sous laquelle on s’avance et d’où l’on regarde la mer par une ouverture toute ronde, garnie de mousse et où suintent des filets d’eau. »
Tout le vocabulaire connote un lieu agréable, que ce soit explicitement avec « ravissantes, douce, petite » ou « filets », tous termes de la beauté la plus délicate, avec « fontaines » encore ‒ pris en son sens étymologique de source, donc poétique ; ou implicitement, grâce à l’animation généralisée par le verbal de l’animé comme de l`inanimé : les fontaines « tombent » doucement, la dernière forme un abri, l’eau « suinte » : de même, « on s’avance » et l’ « on regarde ».
Bouquet de sensations et de formes, refuge d’esthète au minéral vivifié par l’eau courante, si chère à Maupassant ‒ c’est à proprement parler un site d’élection, transfiguré par l’écriture. Car Guy eût fort bien pu le désigner de son toponyme étretatais qu’il n’ignorait pas : le si trivial « Les Pisseuses »… Mais en poète en prose déjà, il a préféré la périphrase des « trois ravissantes fontaines d’eau douce », il a choisi, dans tout le paragraphe, la musique des assonances et allitérations dominantes en « ou » et en « S » qui font résonner le mot « mousse » et tapissent de froissements évocateurs la jolie cascade. Dans la seconde lettre, ne mentionnera-t-il pas comme par pur plaisir le nom d`une autre source poétisée : « la Fontaine des Mousses », parfait écho, synthèse pour ainsi dire du premier passage ?
Flaubert ne lui demandait pas tout ce détail. Il semble bien que ce que découvre ici Maupassant, c`est avant tout son propre regard, car il y a, d’une lettre à l’autre, des constantes frappantes dans l’évocation, au-delà des variantes de détail. Ainsi pour la « figure » de la falaise :
‒ Lettre n° l :
« Là, on est à mi-chemin entre la pointe de la Courtine et la Manne-Porte : enfermé dans un amphithéâtre de falaises, droites, hautes de 100 mètres et dont les sommets dentelés ont des bizarreries de formes de toute espèce et de perpétuelles menaces d’éboulement. L’endroit est solitaire et sinistre quand le ciel est un peu sombre. On se trouve surtout isolé, séparé des autres par cette muraille de falaises en demi-cercle dont la mer bat les deux pointes. »
Aucune description imagée ? Qu’en est-il alors de cette métaphore architecturale de l’« amphithéâtre des falaises », renforcée par la notation finale du « demi-cercle », et de celle, plus radicale, de la « muraille » qui fait de la falaise une place assiégée par la mer ? Qu’en est-il de ces sommets « dentelés », de la thématique explicite du bizarre, de l’emploi systématisé du passif (« enfermé, isolé, séparé »), pour un promeneur neutralisé dans l’anonymat du « on », comme pris au piège de ce site dangereux de l’éboulement ? Maupassant tisse ici une insidieuse image de l’enfermement, une atmosphère délibérément lugubre conduisant à l’essentiel : la solitude, la désolation qu’il développe par trois termes : « solitaire », vocable dramatisé en lui-même, dont un doublet expressif « séparé, isolé des autres » intensifie l’effet. Ainsi, dans ces phrases amples et complexes, Maupassant élabore savamment l’impression d’une inquiétante étrangeté ‒ et celle-ci, très personnelle, est fortement littéraire. Reportons-nous à la lettre n° 2 pour relever les similitudes :
« La falaise au-dessus de la tête est droite comme une immense muraille, dentelée dans le haut. avec des clochetons. de petites tours, des têtes de diables. Des mouettes font entendre des cris tout à fait semblables aux bêlements des moutons ‒ des culs-blancs habitent le pied de la falaise et boivent aux sources minces qui filtrent partout. Par places de larges éboulements font des taches pâles à côté de la couleur plus brune du calcaire de la côte. La petite porte d’Étretat a l’air, de loin, par les temps sombres qui la noircissent, d’un énorme éléphant qui boit dans la mer. »
