Comment naquit une vocation

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 10

 

Comment naquit une vocation

Le 24 novembre 1890, Maurice Leblanc, le futur auteur d’Arsène Lupin, que son père destinait à l’industrie (fabrication des cardes), assistait, à Rouen, dans le Jardin Solférino (aujourd’hui square Verdrel), à l’inauguration du bas-relief, œuvre de Chapu, représentant, dans l’angle gauche, en médaillon, le visage de Gustave Flaubert.

Maurice Leblanc, qui n’avait aucun goût pour les entreprises industrielles, rêvait de devenir écrivain. Et ce fut cette inauguration qui, semble-t-il, devait décider de sa carrière.

Parmi les autorités qui assistaient à cette cérémonie, Maurice Leblanc en dévisageait plus spécialement quatre qu’il connaissait par leurs livres qu’il avait lus et relus : Edmond de Goncourt, Emile Zola, Guy de Maupassant et Octave Mirbeau.

Le jeune Maurice Leblanc (il venait d’accomplir son service militaire) tourna autour d’eux après la manifestation, se mêla aux groupes qui les entouraient, écouta leurs conversations, contempla le foulard de Goncourt, le binocle de Zola, la moustache de Maupassant ! Il épia sur leur visage ce petit trait qui indique le génie.

Maurice Leblanc apprit ainsi qu’un déjeuner officiel suivrait la cérémonie ; que le soir, chacun de ces quatre écrivains dînerait de part et d’autre, mais qu’ils reprendraient, ensuite, ensemble, le train pour Paris.

Une idée germa alors dans le cerveau du jeune Leblanc : se glisser dans leur compartiment, entendre leurs conversations et, qui sait ? peut-être y prendre part. Mais, pour cela, il fallait que le jeune Maurice passât une nuit hors de la maison familiale. Hélas ! le père ne plaisantait pas sur les heures de rentrée nocturne. Seulement les permissions de théâtre, comme au régiment ! Tant pis, le jeune homme avait la clef de la maison en poche. On verrait bien. Et puis il s’agissait d’une escapade dont le motif était avouable…

A la gare, Maurice s’approche du groupe formé par les quatre écrivains. Le train venant du Havre s’arrête. Un compartiment vide se trouve devant eux. Ils y montent, suivis du jeune curieux. Toutefois, Mirbeau était absent. Toudouze — un autre ami de Flaubert — le remplaçait.

Le train ayant démarré, Maurice Leblanc était anxieux d’entendre la conversation de ces demi-dieux qu’ils étaient à ses yeux, de connaître leur opinion sur la cérémonie du matin, sur Gustave Flaubert… Maurice, comptait bien d’ailleurs se mêler à la conversation. N’était-il pas de ceux qui, prenant souvent le bateau de La Bouille, apercevaient Gustave, en robe de chambre, dans son jardin de Croisset ? N’était-il pas du nombre des clients d’Achille Flaubert, frère du romancier, chirurgien réputé à Rouen ? N’était-il pas, le jeune Maurice, client de Lefebvre, pharmacien rues Saint-Patrice et du Sacre, de cette même ville, et dont l’épouse, Alice-Delphine Delamare, était la fille des Bovary, que Gustave Flaubert prénommait Berthe dans son roman ? Voilà, n’est-il pas vrai, des motifs sérieux lui permettant de prendre part aux entretiens qu’allaient avoir les occupants du compartiment ? Et puis cette parenté entre la femme du pharmacien et Madame Bovary avait incité Maurice Leblanc à écrire un conte intitulé : L’Officine de Monsieur Homais. Et ce conte, il l’avait en poche pour le montrer aux quatre voyageurs.

Hélas ! Les événements ne se déroulèrent pas selon les prévisions du jeune auteur. Car, au sortir du tunnel Sainte-Catherine, c’est-à-dire après que le train, eût roulé cinq minutes, Maupassant se plaignit de maux de tête (il devait mourir fou trois ans plus tard), Zola eut des crampes d’estomac, et Goncourt se déclara crevé, n’aspirant qu’au sommeil. Quelques instants après, le compartiment était transformé en dortoir…

Ainsi se brisaient toutes les espérances de Maurice. Plus d’anecdotes à entendre sur la vie de Flaubert ! Pas moyen d’intéresser les quatre parisiens aux projets de Maurice concernant la littérature ! Impossible de leur dire : « J’ai autre chose à faire que de vous voir dormir. Je suis un futur écrivain qui a besoin de se faire connaître et d’écouter vos conseils… »

Arrivés à Paris, tous se séparèrent.

Maurice envisagea alors que son destin était de piétiner dans l’usine à cardes, au bruit des mécaniques horripilantes.

Il reprit le train pour Rouen. Un train omnibus qui, s’arrêtant à toutes les gares, ne lui permit de réintégrer le logis paternel qu’à six heures du matin.

Montant l’escalier à pas furtifs, les chaussures à la main, Maurice vit apparaître son père en, robe de chambre.

— D’où viens-tu ?

— De Paris.

Eh ! bien, la conversation entre le père et le fils ne fut pas orageuse. Le père comprit que Maurice ferait très probablement (aujourd’hui nous pouvons dire : sûrement) un écrivain, puisqu’il avait un goût si prononcé pour la littérature. Dans le même moment, l’industriel qui occupait Maurice fit comprendre au père Leblanc que le jeune homme ne semblait avoir aucune aptitude industrielle. Dès lors, Maurice fit ses études de droit, son père envisageant très sagement qu’au cas où la vocation d’homme de lettres ne s’affirmerait pas, le jeune homme pourrait au moins exercer une profession libérale plus en rapport avec ses goûts.

Et Maurice Leblanc aimait conter, plus tard, que s’il ne pouvait se targuer de relations très intimes avec ceux près de qui il avait été jeté un soir d’inauguration du monument de Gustave Flaubert, du moins il devait exister bien peu de ses confrères pouvant s’enorgueillir d’un plus beau début littéraire qu’un voyage — même silencieux — aux côtés d’un, Zola, d’un Goncourt, d’un Maupassant !

René-Marie Martin

Conservateur du Musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine