Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 3
Une correspondante de Flaubert
Mademoiselle Leroyer de Chantepie – Suite (1)
En décembre 1857, quand Flaubert se désespère déjà sur Salammbô et gémit sur la difficulté qu’il éprouve à pénétrer dans le cœur des hommes qui vivaient il y a mille ans, elle le rassure : « Quelques-uns de ces hommes nous sont aussi sympathiques que si nous les avions connus : ainsi Origène a toutes mes idées… ».
Or, voici quelles sont ces idées, celles du moins de Mlle de Chantepie. Dieu est au-dessus de toute religion, mais il faut une forme à l’idée religieuse. Elle, Marie-Sophie, est attirée par le protestantisme unitaire, mais ses traditions de famille l’attachent au catholicisme : elle ne le quittera donc pas. Seulement elle croit à une réforme prochaine dans les dogmes, à une évolution. Cette évolution se fera sans doute dans un sens libéral. Il est à supposer qu’un progrès des plus essentiels à ses yeux sera la suppression de la confession. En attendant, une exemption personnelle lui suffirait, et elle demande à Flaubert, qui ne jouit pas pourtant d’un grand crédit dans le monde ecclésiastique, s’il ne pourrait pas par hasard la lui obtenir. Elle a peur du prêtre qui représente une si horrible nécessité, surtout près du lit mortuaire : « Si l’on suivait à la lettre l’esprit de l’Évangile, on n’en aurait plus besoin ». Elle le prend en haine, et avec lui toute la domination cléricale, et ses couvents dont le sol de la France se couvre en ce temps-là. Elle n’aime pas non plus les dévots, dont Angers lui fournit, paraît-il, tant de vilains exemplaires.
Ajoutez que sa mère habite une étoile, la regarde et la prend en pitié, et que Dieu sans doute a réuni là-haut Agathe et son ténor — comme il a fait de Laurence et Jocelyn, par l’intercession de M. de Lamartine.
Telles sont les idées religieuses qui lui tiennent le plus à cœur. Les questions philosophiques et sociales l’intéressent aussi beaucoup. Comme les grands romantiques, elle est un champion de la liberté, elle dit de la liberté « absolue ». Comme eux, elle se préoccupe de l’existence du mal dans le monde. Pourquoi la souffrance ? Est-elle une expiation ? une épreuve ? Ce qui est sûr, c’est que le mal est contraire à notre nature originelle et que l’humanité n’est pas dans les conditions d’existence qui lui sont propres. Avec Flaubert, elle constate la marche sans trêve de notre univers, mais elle y entrevoit un but, elle aime à se persuader que ce sera la réhabilitation générale.
En politique elle est socialiste. C’est d’ailleurs un socialisme assez vague, un rêve de noble dame et de brave femme ; c’est « la morale dans toute son austérité et la glorification de l’art ; le pain du corps et de l’âme pour tous, le travail obligatoire, l’emploi de toutes les facultés suivant la capacité des individus, enfin que chacun ait sa place au soleil ». Flaubert est d’avis, lui, que tout cela est affaire de mode, et il prédit « que dans cinquante ans, les mots : problème social, moralisation des masses, progrès et démocratie seront passés à l’état de rengaines ». En quoi il se trompe, nous le savons bien aujourd’hui que ces cinquante ans sont écoulés ! Ces « rengaines » sont de la plus poignante actualité. On en est toujours, dans les grandes lignes, au programme de Mlle de Chantepie ; on a seulement un peu fléchi sur le travail obligatoire.
Elle veut aussi l’instruction gratuite et obligatoire. Et bien que ce mot lui ait valu en 1857 une algarade de Flaubert, elle s’y tient et le répète énergiquement en mars 1865.
Pas d’héritage ! Elle trouve affreux qu’un fils puisse souhaiter ou attendre la mort de son père. Peut-être pressent-elle les convoitises que sa propre succession allume autour d’elle. N’apprend-elle pas un jour que tel de ses obligés s’est fait tirer les cartes pour savoir si elle laisserait ses biens ou les placerait en viager ?
Elle n’admet pas non plus qu’on doive s’en tenir, en mariage, à un premier choix, quand on s’est trompé. Elle en permet un second, mais un seul. Et c’est encore un point où elle déclare ne pouvoir admettre l’enseignement de l’église.