On retrouve bien des composantes du décor : rectitude de la paroi, forme bizarrement « dentelée » du sommet, atténuation par la présence des sources, choix délibéré d’un temps maussade pour assombrir la scène. Les impressions sont donc proches et l’ensemble même du passage souligne l’obsession de l’effondrement. Mais ce paragraphe ne va-t-il pas plus loin dans l’amplification de certains effets ? Nous voici proprement encadrés par un relief de la démesure ‒ de l’ « immense muraille » (l. 1) à « l’énorme éléphant » de la dernière ligne. De plus, les « bizarreries de formes de toute espèce » se précisent en un fouillis d’ornements architecturaux pseudo-gothiques (ces « clochetons » et « petites tours »), voire de chimères (« têtes de diables ») qui, rapprochées du « Chaudron du Diable » un peu plus bas, nous plongent au cœur d’un imaginaire fantastique. Toute la réalité, de fait, est transfigurée sous le regard fantasmatique de Maupassant qui l’irréalise : la falaise est « comme » une immense muraille ; les cris des mouettes « semblables » à des bêlements ; la petite Porte « a l’air » d’un éléphant. Enfin, les éboulements « font » des taches. Inutile de souligner la métamorphose généralisée pour introduire l’impression d’une étrange confusion dans l’évocation de la présence réelle des mouettes ‒ curieux troupeau criard ‒, et finalement changer la Porte d’Amont en une chimère vivante, pachydermique dans sa forme, sur fond très tranché de contraste noir/blanc. Tout ici est animation. Et l’on passe insensiblement de l’observation à la vision. (4)
Ainsi. en considérant avec attention ces deux lettres, on s’aperçoit que Maupassant, sous couvert du service rendu au « Vieux », y élabore en fait la description de falaise qu’il utilisera par la suite dans ses fictions, contes ou romans. En tous cas, c’est ici qu’il invente ses principales « images mentales », ce paysage intériorisé dès l’enfance, « impressionné » au secret de sa sensibilité. Relisons les premières lignes du « Saut du Berger », nouvelle parue en 1882 :
« De Dieppe au Havre, la côte présente une falaise ininterrompue, haute de cent mètres environ, et droite comme une muraille. De place en place, cette grande ligne de rochers blancs s’abaisse brusquement, et une petite vallée étroite, aux pentes couvertes de gazon ras et de joncs marins, descend du plateau cultivé vers une plage de galet où elle aboutit par un ravin semblable au lit d’un torrent. »
(pour cette fin, songeons à la lettre n° l à Flaubert, description de la descente à la plage d’Antifer).
Ou bien encore, rejoignons Jeanne ‒ l’héroïne romanesque d’Une Vie paru en 1883 ‒ dans sa contemplation éblouie de la côte, au matin de sa promenade en barque :
« …Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre à son pied […] ; et là-bas, en avant, une roche de forme étrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près la forme d’un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans les flots. C’était la petite porte d’Étretat. »
Échos saisissants. Comme si, pour reprendre la catégorie définie par Jean Maurice (5) dans son article sur les « Descriptions de Rouen au XIXe siècle » Guy de Maupassant mettait au point pour Flaubert ‒ mais pour lui-même avant tout ‒ le canevas et les divers éléments de la description-type, marquée au coin de sa sensibilité propre, réutilisable ensuite à volonté avec toutes les modulations nécessaires. Quel acquis pour le futur écrivain, bien au-delà de la simple commission ! Ce que Flaubert en somme lui impose, sans mesurer, à coup sûr, toute l’ampleur de sort apport, c’est de dégager des limbes de son subconscient où il reposait virtuel, ce paysage intérieur : de commencer, en quelque sorte, à accoucher de son univers personnel.
D’ailleurs Maupassant, dans sa première lettre, dépasse largement cette élaboration décisive d’un traitement littéraire dans la genèse d’une vision autonome.
