LA SCIENCE ILLUSTREE
N° 273 du 18 février 1893 – Pages 195 et 196
et
N° 274 du 25 février 1893 – Pages 209 à 211

AÉRONAUTIQUE
LA PREMIÈRE ASCENSION DE M. GUY DE MAUPASSANT

par MAURICE MALLET.

I

          Au printemps de 1887, il avait été convenu avec M. Jovis que nous procéderions à la construction d’un grand ballon destiné aux ascensions de l’année. L’étoffe avait été tissée exprès dans les filatures de l’est. Il était aussi solide en trame qu’en chanvre, et d’une légèreté exceptionnelle. En effet, quoiqu’il cubât 1.600 mètres, il ne pesait que 200 kilogrammes, vernissé, mais sans le filet. Nous étions déjà au mois de mai, je venais de terminer la coupe et il n’était question d’aucun voyage aérien.
Un matin, en arrivant à l’atelier, M. Jovis était radieux.
« Bonne nouvelle, s’écria-t-il ; nous avons trouvé un nom et un parrain pour le ballon.
— Où donc avez-vous fait cette double découverte ?
— À table… chez M. Guy de Maupassant ; c’est lui qui a donné le nom au ballon.
Il se nomme…
— Parbleu ! Le Horla, et MM. Bessand et Eugène Beer ont tenu l’enfant… j’allais dire sur les fonts baptismaux. — Mais nous nous sommes servis d’un bol de punch, et tous les deux, MM. Paul Bessand et Eugene Beer, accompagnent M. de Maupassant dans les airs. »
Ces mots avaient fait sur moi un effet magique. Car je sentais que nous allions procéder à une expédition qui laisserait sa trace dans les annales de la navigation aérienne ! Un poète, voila ce qu’il nous faut pour interpréter les grandes scènes de la vie aéronautique ! Que les calculateurs restent à terre s’ils le veulent, du moment que les gens d’esprit viennent à notre bord.
Deux jours après, la porte du boulevard de Clichy s’ouvrait devant M. de Maupassant en personne. Nous eûmes bientôt fait connaissance. M. Maupassant paraissait désireux de s’instruire. Dans notre installation si complète, et qui était même passablement luxueuse, il ne négligeait aucun détail. Même pour les choses qu’il ignorait, dont il ne savait point le premier mot, il interrogeait avec une surprenante intelligence.
M. Jovis donnait le grand jeu, et s’exprimait avec un feu plus qu’ordinaire.
Il ne tarissait pas d’explications sur le système d’avertissements qu’il avait imagine pour promulguer au loin, a l’aide de ballons de couleurs, les résultats que l’on ne pouvait apprécier jusqu’ici qu’en se donnant la peine de consulter le baromètre exposé à notre porte. Il fit alors une tirade en règle contre les météorologistes.
« Les Américains, dit-il, qu’il faut toujours consulter lorsqu’il s’agit de sciences pratiques, possèdent un service météorologique admirable. Les renseignements que donne un simple journal, le New York Herald, sont consultés dans les cinq parties du monde. Chez nous, au contraire, la météorologie reste, à proprement parler, dans les nuages, parce qu’elle n’y monte jamais. Par principe, les météorologistes ont peur des ballons comme les chats ont peur de l’eau. Aussi leurs prévisions ne valent guère mieux que celles des vieux dont la goutte remonte lorsqu’il va faire mauvais temps. »
Après ce discours, nous allâmes voir le Horla qui était en construction au premier étage, dans une salle ornée avec beaucoup de goût, que M. Jovis désignait cependant par un nom un peu ambitieux : il l’appelait notre musée.