Elle juge, non sans raison, que les philosophes « abdiquent trop le sentiment et ne lui laissent aucune place ». Si elle vivait aujourd’hui, je suppose qu’elle serait plus contente d’eux (2). En tout cas, là encore, elle se sépare de Flaubert, dont les tendances ne vont évidemment pas vers cet élargissement du domaine philosophique. Tandis qu’il fait un effort incessant pour appliquer à l’art la méthode scientifique, pour détacher de lui-même, pour objectiver scrupuleusement et un peu vainement, je crois, toute la psychologie, sa trop passionnée correspondante porte en toute étude, et jusque dans la moindre lecture, ses prédispositions et sa sensibilité. Elle n’adopte vraiment que les théories qui flattent ses secrets instincts ou s’accordent aux mouvements de son cœur, et elle ne s’en cache pas. C’est d’ailleurs ce qui sauvegarde sa personnalité. « Soyez donc plus chrétienne, lui dit Flaubert, c’est-à-dire assez de discuter, soumettez-vous, ou bien secouez votre hérédité mystique et étudiez le phénomène religieux comme tel chapitre d’histoire naturelle ».
Et il lui recommande la lecture des livres qui se placent résolument sur le terrain historique, comme l’examen des dogmes de la religion chrétienne, de P. Laroque, « réfutation complète du dogme catholique », ou la Vie de Jésus, de Renan. Ni l’un ni l’autre des deux correspondants ne partage d’ailleurs l’enthousiasme du public sur ce dernier livre. Flaubert aime qu’on traite ces matières là avec plus d’appareil scientifique. Aussi conseille-t-il de préférence la Vie de Jésus, de Strauss. Quant à elle, le roman doucereux où Renan joue avec une si onctueuse perfidie sur le mot divin, la choque évidemment. Car, oubliant après quelques années les éloges polis qu’elle lui décerna d’abord, elle déclare l’avoir trouvé si « nul » qu’elle n’a pas été tentée de lire la Vie des Apôtres. Elle préfère de beaucoup Terre et Ciel, de J. Reynaud, qui lui promet, après une série de réincarnations, la régénération finale. Leibnitz, qu’elle avoue ne pas comprendre entièrement, a le tort, à ses yeux, de justifier la damnation. Spinoza lui paraît sympathique, ainsi que la doctrine panthéiste, pour autant qu’elle la connaît.
Ainsi, ce sont toujours les mêmes besoins et la même préoccupation de l’au-delà qui la guident dans ses promenades à travers les systèmes philosophiques.
C’est encore l’oubli de la vie réelle qu’elle demande à ses autres lectures, « Le monde des chimères est le seul digne d’être habité », proclame-t-elle plus d’une fois avec Rousseau. Non pas qu’elle soit disciple de Jean-Jacques. On l’a trop mise en garde contre lui dans sa jeunesse. Et puis, elle a une sorte de vif bon sens qui l’avertit — ou, si l’on veut, sa manie ne concorde pas avec celles de l’éloquent utopiste. Mais, en 1859, elle s’est décidée à le lire. C’est un monde nouveau pour elle, et qui la remplit d’admiration. Toutefois elle émet bien des réserves. Elle a d’abord celle, assez jolie, de passer les lettres « trop vive » dans la Nouvelle Héloïse. Elle affirme qu’il y a des erreurs, mêlées à d’incontestables vérités, dans l’Émile.
Son auteur de prédilection est G. Sand. Quand elle parle de celle qui, avant Flaubert, avait trouvé le chemin de son cœur par ses héroïnes discoureuses et révoltées, et qui fut aussi sa confidente, « sa sœur », elle en vient toujours pour résumer son enthousiasme à cette formule : C’est ma foi et ma loi ! Elle s’intéresse aux événements de sa vie, et quand elle apprend par les journaux, en 1876, les discussions qui ont surgi autour de son lit de mort, elle s’indigne, « elle, catholique », qu’on lui ait proposé un prêtre, qu’on lui ait imposé à son enterrement, enfin qu’on n’ait pas respecté sa liberté de conscience et ses dernières volontés. C’est par cette véhémente protestation que se clôt sa correspondance avec Flaubert.