Sa déférence à l’égard de Flaubert est certes frappante : « cher maître » dans les deux lettres et vouvoiement, empressement, amende honorable pour un léger retard (au début de la première) marquent assez la distance respectueuse entre le jeune débutant et l’artiste consacré. Intérêt également du disciple, qui nous révèle sa connaissance étroite de Bouvard et Pécuchet, au point d’en traiter les « héros » avec la même familiarité que Flaubert en personne (« vos bonshommes »). Mais plus fondamentalement, Guy maîtrise parfaitement leur psychologie respective ‒ il n’est que de se reporter à ses indications opposant la balourdise du gros Bouvard à l’agilité nerveuse du sévère Pécuchet :
« Il faudrait que Bouvart (sic) tombât sur le varech glissant pour laisser à Pécuchet le temps de gagner la porte d’Aval sous laquelle on peut aussi passer à mer basse, en enjambant de rocher en rocher ‒ parfois en sautant car il y a presque toujours de l’eau sous cette porte, ce qui ferait reculer Bouvard lorsqu’il arriverait naturellement à vouloir passer par là ‒ […]
Bouvard épouvanté par l’eau sous la porte d’Aval et ne pouvant enjamber comme Pécuchet de rocher en rocher au risque de se noyer dans les intervalles qui sont très profonds, retournerait sur ses pas et apercevrait la valleuse. » (6)
Sous la prudence d’un conditionnel constant, comment ne pas voir que Guy outrepasse sa mission ? Ses propositions vont au-delà d’une description topographique et même d’un simple conseil : il y a ici comme une appropriation de l’univers de Flaubert qui, par là, cesserait précisément d’être flaubertien, dans un scénario trop personnel, trop suggestif. Bouvard y serait ridiculisé par une chute burlesque, sa terreur prenant des proportions démesurées avec « épouvanté ». Abus de directives, donc de pouvoir ‒ Flaubert ne pouvait tolérer une telle intrusion dans sa création.
Les deux lettres de Flaubert et le texte définitif de Bouvard et Pécuchet
Cet ensemble de trois textes nous paraît constituer une référence capitale pour étudier la méthode de travail de Flaubert, ses techniques de composition et son souci de vraisemblance, le tout permettant de préciser dans quelle mesure on peut lui appliquer la notion de « réalisme ».
Ses deux lettres consécutives ont dû sembler aux yeux du jeune Maupassant un plaisant casse-tête ! Le solitaire de Croisset a l’art de ménager son « commis », il est vrai, le traitant avec cette familiarité gauloise et volontiers exclamative de sa correspondance, réservée aux rares amis de cœur ou d’esprit, à ses vrais familiers : ce ne sont que « mon cher ami, mon bon, mon cher bonhomme ». Guy devait s’enorgueillir de ce paternalisme bonhomme, de l’importance que lui conférait la demande réitérée et pressante du service (« secourez-moi »). Mais les deux lettres ont exactement la même structure déceptive : chacune commence par un vibrant satisfecit à l’envoyé, doublé de chaleureux remerciements (première phrase). Or toutes deux retournent aussitôt le compliment en une réserve catégorique : « mais c’est trop compliqué » (7) ; « mais votre lettre de ce matin n’a fait qu’accroître mes perplexités » (lettre n° 2), (8). Ainsi le tableau d’Étretat « prendrait trop de place, ce sont des détails trop locaux » ; la côte y est « trop spéciale » et les explications seraient « encombrantes » : que de « trop », en définitive ! Pourquoi alors avoir réclamé comme une nécessité incontournable cette enquête minutieuse à laquelle le jeune homme s’est prêté avec tant de zèle ?
Ce que Flaubert se voit amené à clarifier sous le poids de telles contradictions, c’est tout simplement la prééminence de son scénario sur le réel, c’est-à-dire de l’invention sur l’observation. C’est peu de chose en apparence, mais c`est énorme pour un esprit aussi sincèrement soucieux de vraisemblance, sinon de véracité mimétique ‒ d’où tous ces ambages, toutes ces hésitations. Reportons-nous à la première lettre : elle énonce on ne peut plus clairement cette idée comme une impérieuse nécessité : « il me faut quelque chose de plus simple ; ce passage… ne doit pas avoir plus de trois pages ; voici mon plan que je ne peux changer. Il faut que la nature s’y prête. Il me faut (quatre éléments). » Véritable martèlement de l’impératif catégorique !
