Un Officier de santé nommé Charles Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37  – Page 24

 

Un Officier de santé nommé Charles Bovary

Comment peut-on se représenter un officier de santé ? En quoi le praticien d’Yonvillel’Abbaye différait-il d’un docteur en médecine ? Quel pouvait être le cours de son existence quotidienne ? Charles Bovary eut-il un destin particulier ou ne doit-il pas être considéré tout simplement comme un échantillon banal de sa profession ?

Autant de questions qui nous sont souvent posées et qui témoignent d’une curiosité que nous ne voudrions pas laisser inassouvie.

Institué dès 1795 l’Officiat de santé est né des conditions impérieuses de ces années troublées. En dépit de vives critiques, il survécut jusqu’en 1892 permettant ainsi à quelques macrobites d’exercer encore leur art durant la seconde guerre mondiale. Il s’agit donc d’une institution éteinte, ce qui ne l’empêche pas d’avoir revêtu une importance notable au moment où s’est déroulée l’action de « Madame Bovary ».

Son fonctionnement anachronique et complexe, les raisons confuses qui ont motivé sa création, autant de causes susceptibles de rendre notre exposé obscur ; aussi, avons-nous estimé indispensable de revenir auparavant sur l’aspect, en général méconnu, de la profession médicale vers la fin de l’ancien régime, seule manière de bien saisir dans quel esprit ont œuvré les réformateurs de 1795.

Disons-le tout net, depuis des siècles, rien n’avait vraiment changé. Là aussi bien qu’ailleurs, tout était soumis à une hiérarchie pompeuse et immuable. Au sommet, trônaient les docteurs en médecine ; l’enseignement leur avait été donné en latin, seul moyen d’éliminer les sujets insuffisamment doués, car le niveau des études était très élevé en dépit de l’image caricaturale laissée par Molière ; le futur étudiant devait fournir de sérieuses garanties de moralité et de fortune, il lui fallait, présenter le diplôme de Maître ès Arts — le baccalauréat actuel — et ce n’est qu’au bout de quatre années qu’il pouvait devenir bachelier en médecine. Ceci n’était qu’un premier cycle ; s’ensuivaient deux ans pour être licencié, puis deux autres pour atteindre, enfin, au doctorat. Rares étaient ceux qui consacraient moins de dix ans à l’obtention du diplôme convoité, tant les épreuves étaient redoutables ; elles duraient souvent « ab aurora ad meridiem », c’est-à-dire six heures de harcèlement par d’impitoyables régents, ce qui nous met assez loin des bouffonneries diafoiresques.

Une fois reçu, le docteur en médecine jouissait de prérogatives sans limites : « Licentiam legendi, interpretendi et faciendi medicinam hic et ubique terrarum », mais, en réalité, l’usage voulait que le docteur se borne à élaborer le diagnostic et à prescrire la thérapeutique médicamenteuse ou chirurgicale. L’exécution de ce qu’il avait magistralement décidé entrait dans le cadre des œuvres viles, par essence dévolues à des personnages manuels, l’apothicaire et le chirurgien.

Laissons de côté le premier et ne reconnaissons que le second, écrasé par la superbe du médecin, atteignant pourtant à un niveau de culture remarquable qui le plaçait bien audessus de sa condition d’auxiliaire médical. Tels étaient tous ceux de la confrérie de Saint-Côme dont le collège mérita d’être érigé par Louis XV en académie royale de chirurgie.

Malheureusement, à côté d’eux, leurs émules les barbiers, appuyés par des décrets archaïques, constituaient une autre confrérie chirurgicale, celle du Saint-Sépulcre, de la plus affligeante médiocrité. Le mal n’aurait pas été grand si les docteurs en médecine, mus par des sentiments mesquins, n’avaient pas systématiquement soutenu les barbiers, exécutants serviles et approbatifs de leurs décisions contre les chirurgiens de Saint-Côme qui, eux, n’entendaient agir qu’après avoir sagement posé la valeur de l’indication opératoire.

Qu’ils se soient réclamés de l’une ou l’autre confrérie les chirurgiens se voyaient soumis aux mêmes règles que n’importe quelle autre corporation manuelle : l’apprentissage, le compagnonnage, puis la maîtrise.