Son culte pour G. Sand datait de Lélia « ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre ». « Ce livre m’a révélée à moi-même, écrit-elle, c’est mon miroir, c’est moi ». Dès lors, elle n’a plus laissé passer une seule publication de la dame de Nohant sans y chercher avidement des émotions de même qualité. Elle a été un peu déçue. Les dernières œuvres, juge-t-elle, ne valent pas les premières ; elles sont plus vulgaires. Toutefois, Mademoiselle de la Quintinie « vaut mieux que les précédentes », Consuelo est « admirable ». Les lettres d’un voyageur sont « charmantes », Dernier Amour « contient d’admirables pages ». Dans Evenor, elle a copié la prière de Lucippe, qu’elle lit tous les jours.
Un auteur qui eut encore « toutes ses sympathies » et qu’elle ne manqua pas d’en informer, c’est Michelet. Pourtant, le livre sur l’Amour ne la satisfait guère. « Les derniers chapitres en sont admirables, mais les autres ne devraient trouver place que dans les livres de médecine ».
Elle est sévère pour Octave Feuillet. Sybille est « fade » et « sans idée ». Monsieur de Camors est « bien écrit, mais ne vaut pas grand chose ».
Ainsi voit-on défiler dans ses lettres une théorie d’écrivains : Plutarque et Victor Hugo, Lamartine, Quinet, Alexandre Dumas, Augustin Thierry, Saisser, Edmond About, Henri Martin et bien d’autres. La Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris lui servent périodiquement les nouveautés. Elles n’ont pas toutes la même prise sur son âme ; elle n’apprécie un livre qu’autant qu’il lui parle d’elle-même en quelque façon. Tous l’alimentent de chimères, aucun de lui apporte le mot de l’énigme, ni la certitude, ni la paix.
Elle sent bien qu’une étude suivie l’absorberait davantage. Mais elle ne sait à quoi se prendre. Quand un journal propose comme sujet de concours la Guerre de Trente Ans, elle saisit l’occasion. Flaubert est consulté. Or, on sait que Flaubert ne plaisante pas sur les devoirs de la documentation. Il l’écrase sous une liste de douze ouvrages considérables. Elle déborde de reconnaissance. Toutefois le loisir lui manque, et sans doute aussi la volonté. Elle demande un ou deux volumes, dont elle tirera sans se donner beaucoup de peine et pour son plaisir un simple essai. D’ailleurs le concours n’a pas lieu : le journal a été vendu dans l’intervalle.
Plus tard, elle entreprend, toujours en vue d’un concours, un mémoire sur l’Anjou, son histoire, sa littérature, ses arts. Ce travail lui fait « un bien moral immense ». Ainsi en est-il, du moins en septembre 1865. Car, dès janvier suivant, elle se plaint que les brumes, les frimas, la maladie, la réclusion, l’aspect désolé de la campagne lui ont rendu toutes ses hallucinations. Le printemps ne la ranime pas. Cette vie nouvelle de la nature, cette joie l’attriste et la fait pleurer. Néanmoins, elle n’abandonne pas son entreprise et Flaubert apprend bientôt qu’elle se débat parmi les comtes d’Anjou, puisqu’elle est parvenue à la Révolution.
En dépit des troubles suscités par son entourage, c’était une vie bien réglée et fort remplie que celle de Mlle de Chantepie. Elle abrégeait ses nuits qui ramenaient sans doute le noir cortège de ses visions et de ses scrupules, et tous les fantômes de la solitude et du silence. Ses jours, soutenus de petits repas légers et délicats, avaient de longues heures pour l’étude et la rédaction. Étendue le matin dans son lit, toujours vêtue de lainages faits par elle et coiffée d’un bonnet de lingerie orné de dentelles blanches, avec un ruban bleu ou rose, elle écoutait quelque lecture. Quand elle était debout, après avoir fait sa toilette et ses prières, elle consignait de sa grosse écriture empâtée ses réflexions, ses souvenirs et les inventions de son actif cerveau. L’après-midi, avant de faire sa promenade à pied ou en voiture dans les environs, elle écrivait encore.