Une formule entre toutes est déterminante et, par sa fermeté, prend valeur de loi pour la composition flaubertienne : « voici mon plan que je ne puis changer. Il faut que la nature s’y prête (le difficile est de ne pas être en opposition avec elle, de ne pas révolter ceux qui auront vu les lieux) ». En ces termes, le démiurge des lettres précise sans équivoque aucune que la création est première absolument, et souveraine à la seule condition qu’elle reste parfaitement plausible. On est ici aux antipodes d’un naturalisme à la petite semaine qui, pourtant, se réclamera entre autres de Flaubert, loin même de la vulgate réaliste. ‒ Le réalisme, notion floue que Maupassant en personne devra redéfinir avec une clarté aboutie dans la Préface de Pierre et Jean, et dans la pure lignée de Flaubert tel qu’il se dévoile à nous dans ces lignes.
Il y a donc à la base de l’entreprise un projet (« mon plan ») donné comme une constante invariable. On comprend dès lors combien l’intervention, dans le scénario, d’un Maupassant plein de bonne volonté mais trop imaginatif pouvait, en définitive, se révéler dangereuse ‒ « encombrante » ‒ pour le Maître qui l’avait en partie motivée. Et voici qu’il coupe court à toute récidive en dévoilant le détail de ses batteries : c’est son canevas qu’il explique dans le second paragraphe, avec l’action, quelque ébauche même de dialogue et de psychologie. C’est l’idée-force du passage qu’il exposera enfin en synthèse dans la glose de l’épisode (§ 3) : « j’ai deux terreurs = peur de la fin du monde (Bouvard), venette personnelle (Pécuchet) ; la première causée par une masse qui pend sur vous, la seconde par un abîme béant en dessous ».
Ces révélations de l’artiste vont loin, infiniment plus loin que la commission confiée : elles établissent avec certitude que le « décor » n’a absolument aucune fonction pittoresque dans la scène, mais que, marqué par sa démesure d’un côté, par le pur contraste aboutissant… au même résultat : peur de l’effondrement d’une falaise/vertige de l’ascension de l’autre, il illustre la déconfiture intellectuelle et physique de deux aspirants penseurs en délire…
De fait, la version définitive vérifie point par point la trame ici développée. Nul changement pour l`essentiel. Aucun détail pittoresque fourni par Guy n’a été conservé ; Flaubert va même plus loin : conservant au bout du compte l’idée initiale d’Étretat, il fera partir ses deux compères dans le sens contraire de la promenade illustrée par Guy (première lettre). Leur point de départ est bien la plage d’Étretat, l’arcade et la grotte rencontrées renvoyant manifestement au Trou à l’Homme et à l’Arche ‒ Trou que Guy, précisément, n’avait pas évoqué ! Aucune toponymie, aucun élément local ne demeurent, à l’exception du banal varech : sinon, tout le vocabulaire est choisi pour conférer une dimension solennelle à cette cavité métamorphosée par les images en un édifice sacré ‒ avec son « arcade », « pareil(le) à une église », avec ses « colonnes » et ses « dalles » ‒ sous le regard des deux bonshommes ; il s’agit sans doute d’ironiser par provision sur la gravité prétentieuse de la « méditation » qu’ils vont entreprendre aussitôt après, et dont la grotte-église devient ainsi le symbole – parodique, dérisoire.
Flaubert s’est donc absolument démarqué des suggestions trop personnelles de Maupassant pour demeurer fidèle à son scénario ‒ et à lui seul, tant il est vrai qu’un grand écrivain ne saurait souffrir qu’un autre créateur, qui plus est : en herbe !, tente ingénument de lui imposer son propre imaginaire. Flaubert le signifie fermement à Guy, quoiqu’en termes détournés. De là toute l’ambiguïté de sa lettre du 5 novembre.
