Non ! il n’y a pas eu de baptême d’Emma Bovary en Égypte

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 40

 

Non ! il n’y a pas eu de baptême d’Emma Bovary en

Égypte

Notre savant et très sympathique ami Pierre Lambert a publié, dans le n° 15 de ce Bulletin, un curieux article sur l’origine du nom d’Emma Bovary, qui aurait été découvert par Flaubert « aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet du Djebel Aboucir qui domine la seconde cataracte », si l’on en croit l’Évangile (apocryphe !), dont l’auteur eut nom Maxime du Camp. Et cela aurait eu lieu « vraisemblablement le dimanche 24 mars 1850, jour des Rameaux, trois semaines après la nuit passée à Esneh, au bord du Nil, avec Ruchouk Hanem ».

Or, que dit Flaubert lui-même de cette histoire ? Rien du tout, et pour cause, très probablement. Par contre, nous savons fort bien, grâce à lui, comment ce nom de Bovary a été créé.

La correspondance contemporaine de la pseudo-illumination d’Aboucir atteste que Flaubert, à cette époque, n’avait aucun projet littéraire. Bien plus, il se lamentait dans ses lettres de ne pouvoir rien imaginer dont il pût tirer un projet quelconque : « Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais je ne sais quoi. II me semble que je deviens bête comme un pot… » (Lettre du 22 avril 1850 à sa mère : 29 jours après le trop célèbre « Eurêka ! ») — « Je suis sans plan, sans idée, sans projet et, ce qu’il y a de pire, sans ambition » (Lettre du 2 juin 1850 à Louis Bouilhet). Les lettres ultérieures confirment ce sentiment de vide et de découragement. Au mois de novembre suivant, Flaubert hésitait entre trois sujets possibles : Une Nuit de Don Juan, Anubis et un roman flamand. Il les abandonne… Lorsqu’il rentra à Croisset, il écrivait à Louise Colet : « Vous me demandez que je vous apporte quelque chose de moi. Je n’ai rien à vous montrer. Voilà plus de deux ans que je n’ai écrit une ligne de français… D’ailleurs, dans l’état de dégoût où je suis, ce n’est pas le moment… » Cette confidence date de juillet ou d’août 1851.

Un mois plus tard, Flaubert avait trouvé son sujet. Sans doute avait-il relu, parmi ses manuscrits de jeunesse, l’essai « Passion et Vertu », composé au Collège Royal de Rouen dès 1837 et aussi d’autres ébauches depuis longtemps abandonnées.

Le vendredi 19 septembre 1851, Flaubert commençait le roman qui devait finalement s’appeler Madame Bovary. Mais il n’était pas encore question de ce nom. L’héroïne devait s’appeler Marie, Marianne ou Mariette, d’après un des « scénarios » (de la main de l’auteur) que nous avons conservés. D’après un autre, elle recevait le nom d’Emma Lestiboudois ou d’Emma Rouault ; il n’était pas question, jusque-là, du nom fourni ( ?) par l’illumination sur le Djebel Aboucir ! (Scénarios I et III).

La genèse du nom de Bovary est toute autre et c’est Flaubert en personne qui nous en a livré le secret.

Dans une lettre du 20 mars 1870, l’écrivain révélait à une correspondante, Mme Hortense Cornu, qu’il avait inventé ce nom « en dénaturant celui de Bouvaret », propriétaire de l’Hôtel du Nil, au Caire. C’est là le seul lien que l’héroïne du livre ait avec l’Égypte. Les scénarios IV et VI, postérieurs vraisemblablement au voyage fait par le romancier à Londres en 1851, montrent comment ce nom français de Bouvaret (d’ailleurs fort banal) fut anglicisé en Bouvary, puis allégé finalement en Bovary. Cette fois, Flaubert aurait pu s’écrier avec justice « Eurêka !, » Mais… il n’était plus question de Pyramides, ni de Djebel Aboucir. Il n’était pas davantage question de Ry, en dépit de la désinence du nom choisi. La fantaisie seule du romancier expliquait tout.

C. Q. F. D.

René Herval

de l’Académie de Rouen.