C’est ainsi qu’elle a pu élever un petit monument littéraire d’une dizaine de volumes : biographies, légendes, nouvelles, récits d’amour, romans. Les œuvres les plus courtes étaient insérées dans les journaux de modes des feuilles de province, par exemple au Phare de la Loire, dirigé par son ami Victor Mangin, qui menait dans l’Ouest le combat républicain. Par l’entreprise de Flaubert, elle essaya de faire admettre la légende de Pâquerette dans un journal de Paris. Elle ne réussit pas ; il la seconda mollement. Ses éditeurs ne se disputaient pas ses romans. Il lui en coûtait chaque fois un prêt, ou quelque part de ses modestes revenus, que son ambition littéraire arrachait, non sans lutte, à sa charité envers ses protégés. Elle a distrait de sa succession plusieurs billets, de mille francs, avec mission de recueillir ces fragments épars, et elle est partie avec l’illusion d’offrir à la postérité une édition digne de l’œuvre et du lecteur. Je crains que son vœu n’ait pas été accompli avec cette ferveur qui donne à l’argent toute sa puissance, et que la postérité ne se soit détournée à jamais de ces pages, qui sans doute ne recèlent pas le germe d’immortalité.
Ses Mémoires, suprême effusion de son âme plaintive et pourtant vivace, légués à G. Sand d’abord, puis à Flaubert, lui sont restés pour compte, puisqu’elle survécut à ses deux illustres amis. Ils demeurent enfouis dans l’obscurité d’un coffre et n’en sortiront probablement que pour l’éphémère éclat de la flamme qui les détruira.
Les biographies, écrites au hasard de ses impressions, n’ont enrichi l’histoire d’aucun fait nouveau. Elles témoignent pourtant de beaucoup de lecture et d’une intelligence assez pénétrante. C’est de la littérature de vulgarisation et aussi d’édification, pas trop fade. Tous les bons sentiments, la générosité, le spiritualisme, l’idéal y sont loués avec émotion. L’égoïsme, la sécheresse d’âme, les vains calculs de l’ambition sont flétris une bonne fois en la personne de M. de Talleyrand, à qui elle consacra un article nécrologique.
Ses romans, toutes proportions gardées, procèdent de La princesse de Clèves ou plus directement de Corinne. Ils développent l’éternel thème de l’amour malheureux en lutte avec les devoirs ou les préjugés. On y trouverait ce qu’elle-même exalte dans l’œuvré de Mme de Staël, qui lui avait fait une profonde impression : le culte des regrets, le sentiment religieux, la sainteté des sublimes dévouements, la foi, l’enthousiasme et l’amour idéal. Ce n’est pas d’ailleurs qu’elle imite platement. Elle sait conduire une intrigue de son choix combinée avec des détails pris dans la réalité. Elle ne redoute pas une certaine hardiesse de situations ; l’observation psychologique n’est pas absente. Son œuvre, est assurément au-dessus du médiocre. Il lui manque d’être plus condensée et plus travaillée pour échapper à l’ennui.
Flaubert ne dédaigna pas de commenter Cécile (8 mai 1857). « Je vous traite, lui dit-il, en ami, c’est-à-dire sévèrement ». Et, en effet, il lui signale quelques graves défauts. En retour, ce n’est pas à la galanterie qu’il faut attribuer les compliments dont il souligne bon nombre de passages. Ne va-t-il pas, pour une certaine page, jusqu’à l’épithète de sublime !
De son style, on peut dire qu’il est facile, et c’est en faire tout ensemble l’éloge, et la critique. Elle n’est pas du tout de l’école de Flaubert ; elle a même grande pitié du mal qu’il se donne : « Suivez votre inspiration, lui dit-elle, ne vous occupez pas tant de la forme puisque vous avez l’idée… Lorsque j’écris, je suis mon idée, mon inspiration… ». Eh ! oui, c’est bien cela, elle suit son inspiration et, comme elle n’est pas vulgaire, elle rencontre assez souvent de jolies phrases ; elle trouve l’expression poétique, mais elle ne se défie pas assez du terme impropre ou de la locution banale. Et pendant ce temps-là Flaubert cisèle Salammbô et la Tentation de Saint-Antoine.
Il y a un personnage qui semble avoir particulièrement intéressé Mlle de Chantepie : c’est celui de l’artiste, chanteur mondain ou de théâtre. Elle met en scène avec une évidente complaisance cet être presque divin qui, par le don d’une belle voix et d’une noble attitude, vous transporte dans les royaumes fantastiques, dans les régions éthérées. Être humain aussi, déclassé, capricieux et funeste, qui suscite dans les cœurs des passions vouées aux déceptions et à la douleur.
On pourrait croire qu’elle avait été très frappée de la malheureuse aventure de sa nièce Agathe. Mais non ! Lorsque Flaubert lui conseille : « Vous devriez écrire cela. Vous verriez quel soulagement se ferait en votre cœur, si vous tâchiez de peindre celui des autres ! » Elle répond : « Je ne puis prendre pour sujet un malheur qui me touche de près ». Ce goût pour les gens de théâtre semble bien chez elle une inclination toute personnelle. Est-elle restée sous le charme d’un souvenir de jeunesse ? Ou bien plutôt ne se délecte-t-elle pas à se peindre elle-même, à réaliser par fiction ce qu’elle aurait souhaité d’être, le personnage qu’elle aurait aimé jouer dans le monde ?
Toujours est-il que le théâtre fut l’enchantement de toute sa vie. Et non pas la comédie « qui l’ennuie », ou le drame « qu’elle déteste » parce qu’ils comportent encore trop de réalité, mais l’opéra « qu’elle adore » parce que la musique « saisit l’âme et lui fait perdre le sentiment de la vie matérielle ». C’est à chaque instant qu’elle en entretient Flaubert. Elle lui énumère les opéras qu’elle a entendus, ou qu’elle va entendre, et les artistes qui passent à Angers. Elle a des formules pour exprimer son ravissement : « C’est ma vie, mon champ d’asile, mon lieu de refuge, mon Palladium. Je ne vis que là. Un bon opéra par mois, c’est le paradis sur terre… Ces créations sont mes frères, ma famille, mon bien… La vue des artistes me fait autant de plaisir que celle des abbés aux dévotes ».
Le 15 janvier 1866, elle pousse un cri de détresse : « Je viens à vous comme à un appui et un consolateur… Plus que jamais je suis la proie des imaginations les plus affreuses ». Le 5 décembre 1865, on devait jouer la Somnambule. Mlle de Chantepie s’était endormie dans l’attente de cette joie « désirée toute sa vie ». Le matin, on lui annonce que le théâtre a brûlé. Cette catastrophe est comme un attentat personnel. Où ira-t-elle désormais ? Son Paradis est en ruines. Aussitôt elle s’inquiète de le faire rebâtir. Les autorités d’Angers ne mettent aucun zèle à cette œuvre capitale. Un parti s’est formé, qui ne veut plus de théâtre. C’est alors que les Angevins sont par elle traités de « taupes qui vivent dans les ténèbres, d’écrevisses à la marche rétrograde ». Elle s’acharne à cette reconstruction comme à son propre salut. Elle a « peur de mourir avant d’avoir vu un théâtre ».
Elle se met à la tête d’une souscription : on ne la suit pas. Elle rédige une supplique à l’Empereur : on ne lui répond pas. Après deux années, nouvelle supplique. Cette fois elle a trouvé quelqu’un pour la porter. La supplique, remise à la princesse Poniatowsky, est donnée à M. Pietri et par celui-ci à l’Empereur. Le souverain la renvoie au ministre des Beaux-Arts, maréchal Vaillant, et elle s’arrête là, Mlle de Chantepie écrit aussi à Camille Doucet. Flaubert est appelé à la rescousse : « Conseillez-moi sur la marche à suivre, car je veux réussir à tout prix, seulement pour avoir de l’opéra ».
Flaubert apparemment lui répondit avec un peu de rudesse, car elle se fâcha : « Cher monsieur, votre réponse est dure, elle m’a fait de la peine. Vous portez un arrêt de mort contre les théâtres, autant vaudrait m’annoncer mes funérailles. Dans trois ans, dites-vous, les théâtres n’existeront plus, mais alors aussi bien d’autres choses auront disparu, nous-mêmes peut-être tout les premiers. Vous êtes invité à la Cour. Vos relations avec les sommités politiques et littéraires doivent vous donner une grande influence. Je n’ai jamais demandé à personne un service qui pût être désagréable ou ennuyeux, mais l’intérêt bienveillant, l’amitié même que vous m’avez témoignée me persuadaient que vous seriez le premier à m’offrir votre appui pour faire réussir ma modeste demande. Ne me dites pas que l’Empereur n’y peut rien ; il est le maître absolu de toutes les volontés, il règle les destinées de l’Europe, il peut tout ; un mot de sa bouche, un signe de sa main seraient plus que suffisant pour faire obéir tous les maires et conseillers municipaux de France et de Navarre. L’Empereur est grand par le génie et par le cœur et je suis bien sûre que si je pouvais l’implorer moi-même, il m’accorderait ma pauvre demande ! Vous comparez ma maison à un hôpital, en effet ma vocation d’abnégation et de dévouement marquent ma place dans un hôpital. Je pense que personne n’a le droit d’abandonner les malheureux, quoique le plus grand nombre s’en dispense (sic)… Vous me dites de venir à Paris entendre l’opéra, mais croyez-vous que si je le pouvais j’en serais réduite à mendiez quelques heures de distraction pour m’aider à supporter ma triste vie. Si vous voulez que j’aille à Paris, donnez-moi la force et la santé : Ce que je demande est bien peu. Rappelez-vous Lazare à la porte du riche… Ne suis-je pas ce pauvre infortuné ?… L’amitié ne serait qu’un vain mot, si elle ne s’affirmait par des actes et non des paroles. Jamais livre ne m’a causé une si vive impression que Madame Bovary ; cette œuvre vous place au rang des premiers écrivains de l’époque. Alors j’ai admiré votre talent littéraire et depuis j’ai aimé votre sensibilité et l’excellence de votre cœur, et pourtant vous m’avez fait de la peine doublement puisqu’elle me vient de vous ».
Quinze jours plus tard, elle regrettait sa vivacité, elle demandait humblement pardon : « J’ai eu tort, je me repens, pardonnez-moi ! Je suis si vive, si sensible, que bien des choses inaperçues des autres me font de la peine. Je vous aime, je vous admire… ».
Et, toutefois, elle revient à la charge : « Si cela ne vous dérange pas, voyez donc M. Doucet. Songez que je ne désire qu’un peu d’opéra… » Un mois après : « Je sais bien que notre souverain a bien autre chose à faire qu’à s’occuper du théâtre. Mais on m’avait assuré qu’il était jadis d’usage que toute pétition reçût une réponse… Je ne veux rien demander ni à G. Sand, ni à personne. Je donnerai, mais je ne demanderai plus… ». Ce fut son dernier mot sur cette question.
Cette fois elle faillit quitter Angers, ce tombeau. Elle chercha autour d’elle des villes assez heureuses pour posséder un théâtre : Tours, Saumur, Nantes. Sa santé et son équipage la détournèrent de venir à Paris. Et pourtant quelle tentation de s’étourdir dans le bruit de la grande ville, de se mêler à cette vie intense où l’esprit, lui dit-on, est sans cesse diverti, où l’on n’a pas le temps de penser à soi ! Une année, elle a loué un appartement aux Champs-Élysées. Mais une sorte d’effroi l’a toujours retenue.
Cependant, elle fit entre 1860 et 1865 quatre séjours à Nantes. Le remède était bon. Hors du territoire angevin, ses hallucinations s’évaporaient. Elle retrouvait le calme, l’entrain, la joie de vivre. Ce furent quelques mois de relâche. Les retours au logis étaient lamentables.
Dans l’automne de 1862, elle se rendit à Tours où elle avait de la famille, où elle eut ses amours. Elle fit de là une excursion dans cette délicieuse vallée de l’Indre, où les villages dorment dans les géraniums, où chaque monticule porte un manoir au milieu des bois et des eaux jaillissantes. Terres de voluptés et de drames : Montbazon, Cousières, Azay-le-Rideau, Loches et d’autres moins célèbres. Mlle de Chantepie ne manque pas d’évoquer la duchesse de Montbazon et Rancé, le Lys dans la Vallée, et aussi P.-L. Courier (bien que Véretz soit sur le Cher). Mais elle y va réveiller aussi des souvenirs personnels : elle a vécu par là quelques heures assez douces de sa jeunesse. Au cimetière de Veigné, tout près de la rivière, elle peut lire son nom : sous une lourde pierre tombale repose une de ses sœurs. Ce passé à jamais évanoui substitue sa mélancolie aux amertumes du présent. Elle goûte là sa tristesse d’Olympio : « On doit éviter avec soin de revoir après de longues années les personnes et les choses qu’on a le plus aimées ».
Un peu plus tard, elle voulut revoir sa ville natale. Elle passa le mois d’octobre 1869 à Château-Gontier. Cette épreuve ne lui réussit pas : « J’ai été si souffrante et si inquiète de rester malade sans mon médecin, que je ne crois pas qu’un condamné à mort puisse souffrir davantage ».
Elle ne vit jamais Flaubert, pas plus que G. Sand. Chez elle une chambre attendait toujours la présence de ces deux objets de son culte. Les dieux ne daignèrent pas changer en temple la chaumière de cette Baucis qui n’avait pas trouvé de Philémon. Elle ne semble pas l’avoir regretté à tous points de vue ; elle rougissait un peu de n’avoir à offrir qu’une ferme mal tenue, une vieille femme mal habillée, un entourage indigne d’elle.
Quel symbolisme dans cette visite de Flaubert, s’il l’eût faite ! C’était une excursion dans un des refuges du romantisme en déroute. Il le rencontrait encore actif et batailleur chez G. Sand, quand il allait la voir. Ici c’était le romantisme passé et gémissant, produit d’une hérédité et d’un tempérament, mais entretenu et aggravé par toutes les influences d’une époque, tous les effluves d’une atmosphère empoisonnée.
Mlle de Chantepie n’était-elle pas un beau cas de cette maladie du siècle ? N’en eut-elle pas tous les symptômes ?
Vigoureuse au point de dire, à soixante ans passés, qu’elle « rajeunit », qu’elle se sent parfois « une puissance de vie à remuer le monde », elle épuise cette belle exaltation à se détruire elle-même. Elle vit comme une malade, elle se croit malade, elle se sent malade. C’est un suicide perpétuel. Son activité s’enferme dans son imagination enfante des apparitions plus nettes que la réalité. Elle exige une route sûre vers un but définitif, ou du moins une idée qui la passionne. Et toujours elle est ramenée à se trouver elle-même, avec quelle malsaine ivresse ! « J’ai désiré l’impossible et lorsque je l’ai obtenu, j’en ai été profondément dégoûtée ».
Elle s’estime jetée, et tous les humains avec elle, dans un monde de misères, sans savoir… Elle répugne invinciblement à découvrir le néant au bout de son chemin terrestre. Si elle regarde au-delà de cette vie, le catholicisme lui propose ses horizons infinis et certains. Mais elle s’en détourne avec une imprudente curiosité. Elle veut sonder tous les mystères et elle étouffe la divine espérance.
Sa destinée et les divagations de son esprit en ont fait une passante solitaire. Elle se plaint amèrement d’être sans amis, de ne sentir autour d’elle ni union ni sympathie. Et pourtant, elle cède à toute minute au maladif besoin de se communiquer aux autres, de se raconter, d’écrire sa vie, le bien, le mal : elle est, comme tant d’autres de sa génération, un monomane de Confessions, de Mémoires, de Confidences et d’Effusions. La nature seule communie avec elle par concordance ou par contraste. Le printemps « époque de résurrection » ne lui parle « que de ténèbres et de mort ». Mais elle s’inscrit parmi les adorateurs désenchantés des automnes et des couchers de soleil. Elle aime « la mélancolie des lieux où l’on a laissé quelque chose de soi ». Elle est nostalgique.
Comment se délivra-t-elle enfin de ses tristesses et de ses obsessions, sinon de ses scrupules ? Je ne saurais le dire. Peut-être y trouverait-on des raisons mesquines et sans intérêt. Il est certain qu’elle devint telle que je l’ai présentée au début de cette étude et que son extrême automne fut comme le printemps.
Mlle de Chantepie quitta ce monde bien et dûment confessée. Quand elle se sentit près des portes inexorables qu’elle avait tant redoutées, elle fit appeler le curé de la Cathédrale. Mais elle faillit être victime de la consigne qu’elle avait donnée. Nanette faisait sentinelle : « Mademoiselle, vous m’avez commandé de vous obéir quand vous donneriez cet ordre : aucun prêtre n’entrera ici. Arrangez-vous directement avec le Bon Dieu ». Mais la maîtresse parla avec tant de fermeté et de calme à la fois, qu’il fallut la satisfaire. M. l’Abbé Bazin, qui la connaissait, reçut ses aveux suprêmes. Peu après, elle rendit à Dieu une âme un peu vagabonde, mais qui n’avait jamais cessé de le désirer et de l’aimer.
Daniel Brizemur.
(1) Voir le Bulletin n° 16.
(2) Et en particulier l’illustre Maître qui fréquentait, me dit-on, chez elle, alors qu’il était jeune professeur de philosophie au Lycée d’Angers.