En effet, alors qu’il vient d’affirmer catégoriquement au jeune homme que son plan demeurera inchangé, n’achève-t-il pas sa mise au point en réclamant de nouveaux documents à Maupassant, pour un réajustement en fonction du canevas préalable ?
Connaissez-vous aux environs d’Étretat ce qu’il me faudrait ? Si je les faisais aller au-delà d’Étretat et Fécamp ? […] J’ai envie de faire ce voyage ; pouvez-vous me l’épargner par une description bien sentie ? Enfin, mon bon, vous voyez mes besoins, secourez-moi.
Flaubert n’en est pas à une contradiction près : insatisfaction, mais nouvelle mission ; désir confessé du déplacement, mais goût foncier de l’immobilisme ; certitude absolue sur la nécessité de son scénario, mais appel à l’aide pathétique ! Il y a du grand enfant chez cet immense écrivain, la mise-en-scène d’une espèce de « comédie » pour trouver dans le réel ‒ et par procuration ‒ la caution de sa création. Ce que recherche le « Vieux », n’est-ce pas le non-lieu par excellence : celui de l’invention littéraire ‒ renvoyant toujours son jeune ami ailleurs, d’un côté puis de l’autre, pour enfin revenir à un Étretat qui n’est plus Étretat, mais bien « une falaise normande en général » ? Et Guy très docilement de se prêter à ce ballet qui présente quelque chose de rituel.
Qu’a donc apporté Maupassant ? ‒ À Flaubert, pas grand’chose de tangible puisque celui-ci ne modifiera rien. Mais dans sa perspective propre, beaucoup sans doute : il semble que, d’une lettre à l’autre, il ait considérablement « progressé ». En quoi ?
Malgré son empressement pour satisfaire le grand homme, Guy manifeste une lucidité et une fermeté accrues par rapport aux exigences de Flaubert : souvenons-nous du début et de la fin de sa seconde lettre : « ce que vous demandez est bien difficile à trouver », puis : « je ne pense pas que vous trouviez nulle part ce que vous cherchez ». Par ces mots et sans se départir de sa bonne volonté, ne souligne-t-il pas explicitement qu’il est chimérique de vouloir adapter le réel à l’œuvre ? Cependant, il s’acquittera de sa mission : Flaubert insistait, dans ses précisions, sur la nécessité du vertige dans une montée escarpée. Dès lors, Guy, qui avait déjà suggéré la Valleuse de Jambour comme un site d’alpinisme, mais s’était fourvoyé par de trop personnelles indications, révise intelligemment sa copie.
Cette fois, il va développer sur plus de dix lignes la description de l’escalier qui, du Chaudron, permet de rejoindre la chapelle. Notons ses riches précisions sur l’escarpement : par deux fois, le sentier tourne ou s’interrompt « brusquement », on nous montre « un escalier encaissé dans le roc, mais rapide comme une échelle », avec de hautes marches, dangereuses, des perspectives trompeuses, « subitement […] à ses pieds, le vide », le tout « très effrayant », avec un passage « très dur d’abord, presque à pic ». La description est fidèle au site, donc réaliste, mais elle suggère parfaitement l’impression d’un lieu abrupt, quasi-montagnard …au bord de la mer ‒ effet précisément que vise Flaubert, pour parachever le traitement ironique de l`épisode.
Force est bien de constater que Maupassant a saisi cette exigence, réajustant son exposé par rapport à la demande. Et c’est ce que démontre admirablement le recul de ses interventions personnelles quant au scénario, dans cette seconde lettre, c’est-à-dire l’accès à plus de réserve en tant que créateur lui-même, son effacement au niveau de l’intrusion dans l’œuvre d’autrui. Le « on » généralisé dans toute cette fin garantit au compte-rendu sa neutralité de guide. Maupassant s’est donc remarquablement adapté. Ce qu’il fournit par là à son interlocuteur, c’est l’essentiel de ce qu’il lui demandait ‒ une précision observée sur le vif ‒ la seule chose qu’il pût vraiment lui offrir, Flaubert restant par ailleurs le maître absolu de son univers.
