Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 3
Flaubert et la bourgeoisie rouennaise
Éditorial
M. Jean-Pierre Chaline, ancien professeur d’histoire au Lycée Corneille, nommé à Rouen après un concours d’agrégation, est actuellement professeur à la faculté des Lettres de Rouen – Mont-Saint-Aignan. Il a publié au début de cette année un ouvrage intéressant pour tous les flaubertistes sous ce titre bien évocateur : « Les bourgeois de Rouen : une élite urbaine au XIXe siècle », aux Éditions de la Fondation des Sciences Politiques.
En réalité, il s’agit de la reprise de sa thèse de doctorat d’État qu’il a soutenue en 1979 devant l’Université de Paris-IV sous un titre légèrement différent : « La bourgeoisie rouennaise au XIXe siècle », laquelle, dactylographiée, comporte 1.500 pages, ce qui représente pour son auteur une douzaine d’années de recherches dans maints dépôts d’archives et de bibliothèques. Il s’agit donc d’un ouvrage fort précis et nouveau. Généralement, ces thèses bénéficient, si l’auteur est consentant, du tirage d’une édition limitée par les Presses Universitaires de Lille. Ces quelques centaines d’exemplaires prennent rang sur les rayons des bibliothèques d’universités pour l’usage des professeurs et des étudiants et ne sont guère accessibles aux amateurs. Ainsi d’excellents travaux sont méconnus de ce que l’on considère habituellement sous le titre pompeux de grand public.
En raison de Madame Bovary, cet ouvrage est intéressant à lire, à cause du roman, mais aussi de la famille Flaubert, famille bourgeoise rouennaise du siècle dernier, un peu différente de la plupart des autres à cause de son esprit libéral. Gustave pesta toujours contre ce milieu particulier dont il se savait issu et qu’il aurait voulu voir se comporter autrement, surtout dans le domaine artistique, qui était si cher à son esprit. M. Chaline a d’ailleurs donné dans notre bulletin un article sur l’aisance et la fortune de la famille Flaubert.
Gustave Flaubert avait des défauts. Quel homme n’en a pas ? Il était un bourgeois bougon, insatisfait, tenace et fréquemment irascible. Il était cependant Rouennais avec la plupart des défauts généreusement attribués aux habitants d’hier, et bien entendu encore à ceux d’aujourd’hui. Gustave ne voulait pas paraître bourgeois et ne se mêlait aux autres que lorsqu’il y était contraint ou obligé pour des raisons familiales. Son côté libéral lui était reproché. On ne contestait pas son talent, bien au contraire, pour l’honneur de la ville, mais plutôt ses idées voltairiennes bien affichées, qui n’étaient pas ou plus celles de la grande majorité de la bourgeoisie rouennaise de son temps.
Le problème de M. Chaline était autre, et plus quantitatif, de rechercher son rôle, sa fonction dans l’ensemble de la population rouennaise au travail plus que son caractère particulier et ses travers. La bourgeoisie rouennaise, comme dans les autres villes, n’était pas une et indivisible, mais protéiforme : il y avait une « grande » bourgeoisie, une « bonne » bourgeoisie, et une « petite » bourgeoisie ; ainsi les formulations dans les conversations. Il faudrait peut-être en ajouter une autre : une « fausse » bourgeoisie qui aspirait à le devenir, ou au moins à le paraître.
Le bourgeois réel possédait des capitaux assez élevés lui permettant de posséder et de diriger des entreprises dans le textile ou le port, les deux grandes industries rouennaises d’alors. Il avait un train de vie particulier, une domesticité selon son degré de richesse. Ses filles ne travaillaient pas, attendaient sagement le mariage et bénéficiaient d’une dot plus ou moins importante qui classait sa famille parmi les autres. Son épouse tenait salon et avait son jour particulier. M. Chaline pense que la présence d’un piano dans une maison est la preuve évidente de bourgeoisie. Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues, donne cette définition sur le piano : « Indispensable dans un salon ». Que représentait la bourgeoisie dans l’ensemble de la population rouennaise ? Environ dix pour cent, mais c’était la multiplication des sociétés anonymes, la partie dirigeante et prospère de la ville. Madame Bovary n’était pas une bourgeoise rouennaise, comme demeurant à Tostes et Yonville, petits bourgs n’ayant pas de bourgeoisie, sa vie aventureuse était de l’imiter de loin. Et Charles Bovary, humble officier de santé, n’avait rien de bourgeois dans son mode de vie. Madame Bovary avait le mirage de Rouen et de sa bourgeoisie.
Pour tous ceux qui sont sensibles aux romans de Flaubert, l’ouvrage de M. Chaline est passionnant à lire, car il étudie et précise le milieu social où il a vécu et d’un des cadres de Madame Bovary. Il est fort simplement écrit dans un style clair et agréable, ce que l’on ne rencontre pas souvent dans des livres historiques analogues. Il était de notre devoir de le signaler à nos lecteurs et d’en conseiller la lecture.
André DUBUC.