Quatre machines à coudre étaient mises en action par des ouvrières alertes, accortes, souriantes, prenant plaisir au travail dont elles s’acquittaient en artistes. Elles n’avaient pas besoin de se déranger de leur tâche pour regarder à la dérobée le nouveau venu, dont le nom, volant de bouche en bouche, faisait peut-être battre plus d’un cœur.
M. de Maupassant semblait flatté de l’attention dont il était l’objet ; il se plaisait à manier, a soulever un incroyable amas de bandelettes jaunâtres, minces comme du papier de soie, longues, souples et légères.
« Voilà comment doivent être faits les vaisseaux de l’avenir, par l’aiguille des fées, et non par la hache des bucherons, comme le fut le Horla de Jason. À celle qu’Hercule vint, dit-on, achever, je préfère la construction de l’Argo de M. Jovis. »
M. Jovis lui demanda l’explication de cette phrase et profita de l’occasion pour apprendre à notre voyageur que sa prochaine ascension serait la 240 ͤ.
Il lui raconta les détails de ses naufrages dans les flots de la Méditerranée, et lui montra les clichés photographiques qui avaient été pris dans ses ascensions. Il posa même à ce propos une question de droit à laquelle M. Maupassant se déclara hors d’état de répondre.
Le premier cliché aérien obtenu dans une ascension libre le fut dans une ascension que commandait Jovis. Il avait tout préparé, tout disposé pour le succès. Mais quand un des passagers démasqua l’objectif, pour laisser passer rayons de lumière, M. Jovis n’était plus à bord. Il était entre ciel et terre dans la nacelle d’un parachute. A-t-il le droit de réclamer comme sienne cette expérience ? Ne doit-il point au contraire en laisser toute la gloire à l’aéronaute, qui avait pris sa place ?
Quelle que soit la solution que l’on donnera à cette question, M. Jovis se distinguait de tous les autres aéronautes. Chaque fois qu’il montait une expédition, Il désignait à ses voyageurs la direction dans laquelle aurait lieu la descente, et il ne se trompait jamais, ou si peu que ce n’est point la peine d’en parler.
Il avait prévenu M. de Maupassant qu’il lui ferait faire un voyage en Belgique. Aussi, tant que [le] vent lui parut défavorable, M. Jovis ne donna pas signe de vie ; mais le 8 juin au matin, M. de Maupassant et M. Bessand avaient chacun de son côté reçu l’avis télégraphique suivant :
« Beau temps. Frontières belges. Départ du matériel et du personnel du siège de l’Union aéronautique à midi. Arrivée à l’usine de La Villette, trois heures. Gonflement, manœuvres commenceront à partir de trois heures. Je vous attends à l’usine. »
MM. Paul Bessand et Eugène Beer, nos deux compagnons de voyage, s’occupaient des détails de l’arrimage de la nacelle, lorsque M. de Maupassant entra dans la cour des gazomètres avec quelques amis.
Le ballon était en épervier. Il ressemblait à une grande galette de toile jaune, aplatie sous son filet, ayant l’air, suivant l’expression de Maupassant, d’un vaste poisson pris et mort.
La mise en scène lui plaisait beaucoup. Il regardait avec curiosité ces énormes et sombres avenues s’ouvrant entre les lourds gazomètres alignés l’un derrière l’autre, qu’il trouvait semblables à des colonnes tronquées qui dans un autre temps auraient porté quelque monstrueux édifice tout en fer.
Pendant que je préside aux derniers préparatifs, les passagers et M. Jovis vont diner à la cantine. Quand je peux m’échapper je vais à mon tour dans la salle réservée, où les aéronautes sont chez eux, grâce à cet excellent M. Cury.