Élargissements interprétatifs
Pour terminer, il semble intéressant de se référer à l’analyse que Maupassant lui-même a consacrée à son « maître » peu d’années après notre échange, étant à sa suite entré en littérature comme prosateur : son Étude sur Gustave Flaubert, publiée en 1884. Malgré un léger décalage chronologique, elle apporte, de l’intérieur, un précieux éclairage sur ce que le jeune écrivain a reçu du « Vieux », compris de son esthétique en se confrontant à sa pratique et à ses contradictions, sur la réflexion théorique enfin qui prend corps dès cette collaboration et viendra plus tard à maturité. Écoutons Maupassant :
« Il apportait aussi dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot seulement. »
(extrait de Gustave Flaubert, 1890).
‒ C’est à peu près le cas dans nos lettres. Mais :
«S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. » […]
« Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque. (9) »
Et plus loin :
« Lorsque parut Madame Bovary, le public accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal. »
« Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il s’explique ainsi dans une de ses lettres : […]
« Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrais que les rapports c’est–à-dire la façon dont nous percevons les objets. »
« Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets. »
« Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l’observation. » […]
« Il imaginait d’abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments. »
« La vie donc, qu’il étudiait si minutieusement, ne lui servait guère qu’à titre de renseignement. » (10)
Peut-on trouver plus pénétrante analyse indirecte de ce qui se passe entre nos deux hommes, pour ce chapitre III, que sous la plume même de Maupassant ?
Ce souci minutieux de documentation de Flaubert (répondant à son « scrupule d’exactitude »), c’est auprès de son jeune disciple que le vieux Maître tente de l`apaiser, comme poussé par une persistante préoccupation de crédibilité que sa pratique aboutie de l’écriture n’a pas encore dissipée. Mais bien plus profondément, ce qui fonde son travail, c’est ‒ première et inébranlable ‒ l’imagination de ses « types » (ici Bouvard et Pécuchet), la logique des situations qui ‒ une fois conçus ces personnages, littéraires à part entière car reconstruits à partir de l’insaisissable multiplicité du réel ‒ découle nécessairement de leur recréation dans l’œuvre. Il en est finalement de même pour le décor de l’action : s’il est vraisemblable, il suffit qu’il se résume à « une falaise normande en général », présentant ‒ et cela, c’est primordial ‒ les quatre éléments nécessaires à la scène envisagée. D’où cette remarquable obstination de Flaubert dans son idée, observée dans ses deux lettres à Guy, curieuse à première vue mais désormais limpide : c’est qu’il se tient contre disciple et marées à la « logique absolue » d’un scénario déduit du caractère de ses deux personnages, qui doit, de la sorte, les révéler en profondeur, complétant le tableau des types étudiés.
C’est pourquoi il se comporte, tout au long de cet échange, en parfait créateur, soucieux de vraisemblance et donc de vérification ‒ « réaliste » en ce sens ‒, mais libre absolument ; souverain metteur-en-scène des personnages et situations qu`il a réinventés.
Et ce qu’il y a de touchant dans cette « collaboration », c’est d’abord cet excès de bonne volonté chez le jeune Maupassant pour satisfaire en détail la « curiosité » de Flaubert, en accédant à ses moindres demandes. Guy a l’ingénuité de ne pas percer la coquetterie du vieil écrivain qu’il sert à la lettre, mais il l’analysera quelques années après avec une pénétrante sagacité. Pour l’heure, il lui fournit avec ce dévouement empressé mais point aveugle l’inutile documentation, mais la précieuse référence concrète à son invention, c’est-à-dire l’alibi qu’il recherche. Alibi nécessaire à sa « mauvaise » conscience de grand écrivain capable d’emblée de refondre réalité et observation dans le creuset autonome de sa création.