En fin de compte c’étaient trois organismes divisés par de violentes oppositions de personnes et de groupes qui concouraient à cette œuvre essentiellement unique : le soulagement des malades. Aussi conçoit-on que des esprits éclairés n’aient pas attendu une révolution pour préconiser la refonte d’un système de soins aussi désastreux !

Le 15 septembre 1793, un simple décret de la Convention abolissait tout sans se préoccuper de la moindre mesure constructive : la Faculté de Médecine, l’Académie de Chirurgie et toute l’ossature professionnelle étaient supprimées avec interdiction de reconstituer des associations équivalentes. Cette mesure rétrograde se traduisit bientôt par des résultats déplorables. Une nuée de charlatans envahit impunément la profession médicale, privée des moyens d’enseignement et de contrôle des connaissances les plus élémentaires ; chacun se découvrit un don de guérir ou se déclara inventeur d’une thérapeutique géniale. Tandis que tout ce beau monde se pavanait dans les anciennes demeures des aristocrates, médecins et chirurgiens compétents manquaient aux armées de la République, à la grande fureur des soldats de l’An II, si bien que la Convention dut revenir sur ses principes. En 1795 elle faisait ouvrir trois écoles de santé aux lieux et places des anciennes Facultés de Paris (1), Strasbourg et Montpellier. Par une heureuse simplification, car il fallait faire vite, la distinction entre médecine et chirurgie était supprimée, l’enseignement fut condensé en trois ans d’une activité ininterrompue si bien que grâce à cette mesure énergique, les troupiers se virent dotés d’un corps d’officiers de santé dès 1798. Telle est l’origine des fonctions de Charles Bovary.

Ce n’est qu’en 1803 qu’on se préoccupa vraiment de toute la population civile. Cela faisait dix ans qu’aucun médecin n’avait passé de thèse et la médecine pouvait toujours être exercée librement par quiconque s’en découvrait l’envie ! aussi les pétitions des citoyens dénonçant ce péril étaient-elles nombreuses et leurs termes véhéments : « La vie des patriotes est à la merci de scélérats cupides et ignorants (…) on ne fait aucune distinction entre le vrai savoir et l’empirisme (…) « les accapareurs gorgés de richesses auront toujours assez d’argent pour rétribuer un vrai médecin tandis que les modestes citoyens sont abandonnés aux vendeurs d’orviétan… »

C’est ainsi que prit corps la loi du 19 Ventôse An XI (10 mars 1803), elle était l’œuvre de Fourcroy et de Thouret qui avaient repris le projet élaboré précédemment par Vicq d’Azir, un Normand rallié aux idées nouvelles après avoir été le médecin de MarieAntoinette. Dans ses grandes lignes, c’est cette loi qui régit encore la profession médicale, elle débute par une formule d’une implacable rigueur : « Nul ne peut exercer l’art de guérir s’il n’est titulaire du diplôme de docteur en médecine délivré par l’État » ce qui valut à M. Homais d’être sévèrement admonesté par le procureur du roi pour y avoir contrevenu (saluons au passage cette époque avancée où les magistrats — qui ne tolèrent pas l’exercice illégal de la justice — faisaient appliquer la loi au lieu de voler au secours des craqueurs de vertèbres, des émetteurs de fluide et des penduliseurs notoires, comme certains de leurs successeurs de l’ère atomique). Il n’en était pas moins évident que notre nouvelle réglementation prévoyait cinq années d’études pour devenir docteur en médecine ou en chirurgie (la distinction avait été rétablie), si bien qu’on ne pouvait espérer la sortie d’une première promotion avant 1808. C’est pourquoi il fallut maintenir la formule de l’officiat de santé avec sa formation accélérée de trois ans, en convenant de l’arrêt du recrutement dès que le nombre des docteurs serait jugé conforme aux besoins de la population. C était un pis-aller mais il n’en consacrait pas moins le principe dualiste d un corps médical de second ordre qui allait demeurer le seul à la portée des mal nantis. Nous étions loin d’Ambroise Paré qui ne pouvait soigner le roi de France mieux que n’importe lequel de ses sujets puisqu’il soignait le plus humble d’entre eux comme s’il avait été le roi de France.