II

          Dès que le Horla eut quitté terre, mon but principal fut de me rendre compte des sensations de M. de Maupassant et d’entendre les réflexions que les admirables spectacles d’une ascension nocturne lui arracheraient inévitablement.
« La terre, disait-il à M. Jovis, paraît ressembler en ce moment [à] une immense cuvette de prés et de forêts, qu’enferme l’horizon qui l’étreint. On dirait que nous nageons sur un volcan. Mais Paris, où nous sommes encore, qui lance vers nous ses dômes et ses clochers, n’est-ce point un volcan, et celui de tous les volcans de la terre dont les laves volent le plus loin, puisque c’est un volcan d’idées ! »
À ce moment M. Jovis l’interrompt : « Monsieur de Maupassant, dit-il, le soleil vient de se coucher… Bien plus puissant que Jupiter, dont je ne suis pourtant que le génitif, je vais l’obliger à se lever de nouveau pour nous… »
En parlant, il jette un sac de sable : après un éclair d’hésitation, le Horla s’ébranle, puis remonte. M. Jovis avait raison, au bout de quelques minutes les rayons de l’astre viennent de nouveau dorer, pour nous, les portes du couchant !
Bientôt nous naviguons en pleine lumière. Immense est l’horizon, mais la terre est difficile à voir, ce n’est déjà plus qu’un accessoire insignifiant dans le tableau.
Quelques instants encore s’écoulent et la nue s’amoncèle sous nos pieds. M. de Maupassant paraît inondé de soleil et abreuvé d’immensité. Il n’est point nécessaire d’être grand physionomiste pour s’apercevoir qu’il goûte, a ce que l’on a si poétiquement nommé le réveil des hautes régions.
Du reste, il ne tarde pas à s’adresser à M. Jovis en termes qui ne laissent aucun doute sur la puissance de son enthousiasme. « Véritablement, lui dit-il, nous sommes ici sur les frontières qui séparent le rêve de la réalité. Mon cœur bat plus rapidement qu’à terre et mon sang coule impétueux dans mes veines. Je me sens envahi par les illusions de la jeunesse… »
Quoique Méridional de naissance et de tempérament, M. Jovis se rend admirablement compte du danger qu’il y aurait à se laisser aller à tous ces ravissements.
Son œil ne perd pas de vue l’aiguille du baromètre… Il fait le signe convenu pour ouvrir la soupape. De peur que je n’aie pas compris, il réitère. Inutilement, car j’ai obéi. Tout comme lui je connais le danger de s’enlever haut et vite avec des novices, dont les organes ne sont point encore habitués aux changements rapides de pression atmosphérique.
Le ballon, qui avait commencé par se ralentir, puisqu’il s’était mis à planer, commença à fléchir. La lumière se ternit… Bientôt le soleil disparut, mais avant que le poète ait eu le temps de regretter les splendeurs éteintes un autre spectacle commence à se dérouler.
Alors la nue s’ouvre ; elle montre à nos pieds des étoiles, qui ne sont point les soleils lointains dont les astronomes étudient les lueurs affaiblies par l’immensité.
Dans les fermes ce sont des lumières isolées, dans les villages des chapelets, dans les villes de riches constellations.
Le gaz se distingue de l’huile et même du pétrole ; quant à l’électricité elle n’a point encore pénétré dans la région dont le ciel est traversé par nous.
Nous avons été le jouet de courants contradictoires, car nous ne nous trouvons encore qu’au-dessus du lac d’Enghien.
Cependant nous prenons notre vol, car nous apercevons un panache de flammes qui montent toutes droites vers le ciel… Ce sont celles qui sortent du haut fourneau de Montataire, et qui nous donnent l’idée de ce que doit être un volcan quand on traverse son ciel, et qu’on le voit à ses pieds.
La gare de Creil est éblouissante à cause du mouvement des wagons qui tous sont éclairés. Le fanal des locomotives figure l’œil d’un serpent semblable au cyclope d’Homère, qui regardait par le milieu du front.
Les ténèbres dans lesquelles nous nageons sont en quelque sorte diaphane ; on dirait qu’il y a des phosphorescences dans cette étrange nuit, qui n’empêche pas de voir ce qui se passe autour de nous, mais comme on le verrait dans un rêve. Le fleuve ou le bois que nous traversons nous soufflant un air humide et frais le Horla descend ; quand il passe sur les blés mûrs, il se maintient ; sur les villes, il s’élève.