Flaubert avait-il besoin de Maupassant ? ‒ Non pas, théoriquement, et il disqualifie systématiquement son apport ; mais moralement, certes oui : lui, le sédentaire, va ainsi se déplacer par procuration, il se passera d’un vain voyage, s`en remettant tout entier (en apparence. du moins) à ce jeune sportif, expert du littoral cauchois, pour vérifier, comme malgré lui, que le réel est trop « compliqué » et que l’artiste se devait donc bien de le reformuler a priori. (11)
Reformuler le réel, c’est-à-dire le simplifier selon le dessein visé dans l’œuvre en donnant, par la cohérence du travail textuel, l`impression la plus convaincante du vrai. Idée que Maupassant élargira encore dans sa Préface de Pierre et Jean, employant en ce sens le terme d’« illusion » et qualifiant les écrivains réalistes d’« illusionnistes » accomplis :
Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer.
[…] Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière. (12)
Prédomine dans cette vision la sensibilité unique d’un regard, le tempérament de chaque créateur, qui conditionne à son insu toute retranscription de la réalité. Et Flaubert, ce vieux routier des lettres, a encore la naïveté étudiée de vouloir vérifier l’invention, il en prend le temps sans aucunement le perdre, tout pareil à un théoricien des sciences soucieux de l’expérimentation ‒ gagnant ainsi en fermeté, sinon en certitude, dans sa recherche.
Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, de visions. Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent.
Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple. (13)
Ici, ce qui fait s’effondrer l’interprétation mal digérée des hypothèses de formation géologique, c’est bien « le fait le plus simple » : la confrontation à un lieu imposant et la double peur qui en résultera. Car la mégalomanie catastrophiste du discours, dans un tel cadre, devient pour ainsi dire un gouffre ! D’où la fuite de l’un, le vertige de l’autre ; et tout s’achève dans le ridicule panique d’une débandade…
Flaubert ne décrit plus vraiment la falaise d’Étretat : son altitude, menaçante en bas comme en haut, n’est qu`un symbolique dégonflement des prétentions théoriques des deux bonshommes. Il est remarquable que très vite, ils « s’élèvent à des considérations sur l’origine du monde », bien entendu oiseuses. Mais c’est d’abord « la falaise » qui paraît à Bouvard « pencher par le sommet » et « une pluie de graviers dérou[le] d’en haut », d’où sa terreur et la chute … du parapluie. Pécuchet grimpant à son tour « à cinquante pieds d’élévation », sera « pris de vertige » et devra « s’asseoir par terre ».
Face à la réalité rugueuse qui se venge, il faut littéralement laisser tomber toute pensée ! La falaise ainsi se charge de les remettre à leur place. Et qui ne serait sensible à l’unique valeur de signe que prend le décor dans cette scène, indice original d`un discours non maîtrisé, tournant au délire, qui entraîne les deux aspirants-penseurs dans le tourbillon de leur propre vacuité, le vertige de leur réelle insuffisance ? Parodiquement, la mer qu’en touristes ou en esthètes, ils auraient dû pour le moins regarder, ressurgit à son insu, dégénérée en image incongrue dans le discours plutonien (beau paradoxe !) de Pécuchet :
(Il parle ici des éruptions du « feu central ») : « C’est comme une mer intérieure ayant son flux et son reflux, ses tempêtes ; une mince pellicule nous en sépare » …
Tant les deux apprentis-sorciers du savoir sont, plus que quiconque, incapables de voir le paysage… qu’ils ont sous les yeux !
Or Maupassant n’a-t-il pas intuitivement saisi cette dimension en livrant à Flaubert tous les détails qui allaient dans le sens du projet et confirmèrent en quelque sorte l’idée ? En cela, il se révèle un disciple fort à l’écoute de son modèle, recevant, dans cette collaboration, une magistrale leçon d’écriture, sans pour autant renoncer à sa personnalité ‒ à son originalité en germe ‒ qui, dès avant 1880, avec ses premières nouvelles et avec « Boule de Suif », va pouvoir prendre son essor.
Initiation à la rigueur de l’observation et à la précision dépouillée du style ; découverte surtout de son paysage intérieur, invention de ce qui sera son propre regard ; compréhension de l’œuvre de Flaubert par l’intérieur et l’expérience pratique ; éléments d’une réflexion théorique à venir et base d’une intéressante redéfinition du « réalisme » ‒ cette aventure sur la côte étretataise nous semble donc revêtir un intérêt tout particulier et, dans l’itinéraire du jeune Maupassant vers la littérature, une dimension qui dépasse largement son cadre anecdotique, circonscrit au terroir originel.