En pratique, la plupart des officiers de santé allèrent s’installer à la campagne obéissants ainsi à l’injonction du représentant Caret dont l’opinion radicale mérite d’être citée : « Les habitants des campagnes, ayant des mœurs plus pures que ceux des villes ont des maladies plus simples qui exigent par ce motif moins d’instruction et moins d’apprêt. D’ailleurs, lorsque des hommes ont fait de grands sacrifices pour leur éducation et qu’ils ont acquis une connaissance profonde de la médecine, il serait injuste de les obliger à enfouir leurs talents dans les campagnes ».

Tel fut bien le cas de Charles Bovary pour l’éducation de qui ses parents n’avaient pas fait de grands sacrifices.

Car il est indiscutable que le héros de Flaubert était seulement officier de santé. S’il était allé jusqu’au doctorat, il aurait nécessairement dû se rendre à Paris, ville de faculté, pour achever ses études puisque Rouen ne possédait qu’une école secondaire ? Cette circonstance ne figure pas dans le roman et on imagine mal un tel oubli de la part de son auteur, il faut donc qu’elle n’ait pas eu lieu.

Et puis Bovary venait d’une famille aux ressources modestes. Or, nous allons voir que ce caractère est commun à tous les officiers de santé en écoutant le président Bonjean (le futur fusillé par les communards) exposer les arguments qui plaidaient sous le second Empire au maintien de l’officiat : « À des malades simples et pauvres, il faut un médecin pauvre et simple comme eux, qui, né dans une condition peu élevée, ayant conquis son grade à peu de frais, puisse se contenter d’une modeste rétribution. L’officier de santé est dans les meilleures conditions pour remplir cette mission de modeste dévouement ; il se fera d’autant plus aisément le consolateur du pauvre qu’il en est presque le compagnon… ».

Pauvre et simple, n’est-ce pas, en résumé, le lamentable destin de Bovary du début à la fin du roman ?

On devine que, lancé dans la vie avec des moyens financiers aussi misérables, le jeune praticien n’abordait pas sans inquiétude les problèmes techniques de son installation. Il n’avait pas la ressource d’emprunter puisque la rentabilité de sa carrière ne lui permettrait jamais de rembourser sa dette ? Par ailleurs, aucun organisme de crédit n’existait en ce temps-là pour venir en aide aux membres des professions libérales ; on ne prêtait que sur du solide : des bijoux, des meubles, du foncier, pas du tout sur un diplôme. Il ne restait qu’un procédé assez inélégant mais que nos aïeux acceptaient sans faire de façons : la course à la dot.

Hélas, moins bien servis que leurs émules hommes de lois, spéculateurs, négociants ou autres gens à l’opulent avenir, les officiers de santé ne pouvaient oser prétendre à la main d’une mignonne petite oie blanche riche de fortune et d’espérances ; leur « no man’s wife » se réduisait aux veuves esseulées ou aux demoiselles hors d’âge. C’est ainsi que Charles Bovary épousa pour commencer une veuve passablement décatie mais dont les écus monnayèrent l’installation à Tostes.

Le célèbre Bretonneau, qui avait commencé par être officier de santé, lui aussi, avait agi de même en épousant à vingtcinq ans une sexagénaire incandescente. On sait qu’il rétablit ultérieurement l’équilibre en se remariant à soixantedixneuf ans avec un tendron de dixhuit printemps, exploit mirobolant mais grevé de cette glorieuse incertitude du sport que Charles n’osa pas affronter — bien qu’on le sache nettement plus âgé qu’Emma.

Cette similitude de destin n’a rien d’exceptionnel, un simple coup d’œil sur les registres d’état civil suffit pour s’en convaincre.

Voici donc notre officier de santé installé dans ses meubles ; presque toujours à la campagne ou dans les faubourgs populeux des villes. Son grade lui donnait le droit d’exercer l’art de guérir dans les seules limites du département où il était inscrit, mais, à cette réserve près, il disposait d’une grande liberté de prescription. Pourtant, s’il voulait exécuter une grande opération, il devait travailler en présence d’un docteur en médecine, ce qui posait parfois un difficile cas de conscience, aucune définition n’ayant jamais été donnée d’une petite ou d’une grande opération ? La loi laissait aux tribunaux le soin d’en juger selon les résultats obtenus si bien que des praticiens étaient condamnés pour avoir pratiqué une opération bénigne aux suites catastrophiques, tandis que d’autres, plus chanceux, se taillaient une belle notoriété grâce à une intervention risquée qui avait eu la chance de bien tourner.