Maintenant la terre dort, ou plutôt l’homme dort sur la terre, car les bêtes réveillées annoncent notre approche. De temps en temps, nous entendons comme un concert dans lequel se mélange la voix de tous les hôtes des forêts. Jamais ils ne m’ont paru aussi bavards. 0n dirait que chacun de ces êtres gracieux, objet de l’éternelle jalousie des aéronautes, tient à faire entendre sa voix à l’auteur du Horla.
Quand un tapis de lumière annonce un endroit habité, nous faisons mugir la sirène… Réveillés en sursaut dans leurs lits, les paysans doivent se demander s’ils n’entendent point la trompette du jugement dernier.
Nous montons, déjà la terre ne renvoie plus l’écho de nos trompes… des brumes, si légères que nous ne nous sommes point aperçus que nous les traversions, nous séparent du sol… Sur nos têtes, scintille le peuple des étoiles. Mais soudain, comme si la baguette d’un enchanteur la tirait des profondeurs inconnues de l’horizon, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Cette lueur d’argent semble venue de très bas, tandis que nous la regardons de très haut, accoudés à notre nacelle, comme des spectateurs à un balcon. Luisante et presque ronde, la sœur gracieuse du soleil se dégage rapidement des nues, et elle monte au ciel mais avec une lenteur qui nous paraît singulière, habitués que nous sommes aux bonds de notre vaisseau aérien.
Quant à la terre, elle est noyée sous un amas de vapeurs laiteuses et ressemble à une mer agitée dont les flots auraient été soudainement paralysés.
Nous sommes seuls maintenant dans l’immensité, seuls avec la lune… et la lune a l’air d’un ballon qui voyage en face de nous. Notre ballon, reluisant de l’éclat que la lune lui donne, semble une autre lune plus grosse que la lune réelle, astre nouveau errant au milieu du ciel en compagnie des étoiles, et voguant au hasard dans l’étendue infinie… Nous ne parlons plus, nous ne pensons plus, nous ne vivons plus ; délicieusement inertes, nous passons à travers l’espace… L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent : des êtres muets, joyeux, grisés par cette envolée prodigieuse ; étrangement alertes, quoique ne voulant pas faire un mouvement. On ne sent plus sa chair, on ne sent plus ses os, on ne sent plus son cœur, quoiqu’il palpite plus vite qu’a terre. Nous sommes devenus quelque chose d’inexprimable, des oiseaux qui n’ont même plus la peine de battre de l’aile.
Tout souvenir a disparu de nos âmes. Tout souci a quitté nos pensées. Nous n’avons plus ni projets, ni regrets, ni espérance, mais nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique, dans le ciel, où il n’y a plus que nous et la lune.
Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche comme nos sœurs les planètes. Un petit monde qui ne porte que cinq hommes, mais ces cinq hommes ont oublié la terre qu’ils habitent ordinairement et que leur cachent des nuages d’argent. Nous montons, nous montons toujours et, si nous faisons mugir la sirène, c’est afin de voir si les habitants des étoiles nous entendent. Nous sommes surpris, malgré nous, que leur réponse ne nous parvienne pas.
M. Jovis ayant ouvert une issue au gaz, les nuages d’argent disparaissent. L’air siffle de partout. M. Jovis crie de jeter du lest, du lest, toujours du lest. Les grains de sable nous atteignent au visage comme autant de projectiles qui chercheraient à atteindre les étoiles, car elles ont disparu… Une nuée que nous avons franchie sans l’apercevoir nous la cache entièrement. Enfin, nous arrivons à nous maintenir, nous flottons à 1.000 mètres au-dessus de la terre. En ce moment, nous apercevons une grande lumière qui, tantôt se montre, tantôt se cache, tantôt disparaît et tantôt nous éblouit… Sa forme est loin d’être toujours la même ; elle s’allonge, se coupe on se rétrécit… quelquefois elle semble se multiplier et courir avec une étonnante rapidité…
D’où provient cette féerie surprenante, prodigieuse, qui aurait affolé Actéon, c’est Diane que, comme lui, nous avons vu se baignant dans les fleuves, les lacs et les ruisseaux ; on dirait que la déesse a revêtu le Horla d’une peau de cerf, car, partout, les aboiements éclatent, une meute furibonde est déchainée contre nous. Mais nous n’aurons certainement pas le sort du fils d’Aristée. En effet, les plaines de Belgique sur lesquelles nous planons, ne seront point aussi fatales que le furent, suivant Ovide, celles de Thessalie. Notre ancre a mordu dans cette terre riche et tenace… Le Horla a pris racine… Le voyage est terminé…

MAURICE MALLET.