Simplement, Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, est peut-être allé plus loin que Maupassant n’ira jamais pour le retraitement du réel, cet exemple nous le suggère : alors que, chez Maupassant, le paysage demeure toujours une référence précise et presque vérifiable (c’est-à-dire identifiable, resituable) même si, revisité par un regard original ou fantasmatique, il devient par là une sorte de personnage à part entière du récit, ce même « paysage » n’est chez Flaubert, dans ses ultimes recherches, qu’un cadre général, un décor-type, important mais secondaire, au service exclusif de l’idée traitée dans le passage ‒ c’est-à-dire déterminé par elle et non l’inverse. En ce sens, le décor n’est bien qu’un second-plan, hautement significatif de l’état d’esprit représenté par les types qui posent sur lui leur regard ; il suffit, dans ces conditions, qu’il soit crédible pour « ne pas révolter ceux qui auront vu les lieux. »
NOTES
(1) G, De Maupassant, G. Flaubert, 1890 ‒ in « Pour G. Flaubert », textes recueillis et
préfacés par M. Nadeau, Éditions Complexe, 1986.
(2) Alfred Le Poittevin.
(3) Cf. annexes III et IV
(4) n° 5 : à la ligne vingt, Guy de Maupassant écrit : « on leur indique à 1 km plus loin la petite vallée de Vaucottes ». Or Vaucottes est à beaucoup plus d’un kilomètre de Bénouville ! C’est sans doute, en son esprit, une confession explicable (n’oublions pas qu’il décrit de mémoire !) Il songe évidemment à la valleuse d’Étigue, accès à la mer de Vattetot-sur-mer. La ressemblance toponymique explique sans aucun doute cette petite erreur.
(5) Jean Maurice, « Descriptions de Rouen au xixe siècle : “réalisme” et “illusionnisme” », Études Normandes, n° 2, 1990.
(6) Lettre n° 1 de Guy à Flaubert – Annexe III.
(7) Idem.
(8) Idem.
(9) G. de Maupassant, « Étude sur G. Flaubert », 1884 ‒in recueil de M. Nadeau, p. 47.
(10) G. de Maupassant, ibidem, p. 49-50.
(11) « Il avait horreur du mouvement, bien qu’il eût un peu voyagé autrefois et nagé avec joie. Toute son existence, tous ses plaisirs, presque toutes ses aventures furent de tête », confirme Maupassant dans G. Flaubert, 1890 (p. 122).
(12) Préface de Pierre et Jean, « Pour Gustave Flaubert », p. 142-143.
(13) Étude sur G. Flaubert, « Pour Gustave Flaubert », p.58.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Pour quelques approches biographiques de Maupassant :
Maupassant, par A.-M. Schmidt ; collection « Écrivains de toujours », 1962.
Maupassant le Bel-Ami, par Armand Lanoux ; Fayard, Paris, 1967.
Guy de Maupassant, par René Dumesnil, Tallandier, 1979.
Album de La Pléiade G. de Maupassant, 1987.
Maupassant, de Henri Troyat ; Grandes biographies Flammarion, 1989.
Pour nos textes et références :
Œuvres complètes de Gustave Flaubert – Correspondance, supplément (juillet 1877 – mai 1880), recueillie par René Dumesnil, Jean Pommier et Claude Digeon – Edition Conard, tome VIII ; et surtout : lettres à Guy de Maupassant n° 1714 et 1715. (1953).
Œuvres complètes de Guy de Maupassant – Correspondance I (1862-1880), édition établie par Jacques Suffel ; E.S., 1973.
Guy de Maupassant, Pour Gustave Flaubert, recueil des études et préfaces de Maupassant consacrées à Flaubert, avec une préface et des notes de Maurice Nadeau ; éditions Complexe, « le regard littéraire », 1986.