C’est pour avoir tenté un pareil coup d’audace que Bovary s’était ridiculisé avec la cure du piedbot d’Hippolyte. À moins qu’en prenant sa décision le malheureux ne se soit, en toute bonne foi, imaginé qu’il restait dans le cadre de la petite chirurgie ? La ténotomie, procédé nouveau, mis au point par Delpech, connaissait une vogue étonnante depuis 1833 et Charles avait le droit de s’intéresser à cette opération, à la mode. Il n’a d’ailleurs commis aucune faute de technique si nous nous replaçons dans les conditions de l’époque, la catastrophe étant venue de la mauvaise qualité des soins ultérieurs. C’était alors un accident si fréquent que nul tribunal n’y aurait trouvé matière à sanction.

À cela près, la chirurgie était rare dans le courant de l’existence professionnelle des officiers de santé, le plus clair de leur activité se limitant aux visites et aux consultations. Ils faisaient peu d’accouchements, cet acte, estimé naturel, était le plus souvent dévolu à des matrones, à défaut des rares sagesfemmes installées dans les campagnes.

Par contre, un geste thérapeutique était dispensé à profusion : la saignée. C’était le triomphe de l’officier de santé qui se savait irremplaçable pour cet acte délicat. Déjà, en honneur depuis la Renaissance, le rite de la saignée avait pris un aspect délirant avec les affirmations ineptes de Broussais qui ne voyait qu’une cause à toutes les maladies : l’inflammation du tube digestif et un seul remède : la saignée. Nul doute que Charles Bovary saignait ses pratiques à tour de bras sans plus de discernement qu’un automate puisque ses maîtres ne faisaient pas preuve de plus d’intelligence en la matière (le duc de Berry, qui vient de recevoir un coup de couteau dans l’oreillette droite, a déjà été saigné plusieurs fois quand l’illustre Dupuytren arrive et exécute une nouvelle saignée !).

Autre acte de pratique courante, l’extraction dentaire. Les soins d’hygiène buccale sont de découverte relativement récente et il n’existait au XIXe siècle aucun moyen de prévenir, ni d’enrayer les caries dentaires. Il suffit d’examiner les portraits des personnages de cette époque pour s’en convaincre : les lèvres minces, les joues déprimées témoignent du démeublement des arcades dentaires. Une dent cariée pourrissait inexorablement et les vieux chicots déterminaient bientôt un abcès alvéolaire, il fallait saisir ces débris infects à la clé de Garangeot, avec « une poigne d’enfer » pour ne pas qu’ils échappent et tombent dans la trachée où ils auraient déterminé un abcès pulmonaire à coup sûr mortel. Pourtant, l’art dentaire avait été jugé par la loi de Ventôse trop manuel pour entrer dans le cadre des sciences médicales et les dentistes avaient conservé le statut moyenâgeux des chirurgiens (2). Jusqu’en 1892 l’exercice de cette profession n’était plus soumis qu’au versement d’une patente commerciale et aucun diplôme n’était exigé (3). Il ne pouvait donc pas y avoir de dentiste à Yonvillel’Abbaye et force était de recourir à Charles Bovary pour traiter les douloureux abcès.

Toutes ces activités occupaient largement les journées et les nuits de l’officier de santé.

L’usage voulait que, dès son lever, il reçoive quelques consultants. Après quoi, il se rendait à pied dans les maisons des alentours, puis allait desservir les villages voisins au pas de sa monture, les chemins menant aux hameaux et aux fermes isolées ne se prêtant guère à l’utilisation d’un véhicule. Le périple était long, fréquemment interrompu par la rencontre inopinée de quelque connaissance, d’un curieux de nouvelles ou d’un innocent resquilleur de conseils médicaux. Souvent, la nuit était tombée quand notre homme regagnait sa demeure et il n’était pas rare qu’il y retrouve quelques consultants, patiemment assis. Après quoi, on comprend qu’il lui était courant de dîner d’un bon appétit avant de s’endormir pesamment.

Aucune vie de famille, pas de vrai repos dominical et, bien entendu, pas de vacances, même pour des événements importants, dans cette existence laborieuse. Ce n’est pas par hasard que Flaubert mentionne qu’au lendemain de son mariage avec Emma, Charles, qui ne pouvait s’absenter plus longtemps, prit congé de ses hôtes. Pourtant, aucun confrère concurrent ne risquait de le supplanter ? Il était seul ; à des lieues à la ronde aussi bien à Tostes qu’à Yonville ? Ne cherchons pas ; s’il est un trait qu’on ne peut dénier à Bovary, c’est sa probité, sa conscience professionnelle, son sens inné du dévouement ; lui aussi chérissait son art d’un amour frénétique et c’est ce qui ruinera son ménage faute d’avoir consacré à son épouse plus qu’une parcelle du temps qu’il passait auprès de ses malades.

On peut croire qu’une telle activité avait un côté rentable qui n’était pas à dédaigner ? Détrompons-nous, les revenus étaient minces.

Les indigents demeuraient nombreux dans les campagnes où l’aumône de denrées alimentaires se faisait plus aisément qu’en ville. Toute la gueuserie des fainéants, des ivrognes et des éclopés revenait mourir au village natal et la commune estimait que c’était bien assez que de les supporter sans y ajouter la charge de payer le médecin qui les soignait.

Le fond de la population avait une trésorerie fort étroite et la moindre calamité agricole plongeait de multiples familles dans la misère. Par contre, qu’une année fût bonne, que les récoltes se vendissent un prix inespéré et chacun en profitait pour s’habiller de neuf et se remeubler ; on réparait les bâtiments vétustes, on achetait le terrain en litige, le médecin passerait après toutes ces choses sérieuses. C’est ainsi que le père Rouault vint tardivement payer le prix de sa jambe cassée (« soixantequinze francs en pièces de quarante sous », nous dit Flaubert dont le commerce avec l’arithmétique fut toujours laborieux). Voilà aussi pourquoi Emma Bovary soignait la tournure de lettres qui réclamaient les honoraires impayés « sans que cela sente la facture ».

Bien entendu, il y avait partout de grands propriétaires fonciers pour qui les dépenses de santé ne représentaient qu’une part infime dans un fastueux budget. Malheureusement, tous ces hobereaux considéraient que de confier leur chère personne ou leur innombrable domesticité aux soins d’un rustaud était, pour ce dernier, un honneur qui les dispensait du reste. Ils trouvaient naturel de s’acquitter par une invitation à dîner sans se soucier des incidences ruineuses de ces mondanités pour celui qui en recevait l’hommage. Ni même des rencontres qu’on pouvait faire à la Vaubyessard…

En fin de compte, le plus clair du revenu de l’officier de santé se faisait en nature : petites corvées, vente à prix modique d’un mobilier encombrant et offre généreuse de denrées alimentaires en surplus. Celles-là arrivaient toutes en même temps, que ce soient des fruits qu’il fallait se hâter de transformer en confitures ou bien, certains jours de chasse, du gibier à rassasier une garnison !

C’était bien l’existence pauvre et simple qu’admirait sans détour le président Bonjean.

On pourrait en déduire que le recrutement des officiers de santé se ressentait du manque d’intérêt de la fonction ? En apparence, il n’en était rien. Pour des jeunes gens de condition modeste, ce métier était une promotion sociale au même titre que celle de maître d’école ou de curé de campagne ; eux aussi, pauvres et simples. Et puis, grâce à son niveau d’instruction, le praticien faisait figure de notable, il siégeait au conseil municipal comme au banc d’œuvre de l’église, on le consultait volontiers pour des problèmes délicats ; c’était une personnalité et ceci compensait le reste. Ne nous étonnons pas alors si, rien qu’en 1847, on dénombrait encore 7456 officiers de santé face à 10.000 docteurs en médecine, ce qui est une proportion fort honorable (4). Il n’en est pas moins vrai que, peut-être à cause de leur rang social, les émules de Charles Bovary vivaient audessus de leurs moyens et ne pouvaient satisfaire aux exigences d’une épouse dépensière. On a cité, dans la campagne normande, plusieurs officiers de santé à la situation financière obérée qui ont été autant d’hypothétiques modèles du personnage. C’est ainsi qu’un flaubertiste rouennais a eu, sous les yeux, la preuve formelle que Delamare avait emprunté de l’argent au docteur Flaubert père. S’il s’agissait d’un fait unique, ce serait une preuve non négligeable à l’appui de la thèse de Ry, mais nous avons de multiples raisons de penser qu’il en allait souvent ainsi avec d’autres confrères. Quant au choix du docteur Flaubert comme créancier, il se conçoit par le seul motif qu’il était normal qu’un praticien dans la gêne se tourne vers un opulent patron plutôt que vers un étranger à la profession. Notons au passage que le chirurgien de l’HôtelDieu se procurait, grâce à ce geste charitable, l’occasion de s’attacher un praticien toujours susceptible de l’appeler en consultation pour un cas difficile ou d’orienter vers lui un futur opéré ! L’affaire n’était pas mauvaise, en somme ?

Car il existait, à ce moment-là, une énorme disparité entre les échelons extrêmes de la profession médicale. Considérons le docteur Flaubert, lui aussi parti de rien mais devenu chirurgien à plein temps de l’HôtelDieu ; il meurt à soixante ans, possesseur d’une fortune qui permettra à sa veuve et à son fils Gustave de vivre dans l’oisiveté, tout en habitant une propriété châtelaine — sans compter ce qui échut à son autre fils et à la petite Caroline. Comparons la destinée des trois enfants du « Mandarin » avec celle de la pauvre Berthe Bovary réduite à la condition d’ouvrière de filature et nous serons fixés sur l’écart de fortune qui séparait le grand patron du simple officier de santé.

Une question se pose alors. Quelle fut la réaction des nantis de la profession devant cette humiliante disparité ?

On a honte de l’écrire mais elle fut absolument nulle. Aucun ne prit conscience de ce que cette juxtaposition d’outrageux revenus à un prolétariat famélique pouvait avoir d’avilissant pour le corps médical tout entier. Si des voix s’élevèrent pour stigmatiser ce douloureux état de choses, elles vinrent d’autres corporations que celles des intéressés. « Voyez, disaientelles, ces membres d’une profession libérale qui se consacrent sans repos ni trêve au soulagement de leurs semblables ! Comparez leur fortune à celle des notaires ou des avocats qui exercent aussi un art libéral mais moins astreignant et vous conviendrez que la société se doit d’améliorer leur mode de vie ».

À plusieurs reprises, quelques hommes politiques développèrent largement ce thème, suscitant des projets de réformes qui furent bien près d’aboutir. Mais par une curieuse obstination du mauvais sort, chaque fois, en 1830, 1848 et 1870, une catastrophe nationale vint tout remettre en cause ! Et puis, les opposants disposaient d’arguments décisifs pour faire admettre qu’il ne fallait rien modifier à la condition matérielle des officiers de santé : « Il est bon qu’il en soit ainsi. Il est même excellent que l’ensemble du corps médical soit maintenu dans une étroite sujétion financière car cela l’oblige à fournir un effort salutaire pour subsister. Si les officiers de santé pouvaient mener une vie opulente, ils travailleraient moins et verraient moins de malades. Tout en les payant davantage, il faudrait que leur nombre augmentât et ce serait une absurdité économique susceptible de porter préjudice aux intérêts du négoce et de l’industrie ».

Chacun convenait de ce raisonnement qui, frappé au coin d’une irréprochable mathématique, méritait bien d’être retenu.

Voilà pourquoi dans maint village de France, il y eut longtemps des officiers de santé, comme Charles Bovary, qui « trimaient » dur et que guettait la misère parce que leur petite femme s’ennuyait et aimait trop la toilette. Et qui étaient cocus par-dessus le marché.

Dr Galerant

Rouen

(1) L’école de Paris eut pour directeur Augustin Thouret dont la sœur était l’épouse de Laumonier, le chirurgien de l’HôtelDieu de Rouen. Elle avait adopté Caroline Fleuriot, une nièce orpheline dès sa naissance, qui devint la propre mère de Gustave Flaubert.

(2) D’où le nom de chirurgiendentiste encore en usage actuellement.

(3) De nos jours, l’enseignement de l’art dentaire est assuré par des écoles privées comme si les facultés de l’État s’en désintéressaient toujours.

(4) À titre de référence, il y a environ 45.000 médecins de toute discipline qui exercent effectivement en 1970.